Art, philosophie, littérature et enseignement
6 Mai 2020
Je suis devenue institutrice en 1965 et j’ai enseigné en classe de maternelle pendant 25 ans. J’ai beaucoup aimé former ces jeunes enfants et les préparer, ainsi que leurs parents, à des années de scolarité.
Je souhaite partager mon expérience d’enseignante en école maternelle sous forme de témoignages au profit des professeurs des écoles qui veulent enseigner en école maternelle, mais aussi des parents de ces enfants qui découvrent l’école.
« Les textes ci-dessous ont été déposés et sont protégés en vertu de l’article L. 111-2 du Code de la propriété intellectuelle, loi du 1er juillet 1992 »
Ma petite troupe
J'étais un général
J'étais un amiral
Je revois la frimousse
De tous ces petits mousses
Ils étaient bien mignons
Mes gentils compagnons
Ils avaient l’âme pure
Et ce dont j'étais sure
Je devais les aider
À la garder
Je voyais par avance
Qu’ils auraient de la chance
Mais aussi des souffrances
En étant plus âgés
Et qu'ils devaient forger
Des armes et boucliers
Mes charmants écoliers
Sans retard
Car plus tard
Ils en auraient besoin
Aux jours les plus lointains
Comment les prévenir
Pour l'avenir
Contre les chutes
C'était mon but
De leur apprendre à lutter
Pour exister
Mais aussi à aimer
Mais aussi à semer
Des joies et des bonheurs
Comme on plante des fleurs
Dans le riant jardin
De leur destin.
Marièva Sol
En classe
Nous aimions les images
Et nous tournions les pages
Du grand livre des contes
Celui où l'on raconte
Comment marcher ensemble
Sur des routes qui tremblent
Sous des soleils radieux
Pour monter vers les cieux
Ou sous des pluies battantes
Sur des chemins en pente.
Et je vous apprenais
Pour les jours qui venaient
Mille et une merveilles
À vos oreilles
Avides de connaissances
Et d'espérance
Cours de chant, de peinture
De math et d’écriture
Cours de fraternité
Pour danser tout l'été
Sans jamais être seuls
Les gamins, les aïeuls.
Tant pis pour ceux
Les envieux
Qui se moquent,
À l'époque
C'était la camaraderie
Bonne lorsque l'on sourit
À ses copains
À ses voisins
Et qu'on partage
Dès le jeune âge
Tout
Dans un même espace
Appelé classe.
Marièva Sol
Table des matières (cliquer sur le titre pour accéder directement au paragraphe choisi)
Une bonne représentation du corps
Les précieux livres et dictionnaire
Apprivoiser l’espace et le temps
Jouets de fille, jouets de garçon
Une vache pond-elle des œufs ?
Philippe le brise-tout, Isabelle la coquette
Peut-on remettre l’enfant à un inconnu ?
La discipline est indispensable
Lorsque l’enfant a l’âge d’aller à l’école maternelle il connaît un grand nombre de mots mais ce capital est malgré tout réduit par rapport à celui de n’importe quel adulte. Il emploie des formes grammaticales mais ces adjonctions grammaticales ne sont pas encore totalement adaptées aux règles exactes en vigueur dans un langage correct. Pour acquérir les subtilités grammaticales il lui faudra plusieurs années. Il les découvre petit à petit et les utilise sans soucis des exceptions. Il attache tant d’importance aux règles qu’il vient de découvrir, qu’il en arrive à une « sur-régulation », c’est à dire à une généralisation excessive de la règle. C’est ainsi que l’enfant de trois ans dit : « Le plus pire », « ils sontaient » et « le plus meilleur ». Les temps du passé, le subjonctif, la forme interrogative et négative, les pluriels irréguliers, le superlatif, sont encore dans sa bouche d’un usage maladroit. Il est amusant de noter que les adjonctions grammaticales seront maîtrisées au cours de phases dont les séquences seront assez prévisibles, et ce dans tous les pays et dans toutes les langues. Que fait l’école pour répondre à ce besoin impérieux de l’enfant de bien maîtriser sa langue maternelle, conjointement à la nécessité de développer son intelligence ? En maternelle, un travail énorme. Dans la classe on parle tout le temps ou presque. Et la maîtresse essaie de s’exprimer de la façon la plus correcte et la plus choisie. Elle emploie les mots exacts, souligne les comparaisons, parle de façon châtiée et abondante. Dès la petite, et surtout la moyenne section, elle emploie un haut niveau de langage auquel les enfants s’adaptent car c’est une nécessité pour eux de suivre le discours de leur institutrice. Naturellement pour les enfants d’origine étrangère elle ajoute des explications complémentaires. Et selon la leçon, elle prend soutien d’images, de gestes, de mimiques, d’objets. Mais jamais elle ne bêtifie et jamais elle ne calque son discours sur celui de ses élèves. Son discours d’adulte est une rivière dans laquelle les enfants apprennent à nager. Dans ce flot les élèves évoluent avec plus ou moins d’aisance mais ne se noient jamais. Attentive aux petits étrangers ou aux enfants moins développés, l’institutrice les interroge pour savoir ce qu’ils ont compris et les stimule par l’intérêt qu’elle leur témoigne. Et que dit-elle cette maîtresse ? Une foule de choses. Elle explique comment cela marche, et parle des insectes ou du moulin à vent, des vaches ou des papillons. Elle raconte des histoires en les mimant. Elle récite des poèmes et chante des chansons. Elle donne de nombreuses explications et des consignes compliquées pour indiquer le travail à faire. Elle discourt en permanence avec les enfants, les écoute, leur répond, les interroge. Elle donne son point de vue sur les menus événements de la classe, etc. Et tout cela dans la langue la plus appropriée possible, avec son dictionnaire à portée de la main, si une nuance, un mot lui manque, si les enfants ont besoin d’un complément d’information. Et les enfants, eux, parlent-t-ils ? Tout le temps. Ils discutent en leçon de langage et sont appelés à donner leur avis le plus précis possible sur la question : « comment cela marche-t-il ? » Ils récitent, ils chantent, ils apprennent des textes par cœur. Lorsqu’ils jouent ensemble, en jeux libres, ils bavardent sans arrêt. Ils discutent en mathématique et pendant les activités manuelles, ils commentent les histoires qu’on leur a racontées et disent ce qu’ils ont compris. Ils parlent à la maîtresse, à leurs copains, à la poupée et au nounours, dans la cour en récréation et dans la classe en cours ou en jeux. L’école maternelle est l’école où l’on parle le plus, c’est l’école la plus bavarde et la plus bruyante de toutes. Et la maîtresse reprend les formes incorrectes pour redonner la forme exacte lorsqu’un enfant se trompe.
– J’ai vu plein de cheval, dit Anaïs qui me raconte son dimanche.
– Ah! ainsi tu as vu plein de chevaux, dis-je en réponse à l’enfant.
– Oui plein de chevaux, plein, plein
– Et où étaient-ils ?
– Derrière un truc en bois pour pas qu’y passent.
– Derrière une barrière de bois pour les empêcher de s’échapper ?
– Oui, y avait de l’herbe, ils mangeaient l’herbe.
– Ah, c’était un pré et les chevaux broutaient l’herbe du pré.
– Oui , ils broutaient. Y avait un chevaux qui broutait pas, il courait.
– Il y avait un cheval qui courait. Est-ce qu’il trottait ou est-ce qu’il galopait ?
– J’sais pas, c’est quoi trotter ?
– Trotter et galoper sont deux façons différentes de courir pour un cheval. Lorsque les chevaux galopent ils vont plus vite que lorsqu’ils trottent.
– Et quand ils courent pas on dit quoi ?
– Que dit-on quand les chevaux ne courent pas ? On dit qu’ils marchent au pas.
– Et quand y sont couchés?
– On dit qu’ils sont couchés, tout simplement.
Ainsi, toute la journée, individuellement ou en groupe, les enfants s’expriment en ajustant leurs connaissances et découvrent le bon usage des règles grammaticales. Nous avons vu un exemple de conversation individuelle entre une élève et moi-même, voyons un exemple d’entretien de groupe. Les enfants sont groupés autour de moi, face au tableau où sont accrochés cinq grandes images représentant chacune un clown différent. Je les ai peintes moi-même. La conversation est animée. Les enfants font de nombreux commentaires sur les images qui leur sont présentées.
– Caroline : « J’aime mieux celui qui a un chapeau qui pique, il est plus rigolo. »
– La maîtresse : « Tu préfères celui qui a un chapeau pointu, tu le trouves drôle. »
– Caroline : « Il est trop grand son pantalon. »
– La maîtresse : « C’est vrai, son pantalon est beaucoup trop large pour lui. »
– Sébastien : « Son nez, on dirait une pomme de terre. »
– La maîtresse : « Il a un nez en pied de marmite. »
– Xavier : « L’autre au bout je le trouve plus drôle parce qu’il a plein de poils au dessus des yeux. »
– La maîtresse : « Celui de gauche ce sont ses sourcils qui sont épais et en broussaille. »
– Xavier : « Et il est mal peigné. »
– La maîtresse : « Il est décoiffé, il est ébouriffé. »
– Hélène : « L’autre, au milieu, il a les cheveux verts, c’est plus rigolo. »
– La maîtresse : « Pourquoi est-ce comique ? »
– Hélène : « Parce que ça se peut pas. »
– La maîtresse : « Les cheveux verts n’existent pas à l’état naturel, de quelles couleurs peuvent être les cheveux normalement ? »
– Caroline : « Noirs ou jaunes ou comme Sébastien. »
– La maîtresse : « Les cheveux noirs s’appellent aussi des cheveux bruns, les cheveux jaunes sont des cheveux blonds et Sébastien est roux. Mais on peut avoir aussi des cheveux châtains comme Margot ou comme Eric. »
– Hervé : « Le clown il est drôle parce qu’il a des morceaux de tissu sur sa veste. »
– La maîtresse : « Tu le trouves amusant parce que sa veste est rapiécée. Il y avait fait des accrocs et il l’a raccommodée avec des morceaux d’étoffes de couleur vive. »
– Sébastien : « C’est quoi des accrocs ? »
– La maîtresse : « Des déchirures, le clown avait déchiré sa veste. »
– Andréa : « Moi ma maman elle veut pas que je fais des accrocs. »
– La maîtresse : « Ta maman ne veut pas que tu fasses des accrocs à tes vêtements, c’est normal. »
– Odile : « Moi c’est le clown du bout que je l’aime le plus. »
– La maîtresse : « Tu préfères le clown de droite et pourquoi lui donnes-tu la préférence ? »
– Odile : « Il fait rire. »
– La maîtresse: « C’est vrai qu’il est très cocasse. »
– Djamel : « Pourquoi il casse ? »
– La maîtresse : « Il ne casse pas mais il est cocasse. Cocasse signifie qu’il est à la fois bizarre et drôle. Qu’est-ce qui le rend si cocasse à ton avis, dis-moi ? »
– Marc : « C’est à cause qu’il a un petit chapeau, il est trop petit son chapeau, c’est drôle. »
– La maîtresse : « C’est vrai, il porte un petit chapeau ridicule juste au sommet de sa tête. C’est cela qui le rend cocasse. »
– Djamel : « Il est le plus cocasse de tous les autres, hein maîtresse ? »
Ainsi se poursuit la leçon. Les enfants s’expriment spontanément et avec enthousiasme. Ils parlent beaucoup mais l’on voit que leur vocabulaire reste limité et leur syntaxe aléatoire. Je reprends les expressions mal dites, enrichis les connaissances linguistiques de mots nouveaux, plus adaptés à la situation, plus précis.
Préparation de classe : fiche : garder la forêt propre.
Charlotte se promène dans la forêt avec son petit panier. Arrivée dans la clairière elle pose son panier et s’assoit. Mais il fait frais, voici qu’elle a envie de se moucher. Elle sort un mouchoir en papier et le jette à terre après utilisation. (Que diront les enfants ? Ont-ils été sensibilisés par la leçon du mardi 28 avril ? La leçon s’orientera différemment selon leurs réactions.) Deuxième erreur de Charlotte : ayant soif elle sort une petite bouteille de jus de fruit et l’abandonne de la même façon que le mouchoir. Troisième erreur : elle mange un bonbon et jette son papier. Quatrième erreur : elle mange des fruits dont elle abandonne le sac d’emballage en plastique. Cinquième erreur : s’étant griffée à une branche, elle soigne son égratignure et laisse le coton dans la clairière. Sixième erreur : elle lit une lettre et jette l’enveloppe. La fée de la forêt intervient à la fin, heureuse si Charlotte a respecté son domaine, fort triste s’il n’en est rien. Mais dans ce dernier cas Charlotte saura réparer ses erreurs et ramasser tout ce qu’elle avait jeté.
Leçon de langage : 1) Avant la séance de marionnettes : nous rappelons les épisodes précédents. Que font nos amis dans la forêt ? Parlons de la forêt et de ce que l’on y trouve, arbres, plantes, fleurs, champignons, animaux.
2) Pendant la séance de marionnettes: J’attends la réaction des enfants devant les agissements de Charlotte, en l’espérant différente de celle du 28 avril. Lequel d’entre eux conseillera le premier à Charlotte de ne pas abandonner de détritus dans la forêt ?
3) Après la séance de marionnettes: Les enfants m’apprennent ce qui s’est passé et me font le récit des interactions entre la classe et l’héroïne. Nous en discutons et nous concluons.
Les buts : leçon écologique, respect de l’environnement.
Qui est Charlotte ? Comme nous l’avons dit, Charlotte est une marionnette, ou plutôt une marotte, ainsi que son frère Bruno, que ses parents, que la fée de la forêt, le chasseur et le lapin, et les oiseaux. Tout ce monde coloré évolue dans un grand castelet bleu, dans un décor d’arbres, de champignons et de fleurs. Et moi-même, la maîtresse je ne suis pas totalement absente de ce petit monde. En certaines circonstances, inquiétantes ou dramatiques, rares il est vrai, il m’arrive d’intervenir pour apporter mon aide. Je me redresse alors, moi qui étais à genoux derrière le castelet et je fais alors partie du petit monde magique. Les enfants m’expliquent leur trouble et ce que je dois faire : aller avertir la fée de la forêt ou secourir le lapin blessé par le chasseur. Les marionnettes, comme vous l’avez deviné sont vivantes, tout au moins aux yeux des enfants, de même qu’à mes propres yeux. Je ne sais jamais d’ailleurs qui dirige l’autre, qui parle pour l’autre. Chaque marotte a une voix différente, des intonations différentes et des façons de se tenir ou d’agir, un caractère bien affirmé. Mais est-ce moi qui leur donne vie ou elles qui, tout simplement, se servent de moi en empruntant ma voix et mes mains ? Les enfants ne se posent pas ces questions. Eux n’ont pas le moindre doute. Elles sont vivantes. Un jour un élève avait apporté de chez lui deux petites marionnettes de son guignol. Je les avais montrées aux enfants, hors du castelet bien entendu. Une petite fille avait peur. Je m’étonnais :
- Pourtant tu n’as pas peur de Charlotte et de nos marionnettes, alors pourquoi?
– Je n’ai pas peur des vraies marionnettes, m’expliqua-t-elle.
Pour elle et pour toute la classe Charlotte et sa famille étaient vraies, c’est à dire vivantes, naturellement vivantes. Et quel bonheur pour tous que ces moments vécus avec nos amies marottes, au cours de séances pleines d’humour et d’imprévu où tout le monde joue et intervient et se cultive en s’amusant. Ce sont des moments privilégiés, magiques. Je n’ai pas introduit de castelet dans ma classe chaque année car c’est un énorme travail supplémentaire pour moi. Je fabrique toutes les marottes et les décors, j’écris les scénarios, je répète les voix et les intonations. Et les séances sont quotidiennes, tous les jours il y a un épisode différent. Mais chaque fois que j’ai eu des élèves petits moyens et souvent en classe de bébés je me suis servi de ce poétique moyen pédagogique et de ces précieux moments de bonheur collectif. Car le moment des marionnettes passionne et enthousiasme les enfants. Je l’entoure de tout un rituel, un cérémonial pour lui conserver sa magie. On apporte les petites chaises face au castelet. On s’assoit dans le recueillement et la jubilation. Je parle lentement et posément à mi voix pour préparer les esprits et ne pas effaroucher les marottes que nous allons rencontrer. Un grand calme s’installe ainsi qu’une attente gourmande. Je fais mine d’entrouvrir la porte du castelet et de jeter un oeil à l’intérieur pour voir si les amis sont arrivés. Je parle bas et avec modération. Les enfants ouvrent de grands yeux et sont toute espérance. Je pose un doigt sur ma bouche et enfin, furtivement, je m’introduis dans la maison des poupées magiciennes. Là il y a une attente, un silence. Le rideau est fermé. Je passe la tête par l’ouverture. Les enfants me regardent, tout prêts pour la séance. Si je tarde ils me demandent d’ouvrir le rideau. Lentement, très lentement, je l’ouvre. Il n’y a encore personne, sinon moi-même, dans le théâtre. Je dis aux enfants que je vais à la rencontre des marionnettes et je disparais. Il y a encore un silence, une attente. Dans la classe on entendrait une mouche voler. Et puis l’on commence à entendre une petite chanson, très faiblement dans le lointain, sans rien voir encore :
« C’est Bruno » ou « C’est Charlotte », murmurent quelques petits élèves. La petite chanson continue sa ritournelle tandis que la marionnette tarde à venir. Tout le monde est attentif. Enfin voici la marotte qui arrive et la séance peut commencer. C’est une leçon merveilleuse où tout le monde interagit, les marottes, les élèves et la maîtresse. Tous les jours il y a une aventure nouvelle, mais toujours avec les mêmes personnages. Ces épisodes se passent dans différentes pièces de la maison des marionnettes, ou dans la rue ou dans un bois. Ils content la vie quotidienne d’une famille et de ses enfants. Mais le merveilleux n’est pas oublié. On peut rencontrer des fées, des clowns, des animaux, des fleurs douées de parole. L’univers du conte prend toute sa place.
En moyenne et en grande section la soif de lire et d’écrire est ardente pour un grand nombre d’enfants. Ils ont le sentiment d’un pouvoir à posséder, un pouvoir qui leur échappe encore mais dont ils veulent percer les secrets. Une grande curiosité les anime, alimentée par un sentiment de frustration, à chaque fois qu’ils abordent un texte écrit qui leur est inconnu. L’école encourage ce désir d’apprendre et y répond en mettant en place une initiation qui permettra à l’élève de manipuler des textes écrits et de se faire une idée générale du fonctionnement de la langue. Le livre, à l’école maternelle est vécu comme indispensable à la vie de la classe. La maîtresse en est entourée au cours des diverses leçons, que ce soit des livres de chants, de poésie, ou ceux qui servent aux leçons de langage et qui parlent des animaux, des plantes, des pays du monde et même des livres d’art, etc. Dans le coin bibliothèque l’enfant peut feuilleter librement un grand nombre d’albums dont beaucoup de contes illustrés. Certains de ces contes ont été lus par la maîtresse, parfois plusieurs fois, d’autres sont inconnus et appellent à la découverte. L’enfant se pose des questions, il réclame l’aide de l’adulte, qui, lui, sait lire, et qui est vécu à cette occasion comme tout puissant et enviable. « Maîtresse, tu le lis, celui-là, on le connaît pas. »
Quel bonheur lorsque la famille participe à cette quête du savoir et accepte de lire à l’enfant l’album qu’il ramène de la bibliothèque de l’école ou de celle du quartier et qui lui est prêté pour quelques jours. Lire des histoires aux enfants enrichit leur désir d’apprendre et contribue au succès de cet apprentissage.
L’élève apprend à l’école que chaque mot possède une forme écrite et que chacune de ces formes écrites est différente. Tous les matins ensemble nous affichons la date au tableau avec de grandes étiquettes. Il faut chercher le nom du jour de la semaine qui change quotidiennement tandis que le nom du mois, lui, reste accroché beaucoup plus longtemps. On prend conscience du temps qui passe et l’on fait des remarques sur la forme des mots. On découvre que si chacun des jours s’écrit différemment, tous renferment un graphisme semblable, la syllabe « di ». On relie ainsi une unité graphique à une unité phonique et c’est un premier pas pour comprendre comment fonctionne le code écrit. Il est indispensable que les petits élèves apprennent à identifier un grand nombre de mots, même globalement. C’est pourquoi dans la classe, en grande section, on étiquette tout ce que l’on peut pour enrichir le bain d’écrit. Ainsi se familiarise-t-on avec le nom de la poupée et sait-on reconnaître de nombreux mots comme ciseaux, colle, peinture, chiffon, qui permettent de retrouver la place de rangement de tous les objets dont on a besoin au cours de la journée. Mais le mot n’est pas la phrase et il est nécessaire de comprendre la finalité des textes écrits. Lire, écrire doit apparaître dans la vie de chaque jour comme indispensable et incontournable. Et si la maîtresse est une aide et un soutien, les enfants ne doivent pas se reposer sur elle mais faire l’effort de communiquer par le langage écrit à chaque fois que cela leur est possible. Un petit copain a été hospitalisé, n’est-il pas indispensable par amitié de lui écrire ? Ne faut-il pas transcrire une recette de cuisine pour s’en souvenir ? Le capitaine des pompiers sera enchanté de recevoir des enfants de la classe une lettre de remerciement, signée par tous, pour leur avoir fait visiter la caserne. A Noël il est indispensable d’écrire au Père Noël et chaque enfant, dans une lettre personnelle, d’indiquer les jouets qu’il désire recevoir. Le jour de la fête des mères quelle joie pour Maman de découvrir un message souvenir au dos d’un cœur porte-bonheur. Et il faudra déchiffrer les lettres et y répondre si une correspondance s’établit entre deux classes d’écoles différentes. Et, bien sûr, relater et illustrer dans un album individuel ou collectif ce que l’on a découvert ou vécu au cours d’une promenade ou d’une fête, permettra d’en garder la trace et de posséder un bel objet livre que l’on pourra présenter à la famille ou aux amis, comme un trésor. En grande section beaucoup de phrases dont on s’est servi sont affichées aux murs de la classe. Les enfants y puisent des mots pour fabriquer d’autres messages selon leurs besoins.
Et tous les jours dans la classe des grands il y a des exercices de manipulation de la phrase. On apprend ainsi implicitement quels sont les rôles et les fonctions des différentes parties de cette phrase. Car elle ne se transforme pas de la même façon si l’on change le verbe, le sujet ou les compléments, si l’on introduit une notion de temps ou de lieu. Le sens du message n’est plus le même. L’enfant comprend que certains groupes de mots indiquent qui fait l’action ou qui la subit, que tel autre groupe permet de savoir où l’action se passe, quand elle a lieu, avec qui, pourquoi. Prenons un exemple. Jérôme, cinq ans, a sorti sa boîte d’étiquettes de mots connus. Je lui demande d’écrire un texte de son choix, mettant « le tigre » en vedette, avec les mots qu’il connaît déjà. Il cherche dans son capital d’étiquettes, il place sur sa table celles qu’il a choisies et il me dit qu’il a écrit : « le tigre mange dans la jungle.». Je lis la phrase qu’il a composée et je m’aperçois qu’il s’est trompé. En fait il a écrit : « Le tiroir mange dans la jungle » Je lui demande alors de rechercher dans son répertoire les deux mots qu’il a confondus. Le répertoire est un outil de travail bien utile. Il contient des pages de plusieurs couleurs. Sur les pages bleues sont les noms connus avec un petit dessin explicatif en face de chacun d’eux. Sur les pages roses sont les adjectifs, sur les vertes les verbes et sur les grises tous les petits mots comme les pronoms, les conjonctions de coordination, les adverbes, les articles.
– Tu as confondu deux mots, Jérôme, cherche dans les pages bleues.
Jérôme retrouve l’image du tigre et l’image du tiroir en face des mots correspondants.
– Alors qu’as-tu écrit ?
– Le tiroir.
– Et la phrase en entier, qu’est-ce que cela donne ? Lis-la.
L’enfant lit très correctement :
– Le tiroir mange dans la jungle.
Jérôme rit, amusé.
– Cela se peut pas, dit-il .
– Non cela ne se peut pas, c’est une phrase incongrue. Les tiroirs sont des objets et ils ne mangent pas. Mais ce n’est pas très étonnant que tu aies confondu les deux mots, vois-tu pourquoi ?
J’écris au tableau les deux mots l’un sous l’autre en gros caractères.
– Cela se ressemble, dit Jérôme.
– Qu’est ce qui se ressemble, le début, la fin des mots ?
– Non le début, c’est pareil.
– Tigre et tiroir, dis-je en détachant les syllabes. Répète-le.
– C’est « ti », dit Jérôme, les deux c’est « ti ».
– Voilà, tigre et tiroir commencent tous les deux par le son « ti » qui s’écrit… Et j ‘écris la syllabe « ti » au tableau. Puis je reprends :
– Tu pourrais changer le mot tigre par un autre mot. Qu’est-ce que tu pourrais écrire avant « mange » qui ne soit ni tigre ni tiroir ?
– Je vais écrire maman.
Jérôme cherche son étiquette et écrit : « Le maman mange dans la jungle ». Mais il se relit, s’aperçoit seul de son erreur et enlève l’article.
– Très juste, Jérôme. On ne peut pas dire « le maman ». Les mamans sont des dames du genre féminin. On pourrait dire « le papa » parce que les papas sont masculins. Qu’est-ce que tu pourrais mettre avant maman ?
– Rien, je ne veux pas dire: « la maman » parce que je parle de ma maman.
J’admire la perspicacité de mon élève. Je reprends :
– Est-ce que ta maman a déjà été dans la jungle ? Sinon tu pourrais peut-être faire évoluer ta phrase. Ta maman pourrait manger ailleurs que dans la jungle. Qu’est-ce que tu pourrais écrire. Essaie de trouver un autre lieu qui convienne mieux.
Jérôme cherche dans ses étiquettes. Ce n’est pas simple car il a du mal à mémoriser les mots connus. Son petit voisin, plus avancé et qui n’a rien perdu de ce qui se passait le conseille :
– T’as qu’à mettre cuisine.
– Si tu es d’accord, Jérôme, c’est une bonne idée que celle de Marc. Est-ce que tu sais reconnaître le mot cuisine ?
L’enfant est embarrassé.
– Je vais aller regarder chez les poupées, dit il.
En effet le mot « cuisine » est écrit dans la cuisine des poupées entre l’évier jouet et le four jouet. Après ces hésitations et ces déplacements, Jérôme retrouve dans ses étiquettes le mot cuisine. Et il lit sa nouvelle phrase : « maman mange dans la cuisine. »
– C’est vraiment très très bien, Jérôme. Mais, dis-moi, elle mange quoi ta maman ? Tu ne nous dit pas ce qu’elle mange. Est-ce que tu voudrais compléter ta phrase en nous indiquant ce que mange ta maman ?
Je m’éloigne pour m’occuper d’un autre enfant. Lorsque je reviens Jérôme a écrit : « maman mange gâteau dans la cuisine. » Je lui fais lire, il s’aperçoit de lui-même qu’il manque quelque chose.
– Il faut « le » dit-il.
– Tu as raison, il faut un petit mot. Ce peut être « le » ou ce peut être un autre petit mot, selon ce que tu veux dire. Tiens, par exemple on pourrait écrire…
Je transforme sa phrase en ajoutant un adjectif possessif et je lui demande de lire : « Maman mange mon gâteau dans la cuisine. » dit-il très correctement.
– Qu’est-ce que tu en penses, est-ce que ta maman pourrait le faire ?
– Ça veut dire que maman mange mon gâteau à moi ?
– Oui, c’est ça, qu’est-ce que tu en penses ?
– Ce serait une coquine, ma maman. Je veux pas dire ça, je veux dire qu’elle mange son gâteau à elle.
– Alors écris-le, qu’est-ce qu’il faut changer, quelle étiquette ?
– « Mon », et je vais mettre « son ».
Nous avons une bonne habitude des adjectifs possessifs et Jérôme trouve facilement l’étiquette convenable.
– Très bien, dis-je, c’est une très jolie phrase que ta maman aimera lire dans ton cahier, à moins que tu ne préfères écrire autre chose.
– Non, je vais la copier dans mon cahier, je ferai le dessin de Maman avec son gâteau et je lui montrerai ce soir à l’heure des mamans.
Ainsi, avec Jérôme au cours de cet exercice nous avons beaucoup parlé de syntaxe. Nous avons changé le sujet puis le lieu de l’action, nous avons ajouté un complément d’objet. Nous aurions pu changer également le verbe. A chaque fois l’enfant remarque que le sens de la phrase change. Il s’initie intuitivement à la grammaire. Il prend conscience qu’un texte n’est pas une simple juxtaposition de mots, qu’il y a des règles à respecter. Il s’aperçoit que l’écriture véhicule un message différent en fonction des noms ou des petits mots ou des verbes qui le composent. C’est ainsi que l’on développe une curiosité grammaticale qui permet d’acquérir une bonne maîtrise de la langue. L’élève découvre également comment se construisent les mots. En confondant les deux mots, « tigre » et « tiroir », Jérôme a découvert la syllabe « ti » qu’il retrouvera plus tard dans d’autres mots. Il apprend que les segments phoniques se combinent entre eux pour former des mots. Au cours de l’année de grande section il aura l’occasion d’écrire avec des syllabes connues des mots qu’il n’aura pas rencontrés auparavant. En quittant la maternelle il ne saura pas encore lire mais il saura « comment ça marche ». Il aura intériorisé une bonne initiation à la lecture en en ayant appris le fonctionnement, autant qu’il est possible à cet âge.
En début d’année les dessins et les peintures ne sont pas d’une grande richesse. Mais petit à petit la chrysalide s’ouvre et le papillon lentement déploie ses ailes, d’abord fripées, puis éclatantes, avant de prendre son envol et de décrire dans l’air pur et embaumé de savantes arabesques. C’est comme si nous partions d’une seule note, puis d’un petit refrain, pour terminer en une symphonie aux accents vibrants et magnifiques, tout un orchestre. Du gribouillage sourd le bonhomme têtard, puis le bonhomme fil de fer, puis le sujet richement vêtu et bientôt les paysages pleins de poésie avec des maisons, des arbres, des oiseaux, des fées, des princesses et des chevaliers, des fleurs et la lune, le soleil et les nuages, tout un monde magique et richement colorié, un monde ô combien bavard, à interpréter et ré-interpréter, qui parle de tous les mondes qui existent au monde et de l’enfant et de ses soucis et de ses joies, au cours de danses puissantes et richissimes où la mer et les astres et les pays imaginaires se parlent et se répondent et nous parlent et nous expliquent en se cachant sous les splendeurs et les artifices pour mieux se montrer telles qu’elles ne sont pas et pourtant bien réelles. Mais je cherche en vain à me montrer lyrique. Je ne le serai jamais assez pour donner une idée même affaiblie de la richesse des dessins d’enfants aux harmonies de formes et de couleurs, dignes, quant aux idées, des plus grands peintres et dessinateurs adultes et même de loin les surpassant. Évidemment pour arriver à ces résultats il aura fallu des mois de travail et de recherche et d’enthousiasme et de désir de plaire, il aura fallu avoir faim de communiquer, il aura fallu éveiller le désir de se parer de bijoux et de merveilles depuis le cœur jusqu’à la pointe dansante de l’orteil.. Il sera convenable et nécessaire de s’aimer beaucoup et d’avoir confiance en son pouvoir d’artiste, il sera utile de se sentir très grand et très capable et de désirer le prouver à chaque instant sans ménager ses efforts. Et l’on suit alors son imagination comme l’on mène un pur-sang tirant une légère charrette et qui répond aux injonctions d’une voix amie et confiante et chaleureuse, à bride fleurie abattue et le fouet n’étant qu’un léger ruban de satin dont la caresse vous éveille et vous rend gai. Il faudra savoir cabrioler, faire des galipettes dans sa tête et manier matières et couleurs avec la dextérité d’un as du cerf-volant. Et pour cela la maîtresse aura été utile. Car de son émerveillement on tirera un suc nourrissant et fortifiant. Et la maîtresse aura dit : « C’est beau, c’est beau, c’est beau » ou alors : « Voilà un dessin magnifique » ou bien : « Tout à fait, tout à fait, continue, ça vient bien » ou encore : « Tu es très, très doué toi pour dessiner les princesses; et si tu lui faisais un château pour habiter, et un prince pour se marier et des oiseaux, des fleurs pour se promener, et des étoiles pour rêver au clair de lune, enfin ce que tu voudras, suis tes propres idées, c’est toi qui la connais et qui t’en occupes de ta belle fille de roi. Alors invente, invente, rends-la heureuse. » Oui les dessins d’enfants peuvent devenir des merveilles de délicatesse et d’inventions poétiques. Les encouragements admiratifs de la maîtresse et des copains et la stimulation de l’étude le rendent possible. L’enthousiasme et la passion font le reste. En fin d’année lorsque la qualité et l’assiduité du travail dépassent de beaucoup ce qu’on serait en droit d’attendre d’un jeune enfant je lui dis parfois « ton œuvre » et non « ton dessin ». Un adulte m’a fait cette réflexion : « On ne peut pas dire œuvre pour une production enfantine. » Ah bon! tiens! J’ai été bien étonnée. Je me suis rendue au musée et j’ai vu des œuvres de Kandinsky et je suis restée longtemps à rêver et à me laisser porter par la musique écrite sur la toile. Puis j’ai vu des œuvres de Miro et je planais sur un nuage au milieu d’un océan de bleu. Oui ces œuvres étaient belles et dansantes et lumineuses. Puis je me suis trouvée devant une toile d’un peintre moderne dont je tairai le nom. J’ai vu une grosse tache genre caca informe au centre d’un fond douteux. J’étais ennuyée de ne pas comprendre. Heureusement pour les sots comme moi, et peut-être étions nous nombreux, il y avait un cartel explicatif au bas du tableau. Et j’ai lu longuement avec beaucoup de bonne volonté cette page de philosophie explicative qui devait me prouver que cette œuvre était intéressante, sinon belle. Après avoir été informée j’ai relevé les yeux sur la toile. Et qu’est-ce que j’ai vu ? Une grosse tache genre caca informe sur un fond douteux. On a du mal à convaincre les sots comme moi. Après ma visite au musée je suis retournée dans ma classe. Au mur, en hauteur, il y avait des arbres rigides ou tordus, tous différemment, certains feuillus et d’autres nus sur des fonds très travaillés et harmonieux, dans des océans de couleur. C’était comme si chacun dansait à sa manière dans le vent. Sur la partie latérale de la classe il y avait des dessins richement colorés, des paysages d’automne. On voyait des enfants courir dans le vent, des marronniers qui perdaient leurs feuilles ocres et jaunes, des maisons douillettes aux volets décorés. Tout cela respirait la vie et la lumière. Il y avait dans chaque dessin exposé une telle individualité, car tous étaient de facture différente, et une telle richesse d’expression, car ils n’avaient pas besoin de cartels eux pour se raconter et pour convaincre et communiquer, que je me suis sentie remplie de bonheur. Alors bon! cela m’a rassérénée et confortée dans mon idée. Comment cela ? Je devrais appeler œuvre une grosse tache genre caca informe sur un fond douteux et il me serait interdit d’employer ce mot pour des petits bijoux d’expression enfantine qui peuplent ma caverne d’Ali Baba. Laissons les sots dire des sottises et nous, parlons juste. Il n’y a pas d’âge pour composer une œuvre. Un travail très abouti où l’enfant, passionnément et longuement a été à la recherche de la lumière en suivant ses sentiments et les élans de son cœur, peut être appelée œuvre sans souci de la date de naissance de son auteur. A cinq ans on peut se montrer lyrique, se laisser porter par son imagination et ses émerveillements, chercher une glorification et s’en nourrir. A force de recherche et de travail on coopère dans un même enthousiasme. Il y a une jubilation réciproque et commune de la maîtresse, des copains et de soi-même qui nourrit chaque œuvre. Et devant de telles réussites chaque enfant se sent extrêmement fier. Il sait qu’en fonction de ses productions il a droit à la considération, à l’égalité. Peut-être même peut-il se sentir supérieur. L’art donne confiance en soi et fierté. Car à force de travail et de recherche et d’enthousiasme il n’y a pas d’échec. Chacun progresse de façon extraordinaire. En cours et surtout en fin d’année il est passionnant de dessiner. On a acquis les outils et les moyens qui permettent de merveilleuses réalisations. Les enfants cherchent à se dépasser. C’est comme une course vers le magnifique, le sublimé. Et moi devant tant d’envols joyeux vers le poétique j’ai l’impression, lorsque je regarde autour de moi les œuvres exposées, de me noyer dans un océan de beauté avec partout des expressions colorées et fort bien exprimées de l’enfance, bien sûr, mais aussi de ses soucis, de sa tendresse, de sa violence, de sa joie. Et je suis heureuse car j’ai l’impression d’être un peu pour quelque chose dans la création de ces œuvres charmantes ; non pas que j’ai jamais tracé le moindre trait de crayon en ces réalisations mais parce que dans tout créateur si jeune soit-il, il y a un désir d’être vu et admiré, et cela permet le pouvoir de l’autre sur l’œuvre. Mes leçons bien sûr, les études, les observations, les critiques de travaux, les informations savantes que je transmets ont été indispensables, mais surtout ma compréhension admirative et mes émerveillements ont suscité la joie d’être reconnu et nourri l’œuvre de lumière. Et tout cela c’est de l’art.
Nicolas a quatre ans, peut-être un peu plus. C’est le début de l’année et c’est un début très difficile. Il me donne un mal fou tant son agressivité atteint souvent des paroxysmes. C’est presque de la haine et cela le rend dangereux. Il a des crises de colère et de nervosité et frappe sauvagement ses copains de jeu. Il frappe avec violence et souvent sans raison, sans qu’on lui ait causé aucun tort. Dans l’escalier il pousse les autres. Dans le couloir il leur cogne violemment la tête contre les portemanteaux de fonte. Dans la classe il est très opposant. Au cours des jeux libres il endommage le matériel, il arrache les roues des voitures, enfonce les yeux de la poupée. Je dois intervenir constamment. Dans la cour il faut le surveiller pour éviter les accidents. Je me dis : « Mais qu’est-ce qu’il a donc ce petit bonhomme, de quoi a-t-il peur comme ça ? Qu’est-ce qui le tourmente ? » Et j’entreprends avec lui le travail habituel avec ce genre d’enfant: marquer les limites, rassurer, assurer un soutien affectif et le valoriser à travers le travail et les activités. Les débuts d’année sont épuisants car Nicolas n’est pas le seul élève à causer des problèmes graves. Bien au contraire, d’année en année il semble que le nombre d’enfants instables et difficiles grandisse. Avant tout j’essaie de réagir à l’agressivité de Nicolas avec beaucoup de fermeté. Il est souvent grondé ou puni. Mais moi-même tout en étant dominante je me garde d’être agressive avec lui. Ma colère contre ses mauvaises actions reste sans nervosité. Il est indispensable qu’il accepte des limites, indispensable qu’il différencie le bien du mal et qu’il se heurte à un adulte fort qui lui communique sans haine, mais de façon intransigeante, le sens du permis et du défendu. Mais fustiger sa violence n’est pas la seule chose importante. Ce qui est primordial c’est de lui donner confiance en soi-même et de lui communiquer une douceur dont il ignore tout, faire passer en son cœur paix et humanité. Alors je saisis les occasions qui me sont données de me montrer avec lui compréhensive et douce, de l’encourager à bien faire, de le complimenter de ses efforts. Bien souvent Nicolas bâcle ou massacre son travail comme il massacre les copains, mais quand parfois il oublie ses démons et participe calmement à une activité, il montre de la rapidité de compréhension et les résultats peuvent être alors excellents. Je discerne une intelligence fine, aiguë, qui pourra se révéler un atout dans le travail que j’entreprends avec lui. Un soir, à la sortie des classes, alors que nous sommes dans le préau, ses parents viennent le chercher. Nous n’avons pas beaucoup le temps de parler. Le préau est bruyant et je dois surveiller la sortie. Mais ils m’apprennent que la maman a commencé une psychothérapie car depuis la naissance de Nicolas elle rejette son enfant. J’essaie de les rassurer. Malgré les problèmes qu’il me pose je suis contente d’avoir Nicolas pour élève. Ils demandent à me parler un soir plus longuement. Je suis à leur disposition un jour prochain après la classe. Je trouve la démarche de ces parents très sympathique. Voilà une famille qui se trouve devoir assumer de grandes difficultés mais qui tente de faire face. Ils osent confier ce que bien d’autres dissimuleraient. Ils cherchent des solutions et, dans l’épreuve, le père et la mère restent unis. Je suis heureuse qu’ils me fassent confiance et je sais qu’ils ont raison car je m’emploierai à les aider, eux et leur petit garçon. Ce que les parents de Nicolas m’ont révélé avec tant de franchise m’aide à mieux cerner la situation et à être plus efficace. Il y a là un gros travail à entreprendre mais rien n’est impossible. Il faut redonner confiance en soi à Nicolas et resserrer les liens avec sa famille. L’école, la classe, sont justement le lieu ou tout cela peut facilement prendre corps et se développer. Ce sont des parents qui ont beaucoup de bonne volonté, comme je le découvrirai, mais qui, pour le moment, se sentent dépassés et démunis. Donc, un soir après la classe, les parents de Nicolas, qui sont venus le chercher me confient leurs difficultés. Nous sommes tous les quatre debout dans le couloir, le père, la mère, l’enfant et l’enseignante que je suis. Et la mère me parle avec une très grande franchise : « Il est méchant cet enfant, il ne vaut rien, il a toujours été infernal, méchant, dès sa naissance. Déjà à la clinique il était méchant. Il me faisait du mal. Il pleurait tout le temps, il criait. C’était le pire de tous. C’est en lui. Il n’y a rien à en tirer. C’est un enfant qui ne vaut rien, il ne vaut vraiment rien. Il tape sur tout le monde. La maîtresse de l’année dernière s’en plaignait tout le temps. C’est une honte un enfant pareil, c’est un malheur pour nous. Il est totalement mauvais. On n’en tirera jamais rien. Et pourtant on en fait des sacrifices. Il passe son temps à nous faire des méchancetés. Il n’y a rien de bon en lui, rien. Il est totalement mauvais. » Et le père prend la parole pour surenchérir : « C’est vrai il est totalement mauvais. » J’ai écouté la maman attentivement et je regarde Nicolas. Debout entre son père et sa mère il est prostré. Il baisse la tête, il est voûté. Il fixe ostensiblement ses pieds. Il est diminué, amoindri, tout à fait anéanti, perclus de honte et d’humiliation, sans doute noyé de désespoir, détruit. Je me dis : « Comme il doit souffrir ! » Je me rends compte que cela doit être horrible pour lui d’être rejeté ainsi et par son père et par sa mère et ce devant moi, sa maîtresse, une personne importante pour lui, qui participe à son éducation et lui témoigne quotidiennement de l’intérêt. Et en même temps je me demande ce qu’ont fait les adultes entourant la famille, ou plutôt ce qu’ils n’ont pas fait, pour éviter que cette idée saugrenue (mon enfant est méchant) ne mobilise toute l’affectivité de la mère. Car voilà une idée dangereuse et, bien pire que cela, une idée destructrice qui est en train de tout bousiller, la vie de la mère, celle de l’enfant et celle du père. Je ne sais pas d’où elle tient cette idée. C’est sans doute une idée archaïque née dans l’enfance malheureuse de la mère et qui s’est nourrie de la dépression postnatale. Mais enfin quoi, il y a bien eu une sage-femme, un pédiatre, une première institutrice, il y a un thérapeute. Et personne n’a pu expliquer à cette mère angoissée, malade, mais qui ne dissimule pas, comment fonctionnent les bébés et les petits enfants. Cette femme malgré ses difficultés à vivre ne semble pas manquer d’intelligence. Cela n’aurait pas guéri sa dépression mais cela lui aurait permis de faire face, de lutter, de réfléchir avec des données justes, d’éviter les erreurs graves. Bon ! J’ai écouté ce que la mère avait à me dire et maintenant je parle, et tout en parlant je regarde l’enfant, l’enfant anéanti, la tête basse, les épaules voûtées, et je dis : « C’est vrai nous nous trouvons devant un problème de grande turbulence, d’agressivité excessive. Mais vous savez, cela n’a rien d’exceptionnel. Beaucoup de petits garçons sont agressifs et souvent quand ils manquent de confiance en soi. C’est un problème qui peut se résoudre au cours de l’année avec le travail effectué en classe, et si l’enfant est encouragé. L’agressivité cède le pas petit à petit. Nous ne sommes qu’en début d’année, d’ici quelques mois cela ira beaucoup mieux. J’ai l’habitude de ce genre de difficultés. Ne vous faites pas de soucis, je m’en occupe. Par contre il y a des points extrêmement positifs. C’est certainement un enfant qui a du cœur. Il est émotif et sensible et c’est souvent ce qui l’entraîne à l’agressivité. C’est à l’évidence un enfant qui a du cœur. Et puis Nicolas est un enfant intelligent, et même très intelligent. Moi je fonde des espoirs sur lui. Il peut très bien faire. Les capacités d’apprentissage sont importantes. Il est bon en dessin. Il comprend très vite les exercices mathématiques. il a une bonne mémoire et des idées. Cela peut le mener loin. C’est un enfant qui, s’il est bien suivi, si la scolarité se déroule normalement, pourra faire des études intéressantes, obtenir des diplômes, choisir un métier valorisant. S’il apprend l’application il devrait réussir. C’est certainement un enfant qui pourra, si tout se passe bien, vous apporter beaucoup de satisfactions, un enfant dont vous pourrez être fiers, oui il vous rendra fiers. C’est une chance pour vous d’avoir un petit garçon qui a tant d’atouts. » Je n’ai rien dit que je ne crois vrai, réalisable. J’ai simplement dégagé les atouts dont Nicolas dispose, dont nous disposons pour l’aider à réussir sa vie. Personne sans doute n’en avait conscience, même pas l’enfant. Moi c’est mon métier d’observer et de discerner. Évidemment ces perspectives d’avenir ne sont possibles qu’avec la collaboration des adultes, parents, professeurs et même, si c’est nécessaire et qu’il y a un jour des manques affectifs à rattraper, celle du psychologue. Tout en parlant je ne quitte pas l’enfant des yeux. Et petit à petit j’assiste à un phénomène étonnant. Petit à petit Nicolas se redresse. Il quitte ses pieds des yeux. Les épaules ne sont plus voûtées. Et la tête remonte, remonte, avec lenteur. Et voici que l’enfant progressivement lève la tête jusqu’à me regarder fixement, jusqu’à planter son regard dans le mien pour ne plus le quitter. On dirait que c’est avec les yeux qu’il boit mes paroles. J’ai l’impression d’arroser une plante qui se desséchait dans un sol aride et de la faire reverdir, d’être pour lui comme une lumière dans la brume, qu’on regarde avidement, un guide. Je suis émue mais je me garde de révéler aucun sentiment. Plus tard évidemment, quand ce sera le moment, je saurai d’un regard, d’un sourire, montrer mon affection, mais aujourd’hui aucune marque d’affectivité ne doit venir troubler l’information que je délivre. Cette information est importante et doit rester impartiale. Quand j’ai fini de parler je quitte Nicolas des yeux, qui me fixe toujours, et je regarde les parents. L’atmosphère s’est détendue. un peu de bien-être s’est installé, une sorte de soulagement. Ils tombent d’accord avec moi pour dire que leur fils est intelligent et capable de bien réussir. Ils me font confiance. L’agressivité du petit leur paraît moins dramatique. La maman est moins pessimiste, elle reprend espoir. Et l’on se quitte assez contents les uns des autres et partageant une même sympathie. Nicolas marche entre ses parents, il se tient droit. Quant à moi je me félicite de cette conversation essentielle qui va certainement faire gagner beaucoup de temps dans la résolution des problèmes de Nicolas. Mon but est bien sûr que de bonnes relations se rétablissent entre Nicolas et ses parents, et aussi qu’elles s’installent entre l’enfant et moi, l’enfant et le groupe classe, l’enfant et le travail. En fait au cours des semaines suivantes tout se passe comme je l’ai annoncé. L’agressivité, naturellement, n’est pas éliminée du jour au lendemain, mais elle disparaît progressivement et même assez rapidement au fur et à mesure que la confiance en soi de Nicolas renaît dans le bon terreau fertilisant de la classe. Oui sa conduite s’améliore grandement et il noue avec ses camarades des relations différentes. En même temps il développe ses facultés d’attention, de persévérance, révèle de bonnes dispositions et devient en quelques mois l’un des meilleurs éléments de la classe. Je n’hésite pas à le gronder maternellement lorsqu’il transgresse les limites mais tous les jours il me fournit matière à le valoriser. Désormais lorsque sa maman vient chercher Nicolas elle est souriante. On la sent heureuse de retrouver son grand garçon. Et le soir, si je passe sous silence les difficultés, je ne manque pas de faire part à cette maman des progrès et des réussites de son enfant devant celui-ci. Les liens entre Nicolas et ses parents semblent avoir beaucoup évolué et s’être resserrés. Parfois je donne un coup de pouce et je demande à l’enfant comment vont ses parents et par le ton que j’emploie je lui fais comprendre que l’affection que j’ai pour lui n’exclut pas ses parents. En fait lorsque je repense à cette époque aujourd’hui, je me dis qu’il y avait sûrement une tacite collaboration pour le bien de Nicolas. Mon action envers l’enfant et ses parents renforçait celle du psychothérapeute de la maman. et l’espoir qui était revenu au cœur de la famille changeait les modes d’éducation du père et de la mère dans un sens favorable à cet enfant. Quant à Nicolas, se sentant aimé et apprécié, il collaborait à renforcer la bonne image que les adultes avaient de lui. Parfois il faut peu de chose pour qu’une situation qui semble désespérée se retourne et trouve solution. Il faut peu de chose mais sans oublier une attention constante des adultes, beaucoup de bonne volonté, de compréhension et d’amour, sans oublier de donner la joie et le plaisir. Avant que l’année se termine j’ai mis en garde les parents de Nicolas contre les difficultés qui pourraient resurgir à l’adolescence. Nicolas risquera alors de rentrer dans une période de turbulence et il ne faudrait pas que la famille vive cela comme une catastrophe incompréhensible mais plutôt qu’elle s’arme pour y faire face et qu’elle garde confiance pour surmonter les difficultés. La maman au cours de l’année ayant montré beaucoup d’amour pour son enfant, et les parents étant très unis, cela devrait être possible. Ce fut, en effet, un peu comme une digue qui se rompt comme si tout cet amour bien réel que les parents n’osaient exprimer, à cause de leurs difficultés et du comportement de leur fils qu’ils ne comprenaient pas, pouvait enfin se révéler. J’espère cependant qu’au cours de sa scolarité Nicolas ne tombera pas sur un maître ignorant qui le rejettera parce qu’il montre des signes temporaires d’agressivité. Les vieilles conduites peuvent resurgir occasionnellement au cours d’un changement de classe ou sous le coup d’une grande émotion. Un peu de compréhension, quelques rappels moralisateurs des limites et tout s’apaise. Mais si le maître n’y comprend rien et le prend en grippe, que risque-t-il de se passer ?
Les enfants et moi nous jouons à montrer les différentes parties de notre corps
– Et où sont les talons ?
Les élèves aussitôt mettent les mains sur leurs talons.
– Les genoux ?
Toutes les petites mains reviennent sur les genoux.
– Les joues...Les oreilles... Le menton ?
Pour le moment c’est facile, mais je vais compliquer l’exercice en introduisant un vocabulaire nouveau pour eux.
– La nuque... Le gros orteil... Les paupières... La lèvre supérieure... Les canines... Les tempes... Les aisselles... Les poignets... Les hanches... Le lobe de l’oreille... Le pavillon de l’oreille... L’auriculaire... Le majeur... Les mollets ? etc.
Les enfants hésitent, ils cherchent sur eux avec leurs mains où peuvent bien être situés les tempes ou les mollets. Certains enfants plus instruits montrent aux autres, mais souvent je suis obligée d’apporter l’information. Les erreurs sont parfois l’objet de fou rire.
– Et l’estomac où est-il placé ?
– Ça sert à manger, dit un enfant.
– Et où est-ce ?
– Dans le ventre.
– Le cœur où est-ce ?
Hésitations, personne ne sait.
– A quoi sert-il ?
– A manger aussi, répond un enfant.
– Pas du tout, dis-je.
– A respirer, hasarde un autre.
– Non plus, avec quoi respire-t-on ?
– Avec le nez.
– Et où va l’air qui passe par le nez ?
– Dans l’estomac.
Cet échange de vues avec les enfants me révèle à quel point ils ignorent le fonctionnement de leur corps. Il me semble urgent de leur faire mieux connaître ce qui se passe en eux. C’est pourquoi j’introduis, de façon impromptue et sans matériel une leçon succincte d’anatomie. Avec la craie au tableau je dessine un corps et je dis aux élèves que nous allons imaginer que c’est un homme de verre à l’intérieur duquel nous pouvons voir les organes qui le font vivre. Et je trace la trachée artère, l’œsophage, le cœur, les poumons, l’estomac, les intestins, etc. Une longue discussion s’ensuit autour de ce schéma.
– L’air entre donc par le nez ou par la bouche, lorsque vous aspirez ou inspirez, il passe par ce tuyau que l’on appelle la trachée artère et cela le conduit ici, dans les deux poumons. Ensuite l’air est rejeté et repart par le nez ou par la bouche en repassant par la trachée artère.
J’invite les élèves à prendre conscience de ce trajet de l’air en eux, en inspirant et expirant, en gonflant les poumons puis en les comprimant.
– Et qu’en est-il de la nourriture que l’on met dans la bouche ? Où va-t-elle ?
– Dans les poumons aussi.
– Non dans l’estomac, dit un enfant plus savant.
– Oui elle va dans l’estomac, elle est conduite jusqu’à l’estomac par un autre tuyau que l’on appelle l’œsophage et que j’ai dessiné ici sur le croquis. Mais avant cela, dans votre bouche la pomme de terre ou la boulette de viande que lui est-il arrivé ?
– On l’a mâchée.
– Oui et comment l’avez-vous mâchée ?
– Avec les dents.
– Oui, avec les grosses dents du fond de la bouche qui servent à écraser et à broyer. Comment appelle-t-on les grosses dents du fond de la bouche ?
– Les canines , répondent plusieurs enfants.
– Non, les canines, nous l’avons dit, ce sont ces petites dents pointues qui poussent à côté des incisives. Les grosses dents plates du fond de la bouche s’appellent des prémolaires et des molaires. La nourriture est donc mâchée et la voici pleine de salive, tout cela pour être plus facilement digérée. Elle arrive dans l’estomac, ici sur le tableau. Que lui arrive-t-il dans l’estomac ?
Ainsi se poursuit la leçon. Les enfants sont très intéressés. Ils savent certaines choses mais commettent beaucoup de confusions. Je leur fais un cours sommaire sur la digestion. Nous parlons intestins, excréments, anus, vessie, foie, reins, etc. Puis je leur explique le fonctionnement du cœur. Je suis, naturellement, restée dans les généralités les plus banales, dans ce que leur jeune âge leur permet de comprendre. Mais pour les élèves ce sont des découvertes. Ils m’ont tous semblé très intéressés mais ce n’est que le lendemain que je comprends combien mon cours les a passionnés, lorsque plusieurs mamans viennent me dire :
« Le cours de médecine que vous avez fait hier a beaucoup intéressé mon fils. A table il n’a parlé que de cela. Il nous a tout expliqué sur le cœur et sur la digestion. » L’expression « cours de médecine » me fait rire, mais je m’aperçois ainsi que cette discussion improvisée avec les enfants était en fait essentielle. Se connaître, savoir de quoi l’on est fait et comment l’on fonctionne est d’un intérêt primordial pour le jeune être humain. Se comprendre permet de se posséder, d’avoir de soi-même la maîtrise psychologique. Tant qu’on n’en sait pas nommer les différentes parties, apparentes ou cachées, le corps reste un mystère, et le mystère est toujours quelque chose d’inquiétant. On n’a aucune prise sur ce qu’on ne connaît pas et il est malaisé de le gouverner. Connaître les différentes parties de son corps, savoir sommairement comment marche « la machine soi » est rassurant et valorisant pour l’enfant. Cela lui donne une meilleure maîtrise de soi. Chaque être humain porte en lui une image de son corps qui l’habite et qu’il habite. Nous connaissons la position de chacun de nos membres par un schéma corporel où ils sont tous enveloppés. Cette image de nous-mêmes se développe et se diversifie au cours de l’enfance. La maîtrise linguistique sur le corps consiste à savoir en nommer chacune des parties. Cette maîtrise linguistique donne une connaissance qui assure une meilleure maîtrise affective et psychologique de son propre être physique. Si ce qui échappe à la connaissance est toujours source d’angoisse, être familiarisé avec les différentes parties de son corps, pouvoir les nommer et en connaître le fonctionnement renforce un sentiment de sécurité. La « machine corps » n’est plus étrangère, elle n’est plus incompréhensible. Il est rassurant de savoir qu’elle est soumise à des lois qui lui permettent de bien fonctionner. C’est pourquoi beaucoup d’exercices en maternelle permettent de mieux connaître son propre corps. Cette connaissance peut-être intellectuelle, comme pendant la leçon de langage que nous venons de décrire, ou prise de conscience physique au cours des exercices de gymnastique ou de rythmique.
Je me trouvais dans la classe d’une collègue, une très bonne institutrice, compétente et dévouée, aimable avec les adultes et les enfants. Une petite fille vint lui montrer le dessin libre qu’elle venait de faire. Ma collègue sourit à l’enfant et lui dit que son dessin était très joli. Puis elle ajouta : « Tu n’as pas fait de soleil, va dessiner un soleil. ». Je fus un peu interloquée par cette intervention. Moi je n’aurais pas agi ainsi. C’est au cours du dessin libre que l’enfant exprime sa personnalité la plus profonde. Chaque élément du dessin a une importance. Chaque élément est constitutif d’un souci de l’enfant. Je sais que le psychanalyste interprète les données des dessins d’enfant et peut découvrir des symptômes de difficultés existentielles dans la représentation et dans l’ordonnancement des figures représentées, leur forme, leur taille et dans leur mise en relation. Par le dessin et à travers l’acte de dessiner, l’enfant parle et se parle. Dessiner ce peut être non seulement s’exprimer, faire surgir des affects et leur donner forme mais aussi réfléchir sur soi-même et sur la vie et évoluer dans sa pensée. C’est pourquoi, en ce qui me concerne, lorsqu’un enfant me présente un dessin libre j’essaie d’être positive et de trouver comment encourager l’enfant, mais, pour faire évoluer le dessin, j’évite toujours d’imposer quoi que ce soit dans le choix des éléments. Faire évoluer le dessin est nécessaire, à l’école, sur un plan pédagogique. Le dessin est une activité artistique. L’enfant apprend à enrichir sa création. Il apprend à ordonner les éléments et à les mettre en page. Il apprend à rendre les formes plus complexes et plus abouties. Il enrichit par des détails. Il prend référence de la réalité pour, sans toutefois s’y conformer, compléter son œuvre. Nous faisons de nombreuses leçons de langage au cours desquelles nous décrivons les diverses pièces de vêtements ou de costumes des garçons, des filles, des adultes, ou bien des clowns, ou bien des fées, etc. Nous observons des types d’habitat, des maisons, des immeubles, des châteaux divers et variés, nous faisons des études d’arbres d’essences différentes, de plantes, de fleurs, nous observons les animaux de la ferme, du zoo, de la mer, etc. Tout cela va permettre à l’enfant d’affiner sa perception et d’enrichir sa production plastique, et de grandir dans sa tête. En dessinant il se dessine, Et plus son dessin est élaboré, plus sa pensée évolue ainsi que sa recherche. Mais si on est dans le cas d’un dessin libre (et non d’un dessin dirigé, ce qui est une autre forme d’exercice) c’est à dire dans le cas d’un dessin où l’enfant a eu le loisir de se confier par la forme et par le trait en toute indépendance et liberté, je ne lui dirai pas d’aller dessiner un soleil. Pour intervenir dans sa création, si je le juge utile, je le ferai de manière détournée et de façon à lui laisser une large plage de liberté qui lui permette d’exprimer quelque réalité tout à fait personnelle. Devant un ciel vide, je dirai par exemple : « Voyons est-ce que tu pourrais ajouter quelque chose dans ton ciel pour le rendre plus habité ? Cherche ce que tu pourrais faire. » L’enfant aurait alors à réfléchir et à s’interroger, à faire des choix, car beaucoup de choses pourraient lui venir à l’esprit. On sait que le soleil en psychologie est d’abord signe de la présence du père. Peut-être que cette petite fille intuitivement n’avait pas du tout envie de voir son père figurer symboliquement dans son dessin. La période œdipienne lui causait peut-être des troubles, des incertitudes. Par contre elle aurait peut-être eu l’idée de figurer la lune, ce qui aurait sans doute exprimé un rapprochement avec sa mère, ou bien une montgolfière si elle se sentait l’envie de s’élever spirituellement, un avion si elle avait le désir de voyager loin. J’ai fait le tour des objets ou des éléments que cette petite fille aurait pu figurer dans son ciel, d’après ma propre imagination, et je vous la livre pour que vous constatiez quelle richesse et quelle ouverture peut permettre à l’enfant d’enrichir son dessin lorsque cette incitation n’est pas close sur un objet unique mais est demande de recherche personnelle : un parachute, un Père Noël, une montgolfière, un ballon, un soleil, une lune, des étoiles, des nuages, un avion, un hélicoptère, un papillon, un oiseau, un vaisseau spatial, une fée, une sorcière, un ange, un cerf-volant, un arc en ciel, un poisson volant, de la neige, du vent... Cette liste n’est pas close. C’est celle que j’ai personnellement imaginée et chacun peut s’amuser à la compléter en fonction de sa propre personnalité. J’ai toujours regretté qu’on ne m’ait jamais appris à interpréter les dessins d’enfants mais, malgré tout, le fait de voir vivre et dessiner des enfants pendant des années donne une certaine expérience et l’on peut discerner quelques données de la personnalité et de l’évolution d’un enfant en se penchant sur ses dessins et en y réfléchissant, tout en gardant ces données en relation avec le comportement et le discours de l’enfant.
C’est le premier jour de l’année et dans cette classe de « petits moyens » la rentrée comme tous les ans est dramatique. Les mamans conduisent leurs enfants jusqu’à la classe et l’institutrice les accueille. Mais beaucoup de petits n’ont pas été suffisamment préparés par leur famille à leur entrée en maternelle. Ils hurlent. Ils refusent de quitter leur mère. L’angoisse est à son comble. Marc s’accroche à sa maman. Il braille. Il a agrippé le manteau de sa mère et refuse de lâcher prise. Il n’entend rien de tout ce qu’on peut lui dire pour le rassurer. La maman, bouleversée, arrive à desserrer l’étreinte et à s’éloigner pendant que je maintiens l’enfant qui veut courir dans le couloir après elle. Je lui parle tendrement. Je le contiens comme je peux. Il se débat et tente de m’envoyer des coups de pied dans les jambes. Je suis dans une position difficile car je ne peux le laisser se sauver. Et d’autre part je dois m’occuper des autres enfants de la classe dont certains sont également en plein désarroi et pleurent. Le désarroi des uns encourage celui des autres et l’ambiance est infernale. Finalement j’arrive à calmer Marc. Il est peu rassuré mais il a compris que sa maman était partie à son travail. Il s’assoit sur un banc en poussant de petits cris. Je lui parle gentiment. Je lui donne un nounours. Il se met à sucer son pouce et ne pleure plus. Mais à ce moment la maman revient. Elle était inquiète et voulait voir si cela se passait bien. Marc lâche le nounours, se précipite sur sa mère, s’accroche à elle et recommence à brailler. Tout est à refaire.
Je me souviens du premier jour de Didier. On aurait dit un escargot rentré entièrement dans sa coquille. Il avait déjà été scolarisé mais l’an passé avait souffert de graves problèmes d’adaptation. Cette année il ne voulait pas revenir à l’école. Il ne voulait pas se séparer de sa maman. Et le voilà accroché à elle en pleurant avec le désespoir de se croire abandonné. Il faut lui faire lâcher prise et la maman s’en va. Didier, pleurnichant, reste debout dans un coin de la classe, tout renfrogné. Il est engoncé dans un anorak beaucoup trop chaud pour la saison et coincé par un sac à dos qui lui ligote les épaules. Complètement muré dans sa carapace, il refuse obstinément de se séparer de l’un ou de l’autre. Il ne veut pas de mes bras protecteurs, il ne veut pas qu’on le touche. Je me dis qu’il va falloir que je l’apprivoise rapidement car je n’ai pas envie qu’il continue, comme l’an passé, à traîner des difficultés d’adaptation. Je lui parle doucement et avec persuasion : « Bonjour Didier, tu es un garçon gentil, cela se voit et ta maman me l’a dit. Moi je m’appelle Marièva. Je suis gentille aussi, je suis la maîtresse. Toi tu es gentil et moi je suis gentille, alors on va bien s’entendre. » Puis, je le laisse et je vais m’occuper d’autres enfants en difficulté. Il m’observe. Il vérifie si je me montre aussi gentille que je prétends l’être. Il peut voir que j’agis avec tous avec douceur. Cela doit le rassurer un peu. Je reviens vers lui : « Ne reste pas tout seul, Didier, tu t’ennuies. Pourquoi est-ce que tu n’irais pas jouer avec les voitures ou les poupées ? Je suis contente que tu sois dans la classe car tu es gentil je le sais. Ta maman me l’a dit. Elle est très gentille aussi ta maman. »
Je le laisse à nouveau quelques minutes pour me consacrer à d’autres. Je reviens vers lui : « Enlève donc ton manteau, tu as trop chaud. Tu n’es pas bien. Il y a des portemanteaux devant la classe, veux-tu que je te montre ? Et le coin bibliothèque, veux-tu que je te le montre ? Toi tu t’appelles Didier et moi je m’appelle Marièva. Tu es gentil et moi aussi je le suis. »
Il est complètement paralysé par son armure. Son anorak fermé jusqu’au menton et son sac à dos le privent de toute liberté. Cependant sa résistance faiblit. Il ne pleure plus. Il regarde tout ce qui se passe dans la classe et a quitté son air malheureux. Mais il reste craintif. Pendant les moments où je m’occupe de lui nous faisons connaissance et lorsque je le laisse seul il a tout le temps d’observer et de réfléchir. Je lui rappelle aussi à quelle heure sa maman viendra le chercher et plusieurs fois je lui demande d’enlever son anorak dans lequel il sue. Petit à petit l’angoisse a fléchit et disparaît et je peux me permettre de défaire la fermeture éclair du blouson sans qu’il offre de résistance. Je sens que des liens sont en train de se tisser. Je vais, je viens, je lui parle. J’attends qu’il soit rassuré. Il est toujours muet et immobile mais son expression a changé. Quand je pense que la glace a suffisamment fondue je tente ma chance pour le délivrer de son carcan et lui rendre sa liberté. Avec enjouement et familiarité je dis : « Allez hop on va enlever le cartable et le manteau, tu étouffes avec ça. » Il résiste à peine, juste pour la forme et se laisse déposséder. Mais je ne veux pas qu’il croit que je le vole et j’explique : « Viens voir où j’accroche tes affaires. Tu pourras les reprendre quand ta maman viendra te chercher. » Il n’a toujours pas dit un mot, mais maintenant il est libre de ses mouvements. Maintenant il est tranquille et rassuré. Je l’entraîne dans la classe et je lui montre les coins de jeux. Il va se joindre au groupe d’enfants qui jouent au garage. C’est gagné. Et ce sera gagné pour toute l’année. Jamais plus Didier n’a montré de difficultés d’adaptation cette année-là.
Antoine ne pleure pas mais on le sent tendu comme un ressort prêt à se briser. Il est muet, les dents serrées, tout entier livré à ses angoisses intérieures. Lorsque sa maman est partie je l’invite à aller vers les coins de jeux, à se joindre aux enfants qui dessinent ou qui s’occupent des poupées. Il ne semble pas m’entendre tellement il est angoissé d’avoir dû quitter sa maman. Finalement il s’assoit sur un banc et reste là, paralysé, sans rien faire. Je dois m’occuper d’autres enfants qui arrivent et qui posent problème. Lorsque le calme relatif est revenu et que la porte est enfin fermée, je reviens vers Antoine, je m’assieds à côté de lui et je lui parle. Je lui explique les activités de la classe. Je lui assure que sa maman sera là à onze heures et demi. Je le rassure autant que je peux. Il est très sage mais tout enfermé à l’intérieur de lui-même. Il ne pleure pas, il n’a pas de réactions. Je dois le laisser souvent pour m’occuper des autres enfants, mais toujours je reviens vers lui pour rompre sa solitude angoissée, par une présence et des paroles rassurantes. Il me semble qu’il se détend un peu mais il reste très longtemps assis là sans vouloir bouger, sans oser rien faire ni répondre à mes sollicitations tendres d’aller jouer. Je me garde bien d’insister pour ne pas le brusquer, mais je passe de longs moments près de lui à lui parler avec douceur. Finalement le noyau d’angoisse se desserre un peu. Il se lève et va faire un dessin. Il semble plus serein. Je reviens vers lui plusieurs fois très brièvement pour un petit mot de soutien. Tout semble à présent aller mieux. Ma présence protectrice paraît l’avoir rasséréné. A midi il s’en va avec sa maman, il est très calme. Quelle n’est pas ma surprise à treize heures trente de voir sa maman furieuse s’en prendre à moi et me disputer en me disant :
– Pourquoi est-ce que vous l’avez grondé ?
Je tombe des nues.
– Le gronder ? Mais en effet pourquoi est-ce que j’aurais fait cela ? Mais madame je ne suis pas un monstre pour gronder les enfants un premier jour de classe.
L’enfant, rentré chez lui avait libéré toute la tension nerveuse maintenue pendant cette matinée malgré mes efforts pour le rassurer et avait éclaté en sanglots. Sa maman ne comprenait pas puisqu’il n’avait pas pleuré pour venir le matin, intériorisant toute son angoisse. Elle en avait déduit que je l’avais grondé et s’en prenait à moi. Je lui expliquais combien, constatant l’extrême tension de son fils, j’avais fait d’efforts pour l’aider. La maman ne concevait pas que son fils puisse être angoissé.
– Imaginez-vous, lui dis-je, que vous-même vous ayez à changer du jour au lendemain à la fois de travail, d’appartement et d’amis, que vous ayez à rentrer dans un monde radicalement différent de celui que vous avez toujours connu, vous aussi vous seriez inquiète et angoissée, et pourtant vous êtes adulte, vous avez de la force. Et lui qui est tout petit, qui a quatre ans, qui se sent vulnérable, le voilà parachuté dans un lieu qu’il n’a jamais vu, avec une maîtresse qu’il ne connaît pas, dont il ignore les réactions, parmi un groupe d’enfants dont la plupart sont nouveaux. Il a peur de tous les dangers. Il est normal qu’il soit tendu et angoissé, d’autant plus qu’il s’agit d’un enfant sensible et intelligent.
La mère d’Antoine réalisa la situation et se radoucit à mon égard. Antoine était un enfant d’une sensibilité plus importante que la normale. En fait c’était un enfant surdoué comme il le montra plus tard au cours de l’année. Il s’adapta rapidement, se passionna pour de nombreuses activités, eut des résultats au-delà de toute attente et aima l’école. Je ne pus que me féliciter toute l’année d’un tel élève qui m’apporta beaucoup ainsi qu’à l’ensemble de la classe. Les relations avec la maman, une femme attentive et intelligente, devinrent les meilleures.
Le premier jour de classe est toujours le plus difficile de l’année. L’adaptation à la petite et à la moyenne section de maternelle se passerait mieux si les parents prenaient grand soin de préparer leurs enfants à ce changement de vie. Quelques semaines avant la rentrée la maman et le papa peuvent présenter à l’enfant le fait d’aller en classe comme une chance, comme une promotion. L’école c’est non seulement le lieu où l’on s’amuse mais aussi celui où l’on grandit en savoir et intelligence. C’est l’inconnu pour l’enfant qui est angoissant. Si les parents ont pris soin de s’informer sur le fonctionnement de l’école et de la classe où doit entrer leur petit ils peuvent longuement expliquer à cet enfant quelles sont les activités qui l’attendent, quel genre de vie il aura avec une gentille maîtresse, dans une classe pleine de jouets avec de bons copains. Il faut, pour dédramatiser, valoriser l’école, cela permet de réduire la légitime inquiétude de l’enfant. Et c’est également un fait important de renseigner le futur élève sur l’heure à laquelle il quittera l’école pour rentrer chez lui. La maman peut dire : « Je viendrai te chercher à quatre heures et demi. Tu resteras à l’école de huit heures trente à quatre heures et demi de l’après midi. L’heure à laquelle les mamans viennent chercher les enfants s’appelle l’heure des mamans. » Un enfant de moins de cinq ans ne sait pas lire l’heure, mais la pendule est un objet technique dans lequel il a confiance. Il arrive que des enfants demandent l’heure pour se rassurer. La maîtresse montre la pendule, donne l’heure exacte et précise combien de temps il faut attendre avant la magique heure des mamans. Si les enfants peuvent visiter l’école et rencontrer les maîtresses avant leur premier jour de classe c’est naturellement beaucoup mieux. Et le jour de la rentrée ils peuvent apporter un objet transitionnel, un ours, une poupée ou un chiffon qui sera un lien entre la classe et la maison et leur permettra de se sentir moins isolé dans un monde encore inconnu. Dans presque toutes les classes il y a un téléphone jouet. L’enfant peut jouer à appeler sa maman et cela contribue à le rassurer. Un jour de rentrée scolaire les parents souvent sont également angoissés, se demandant comment cette journée et les suivantes vont se passer pour leur enfant. Il ne faut surtout pas qu’ils montrent leur inquiétude à leur petit au risque de la leur communiquer. Bien au contraire ils soutiendront la personnalité de leur fils ou de leur fille s’ils se montrent sûrs et enjoués. Les « au revoir » ne doivent pas se prolonger. Après une chaleureuse mais courte embrassade, il est bon que les parents partent rapidement en laissant l’enfant aux bons soins de la maîtresse. S’ils montrent qu’ils ont confiance en l’enseignant, que c’est un ami, l’élève aussi aura confiance et prendra celui-ci comme substitut de ses parents. En fait l’attitude des parents conditionne beaucoup celle de l’enfant. Quant à la maîtresse son rôle est essentiel. Elle doit rassurer, comprendre, apprivoiser. De la façon dont les enfants auront vécu leur premier jour de classe dépendra leur bonne adaptation les jours suivants. La première impression est très forte et agissante. L’enseignant doit trouver des trésors de tendresse et agir avec beaucoup de diplomatie pour répondre aux enfants en difficulté affective et leur faire comprendre en un minimum de temps que la classe est un lieu accueillant où il fera bon vivre. C’est dès le premier jour qu’il doit gagner la confiance de tous ses élèves. Les premiers liens sont décisifs. C’est pourquoi, malgré la fatigue, la maîtresse se multiplie, console, mouche, réconforte, parle, apprivoise, maternellement.
Je me souviens du cadeau de Geneviève, une petite fille fragile et qui connaissait des difficultés relationnelles et d’adaptation. Geneviève était une enfant extrêmement soucieuse, d’une très grande timidité et qui montrait de l’anxiété pour le moindre petit problème. Elle avait toujours peur de mal faire, toujours peur de ne pas y arriver. Elle semblait se tourmenter sans cesse par crainte de ne pas être acceptée. En classe Geneviève cachait son dessin avec son bras lorsqu’elle dessinait, afin que les petits camarades ne voient pas ce qu’elle avait produit et sans doute ne la jugent ou ne la découvrent. Elle était incapable de s’exprimer seule face au groupe et refusait obstinément de venir réciter en solo la moindre comptine, la plus petite récitation. Cependant à l’intérieur du groupe lorsque nous reprenions en chœur, elle montrait qu’elle connaissait le répertoire par cœur et qu’elle avait beaucoup de mémoire. Mais elle était terrorisée à l’idée de subir le regard des autres. Les encouragements ne servirent à rien de toute l’année. Le père de Geneviève s’inquiétait. Il me demanda plusieurs fois d’insister, de la pousser, de la solliciter tous les jours. Je lui expliquais qu’en aucun cas je ne voulais obliger sa fille et passer outre à sa peur, qu’il fallait lui laisser le temps de grandir à son rythme, qu’elle seule savait ce dont elle était capable et ce qui lui convenait. Les résultats scolaires, sauf en mathématiques n’étaient pas très bons. Geneviève bâclait souvent son travail, ou manquait de persévérance, ou manquait d’attention ; elle tenait rarement compte des consignes données. Geneviève était également très maladroite sur le plan de la motricité, ce qui me préoccupait. Elle n’était pas à l’aise avec son corps. Elle avait des difficultés pour sautiller, pour reconnaître un rythme simple. En gymnastique elle était lente et embarrassée lors des parcours. En classe elle montrait souvent de l’agitation et de la nervosité. Bien que je prenne grand soin de la traiter avec beaucoup d’indulgence, elle s’inquiétait sans cesse de ce que je pensais d’elle. Elle n’avait besoin pour se rassurer que de louanges inconditionnelles et ne supportait aucune remarque, si innocente soit-elle. Un jour je lui dis : « Attention Geneviève ton pinceau coule. » Il n’y avait aucune sévérité dans ma voix et l’enfant ne répondit pas, elle essuya simplement son pinceau sur le bord du godet, comme il était naturel. Ce ne fut que le lendemain que j’appris de la bouche de sa mère, les répercussions dramatiques qu’avait eues ma remarque anodine. La petite fille s’était tourmentée toute la soirée. Elle avait mal dormi. Elle pensait avoir démérité, avoir perdu mon affection. Quoi que je fasse pour la rassurer Geneviève pensait être moins aimée que les autres enfants de la classe et sa mère venait me faire des reproches. Pour ma part j’étais très ennuyée, car malgré mes conseils, malgré de longues conversations, ses parents tenaient absolument à ce que leur fille passe prématurément au cours préparatoire. Ils avaient déjà décidé qu’elle entrerait en hypokhâgne après son baccalauréat et pensaient, ce qui est totalement faux pour beaucoup d’écoles, qu’il lui faudrait pour cela un an d’avance. Quelle misère, quel danger pour cette petite fille qui avait si peu de maturité affective ! Comment pourrait-elle sans dommage grave sur sa personnalité, elle si fragile, subir le stress d’un cours préparatoire ? Comment le supporterait-elle ? En primaire il y aurait des échéances, des notes, des appréciations. Ce serait difficile pour elle de se sentir critiquée. Elle n’avait pas encore appris l’application et la persévérance. Elle n’avait pas du tout la sûreté affective nécessaire pour ce changement. Le rythme et les exigences de l’école primaire ne pouvaient que la déstabiliser plus encore. Il n’y aurait plus tous les jeux, toutes les activités créatrices, les contes et la grande liberté de l’école maternelle pour lui permettre de s’épanouir, de développer son imaginaire et la confiance en soi qui lui manquait encore. Que d’angoisses en perspective pour cette toute petite fille ! Je n’osais imaginer ce qui risquerait de se passer en récréation dans la cour de la grande école, elle si menue, si jeune, si apeurée pour des riens et qui se ferait bousculer par de grands garçons qui auraient jusqu’à quatre ans de plus qu’elle, avec le risque, en raison de son tempérament, de devenir un souffre-douleur que l’on s’amuse à tourmenter. La grande section était indispensable pour lui permettre de grandir avant d’entrer au cours préparatoire. Elle était indispensable pour que Geneviève acquière de la maturité, pour qu’elle apprenne à canaliser ses sentiments, pour qu’elle évolue et gagne en force et en assurance, pour qu’elle fasse des progrès dans le travail de classe et surtout pour qu’elle ait le temps de jouer, et même d’apprendre à jouer, ainsi que le temps de développer une aisance artistique. Geneviève qui souffrait d’une trop grande sensibilité était une enfant intelligente. Et sa personnalité était asymétrique. La petite fille excellait dans les exercices mathématiques. Elle passait également beaucoup de temps à faire des puzzles. Mais, le plus souvent, elle délaissait tous les autres jeux de son âge. On ne la voyait ni au coin poupées, ni au coin déguisement, ni au coin garage. Elle ne s’intéressait pas aux jeux de construction ni à la bibliothèque. Elle n’aimait ni dessiner, ni écrire. J’essayais de dissuader ses parents de demander le passage prématuré en école primaire mais ils n’écoutaient aucune de mes raisons. J’en étais désolée. Certes les parents adoraient leur petite fille et l’enfant leur était très attachée. Il y avait une véritable entente entre Geneviève et sa mère. Et celle-ci s’occupait de sa fille plus qu’il est habituel. Mais je devinais qu’il y avait un tel investissement affectif que Geneviève était surprotégée et de ce fait fragilisée. Et surtout les parents attachaient une importance démesurée à la réussite scolaire et entraînaient leur petite fille au-delà de ce qui était raisonnable à son âge, ne percevant pas que cette trop grande exigence était source de stress et dommageable pour l’équilibre d’une enfant si jeune. Je montais un dossier de dérogation aussi complet que possible, mais hélas, comme à l’accoutumée, la commission ne se soucia absolument pas de la trop grande émotivité et de la fragilité de l’enfant. Elle ne tint aucun compte de la faiblesse en motricité ou dans les travaux artistiques. Comme à l’ordinaire elle ne tint compte que des exercices mathématiques joints au dossier, tous excellents, et l’accepta. « Pauvre Geneviève, pensais-je, qui aurait tant de mal, l’an prochain, à s’adapter à sa nouvelle vie. Pourvu qu’elle ne souffre pas trop et que devenue adolescente elle n’ait pas à payer le surcroît d’angoisse de sa petite enfance. Pourvu que ce passage prématuré ne constitue pas un traumatisme trop important et qui laisse des traces dans sa personnalité. »
Mais je n’ai pas encore parlé du cadeau de Geneviève, qui m’apprit à la mieux connaître et me renseigna sur les problèmes qu’elle rencontrait à la maison. Les enfants me faisaient fréquemment des petits cadeaux. C’était soit un petit dessin rapide (qui naturellement n’avait rien à voir avec les superbes dessins sur lesquels, en classe, on s’appliquait et passait du temps.), soit un bonbon, soit même une plume de pigeon ramassée dans la rue, ou un caillou. Je les remerciais chaleureusement de leurs petites attentions qui me touchaient. Et Geneviève, un jour, m’apporta elle aussi un cadeau. Mais ce cadeau ne me fit aucun plaisir et même, il m’inquiéta. C’était un dessin. Ou plutôt c’était un mélange de dessin et d’exercice mathématique. Et c’était quelque chose de très compliqué, de très difficile, de très appliqué, (elle qui en classe l’était si peu.) Je soupçonnais la maman d’avoir dirigé ce travail, car c’en était un, qui avait dû prendre des heures. Elle avait dû se donner beaucoup de peine, Geneviève, pour réussir cette performance. Il ne s’agissait là en rien d’une conduite enfantine. L’effort avait dû être intense et long. J’y voyais, plutôt qu’un présent enfantin, un réquisitoire pour que je l’admire, un désir de m’éblouir et d’obtenir mon affection, peut-être aussi un désir de faire mieux que les petits camarades. Et quels étaient les sentiments de la maman ? Où se situait la part de Geneviève et celle de sa mère ? Je fus désolée. Je pris le cadeau, je souris à l’enfant et je la remerciais, mais la chaleur n’y était pas. Je ne voulais surtout pas l’encourager à recommencer. Je ne voulais pas que pour provoquer mon intérêt ou susciter mon amitié elle passe ses mercredis à me préparer des cadeaux princiers. Il n’est besoin d’aucun effort pour susciter mon affection, elle est là, offerte, il n’y a qu’à la prendre. Et les efforts, mesurés, que les élèves font en classe le sont à leur bénéfice et non au mien propre. Ils sont proportionnés à l’âge et aux possibilités des enfants. Ceux-ci travaillent parce qu’il est intéressant de grandir et de devenir intelligent et non pour me faire plaisir. Et ils travaillent tant qu’ils en ont envie et sans se forcer, pendant des périodes de temps raisonnables et non pendant des heures. C’est moi qui dirige la classe, c’est vrai, mais je suis au service des enfants. Comment le faire comprendre à Geneviève ? Malgré mon sourire, malgré mon remerciement, la petite fille fut bouleversée par mon manque d’enthousiasme. Moi qui me montrais heureuse d’un caillou, elle avait pensé que je bondirais de joie devant son magnifique présent. Elle rapporta sa déception à sa maman qui me reprocha ma froideur et m’accusa de ne pas aimer sa fille. Cette dame me confirma que Geneviève avait passé des heures sur ce dessin. Elle ne me dit pas dans quelle mesure elle avait organisé cette situation. En classe je fis le contraire de ce que la maman aurait voulu que je fasse. Je ne poussais pas du tout Geneviève vers les travaux intellectuels, je l’incitais à jouer, à aller au coin poupées qu’elle fréquentait peu, à jouer au garage, aux jeux de construction. J’essayais de la faire rire. Je ne lui demandais pas de résultats positifs. J’aurais voulu qu’elle comprenne que je l’appréciais pour elle-même et non pour son travail. Bien sûr je ne dévalorisais pas les exercices intellectuels, mais j’aurais voulu qu’elle saisisse que le jeu et le plaisir sont également des valeurs importantes. Si bien qu’un jour, en arrivant à l’école, elle m’apporta un cadeau, un très joli cadeau. C’était un petit gribouillage vite fait sur un morceau de feuille un peu froissé qui avait été déchiré rapidement d’un bloc de papier. Un cadeau qui n’avait pas dû lui coûter plus de vingt secondes. Il n’y avait là aucun effort, rien que le désir de me faire plaisir à peu de frais. Seule l’intention restait et la fatigue était exclue. Je fus enchantée. Je remerciais chaleureusement. Cela montrait que Geneviève était beaucoup plus libre avec moi. Elle ne me considérait plus comme une idole, mais comme une amie avec laquelle il n’est pas obligatoire de beaucoup travailler pour se faire apprécier. Ce petit présent était le signe d’une évolution. Il s’agissait là, enfin, d’une conduite enfantine.
C’est la récréation et je m’accorde quelques minutes de repos dans la salle des maîtres. Une jeune collègue parle d’un menu événement qui s’est déroulé dans sa classe. Il concerne le petit Gautier, un enfant qu’elle n’apprécie pas et même qu’elle ne supporte pas. Elle le trouve menteur, dissimulé, sournois, paresseux et bête. C’est, du moins, ce qu’elle nous confie. Et ce vilain gamin, à ses yeux, refusait de participer à l’atelier peinture. Il refusait obstinément de prendre un pinceau, de tracer quoi que ce soit à la peinture sur une feuille. Il n’y avait rien à faire et cela durait depuis des jours. Mais elle est contente d’être venue à bout de ce problème. Qu’a-t-elle fait ? Elle l’a attrapé, elle l’a secoué, elle lui a enfilé de force un tablier de protection, elle lui a mis un pinceau dans la main, elle l’a planté devant la feuille blanche et elle lui a dit rudement : « Peins ! ». Il s’est mis à pleurnicher. Elle a redit : « Peins ! ». Et il a peint en pleurant... Je n’ose pas intervenir tellement ma jeune collègue semble sûre d’elle. La connaissant je sais qu’elle n’acceptera pas mes conseils. Mais je m’interroge une fois de plus sur la formation des enseignants en maternelle. Ou plutôt sur leur absence de formation correcte. Comment peut-on méconnaître à ce point les besoins des élèves de cet âge, leurs problèmes et leur psychologie. ? Elle n’a visiblement rien compris à ce qu’est un enfant de quatre ans. Le petit Gautier, je le connais un peu car c’est le fils de voisins. Il vient d’avoir une petite sœur et les parents, assez sévères, ne comprennent pas sa légitime jalousie. Ils le grondent lorsqu’il s’approche du berceau. Bien sûr j’ai essayé de leur expliquer les sentiments de leur fils qui n’ont rien que de très banals, mais ils sont inquiets et n’acceptent pas l’attitude du petit. Ils sont sans indulgence. Cela pourrait expliquer ses troubles de caractère et le fait qu’il soit dissimulé ou menteur. Il a surtout besoin d’être accueilli, compris et encouragé à devenir un grand frère responsable et non pas rejeté par tous. Cela doit être invivable pour lui d’avoir l’impression que ses parents ne l’aimaient plus et de vivre à l’école l’hostilité de l’enseignante qui l’a pris en grippe. Quel tourment et quelle solitude ! Et puis franchement quoi ! Un enfant qui refuse de peindre en début d’année c’est tellement courant. Comment lui en donner le goût ? C’est vraiment très simple. Cela demande, naturellement, un certain savoir-faire, du calme, de la patience, du temps, un peu d’intuition aussi et un échange chaleureux avec l’enfant. Il faut chercher avec lui d’où vient son inhibition. A-t-il peur de se salir, comme sa maman le lui a peut-être interdit ? « Mais puisqu’il y a des tabliers de protection, tu ne risques rien, bien sûr. » Pense-t-il que la peinture est quelque chose de sale ? Il identifie peut-être celle-ci aux excréments. Ses problèmes remontent peut-être à la période d’apprentissage de la propreté. A-t-il peur de ne pas y arriver ? Avec vos encouragements cela devrait s’arranger. A-t-il peur des appréciations des camarades ? C’est une si grande feuille si visible de tous, sur le mur. A chaque situation il y a une réponse différente à donner. Bien sûr on ne pose pas toutes les questions le même jour. Il s’agit plus de suggestions que de leçons à donner. Le maître devra bien observer l’élève non seulement lorsqu’il le sollicite pour participer à l’activité peinture, mais également au cours des autres activités. Quelle relation entretient-il avec les matières et matériaux divers, comme la pâte à modeler, les crayons feutres ou la colle ? Comment se comporte-t-il au coin toilette ? Comment réagit-il lorsqu’un autre enfant le salit ? Comment réagit-il devant un travail qui lui semble ardu ou un exercice nouveau ? Et puis l’enfant a besoin d’être apprivoisé. Il a besoin de prendre le temps de la réflexion. Il lui faut beaucoup observer ses camarades du coin peinture pour se rassurer. Il lui faut rassembler son courage avant d’oser. En même temps, petit à petit, l’adulte lui révèle tous les avantages d’une telle activité. S’il essaie il va y prendre du plaisir. Il va pouvoir dans quelque temps, avec un peu d’apprentissage, créer de splendides représentations d’un arbre, d’un poisson, d’une maison. Sa maman sera fière de lui. D’ailleurs, les adultes peignent aussi, dit le maître, on peut voir leurs créations dans les musées. Évidemment, avant de réussir de si belles œuvres il a fallu qu’ils apprennent quand ils étaient petits. Et on ne réussit pas du premier coup. L’institutrice est là pour l’aider à progresser. Finalement c’est très facile de peindre et il en est parfaitement capable, affirme-t-elle. Je me suis très souvent trouvée devant le cas d’élèves qui refusent de peindre mais je n’ai jamais connu d’enfant qui persévère très longtemps dans son refus. Un jour il se sent prêt, et même s’il n’est pas complètement sûr de lui, devant les encouragements de l’adulte il accepte de prendre un pinceau et de tracer un trait ou de faire une tache sur la feuille blanche. Quelle joie pour vous, la maîtresse ou le maître. Surtout ne cachez pas votre joie, votre enthousiasme. Cette tache est vraiment une tache extraordinaire. Elle est la marque, le témoin, la signature qu’une inhibition a été vaincue. A présent il faut encourager le désir de continuer, faire naître le plaisir de peindre. En effet la notion de plaisir ne peut être absente des activités artistiques. Peindre, c’est aimer peindre, créer c’est aimer créer. Un enfant qui, obligé de peindre, le fait en pleurant, se coupe peut-être définitivement de la joie de créer par la peinture. Or, le but essentiel de l’école c’est de développer chez les êtres humains le goût de faire, la joie de s’exprimer. L’important n’est pas le travail réalisé par l’enfant mais la façon dont ce travail a été réalisé, c’est à dire la participation affective et intellectuelle de l’élève à son œuvre. Un dessin que d’aucuns jugeront raté, exécuté par un enfant malhabile, peut être considéré comme une grande réussite s’il a entraîné son auteur à beaucoup s’appliquer et à faire des efforts tout en y trouvant du plaisir. Le bon maître juge moins souvent le travail réalisé que le soin qu’il a coûté à l’enfant. C’est pourquoi lorsque celui-ci accepte enfin de peindre, son travail n’est pas terminé. L’élève a encore besoin d’encouragements chaleureux. Il arrive assez souvent qu’un enfant qui refusait au départ l’idée de se servir d’un pinceau, demande à participer tous les jours à l’activité peinture. Il a découvert là une joie féconde, les moyens de devenir un artiste. Le fait, déjà, qu’il ait remporté une victoire sur lui-même est important. Je ne connais aucun artiste peintre qui peigne en pleurant et en détestant ce qu’il fait. Par contre ceux qui se passionnent, qui y mettent toute leur âme, sont capables des meilleures œuvres, des meilleures réalisations.
Pauvre petit Gautier, non seulement il fallait lui donner le goût de peindre, qui l’aurait aidé à s’épanouir, mais il fallait aussi le réconcilier avec sa sœur, avec ses parents. Il y avait beaucoup à faire pour améliorer la vie de cet enfant, un rattrapage affectif dans lequel la maîtresse pouvait, elle aussi, trouver des satisfactions. Mais peut-être que l’année prochaine il tomberait sur une institutrice moins ignorante que ma jeune collègue, quelqu’un qui lui redonnerait des chances. Mais plus le temps passait, plus le mal prenait racine. L’année prochaine le pédagogue aurait des difficultés à réparer ce qui avait été brisé cette année et à redresser la situation.
Pour toutes les leçons ou activités où le groupe est réuni et où toute la classe se retrouve assise sur des petites chaises face à moi-même, la maîtresse, également assise sur une petite chaise, je ne manque jamais d’être encombrée de carnets, de classeurs et de livres. Chaque carnet ou classeur est de couleur différente. Les livres vont devenir un des supports de la leçon ou vont en permettre l’illustration. Lorsque nous récitons des comptines je me réfère immanquablement au petit classeur bleu. Le petit classeur bleu est un épais répertoire de toutes les comptines apprises ou encore inconnues. Sur chaque fiche du classeur il y a une comptine différente. Parfois je détache devant les enfants les fiches dont nous aurons besoin ce jour-là et je les pose sur mes genoux. Parfois, souvent à la demande des élèves, je feuillette le classeur à la recherche d’une comptine nouvelle. C’est une vraie mine de découverte et de plaisir ce petit classeur bleu. Mais le petit classeur noir, très épais lui aussi, est encore plus intéressant. Aux yeux des enfants, c’est le plus précieux de tous certainement. Le petit classeur noir renferme des tas d’histoires, des tas de contes de fées, tous plus passionnants les uns que les autres. C’est une vraie merveille ce petit classeur noir, un vrai trésor. Souvent, sans rien annoncer, sans regarder les élèves, sans sourire, je pose le classeur bleu après la récitation des comptines et, lentement, tranquillement, je ramasse le classeur noir, qui est à mes pieds parmi d’autres. Je le pose sans hâte sur mes genoux et je l’ouvre. Alors tout le monde fait : « Wouah, wouah. » Que je pose le classeur noir sur mes genoux crée dans le groupe une excitation joyeuse, un plaisir extrême, une jubilation. Le moment du conte de fées, tel que je le conçois, c’est à dire de la façon la plus théâtrale possible est le moment le plus passionnant de la journée. Le geste de poser lentement sur mes genoux le petit classeur noir et de l’ouvrir sans hâte à la recherche du conte qui sera joué par moi ce jour-là fait partie du rite qui précède, qui prépare un grand moment de plaisir et d’émotions. Il y a d’autres classeurs. Il y a le classeur des poésies et récitations, très intellectuel celui-là. Il y a le grand classeur de la musique et des chansons, avec ses partitions. Il y a le petit classeur vert que j’emporte lorsque nous partons faire de la gymnastique. Et il y a celui, très gros, des fiches de préparation des leçons de la journée. Aucun ne comporte d’images. On n’y trouve que des fiches couvertes de mon écriture. Mais pour les enfants ce sont autant de sources d’intérêt. C’est comme si, avec mon écriture illisible pour eux qui ne savent reconnaître que quelques mots écrits en gros au tableau, comme si, dis-je, j’y avais déposé, enfoui, des secrets et toute une culture qu’ils ont hâte de posséder. Ainsi prennent-ils conscience de la valeur de la chose écrite qui permet d’engranger et de conserver tant de pouvoirs indispensables. Ils attachent d’autant plus d’intérêt et d’attention ensuite à leurs propres cahiers de récitations, de mathématiques, leurs répertoires de dessins, de graphismes, d’écriture, dont ils se montrent si fiers, qu’ils désirent montrer à leur maman le soir, qu’ils ont hâte d’emmener chez eux en fin d’année. Il arrive souvent qu’après m’être servi de mes classeurs, je ne les range pas immédiatement, que j’en abandonne un sur ma chaise pour organiser d’autres activités avec les élèves. Alors que les enfants sont en ateliers ou jouent librement, j’en vois un parfois, plein de curiosité, qui cherche à comprendre le mystère et qui feuillette le classeur, illisible pour lui évidemment puisqu’il n’y a là dedans que mon écriture et pas une seule image. Je surveille un peu de loin, car je tiens à cet outil de travail, précieux pour moi, indispensable. Jamais aucun enfant n’a cherché à abîmer cet instrument auquel pourtant il ne comprenait rien. Jamais une page n’a été arrachée. Il y a une sorte de réserve, de respect de chaque élève envers ces témoins de la chose écrite. Et moi j’espère, en les voyant feuilleter ainsi, que cela leur donnera envie d’apprendre à lire et à écrire pour pouvoir un jour déchiffrer tous les secrets.
Et parmi les livres et les classeurs qui sont toujours à portée de main, il y a bien sûr, le dictionnaire, indispensable dans bien des cas, bien qu’il ne serve pas systématiquement, ni même tous les jours. Le dictionnaire est toujours sur le bureau, tout prêt, au cas où on aurait besoin de lui. A quatre ans il est temps d’apprendre le fonctionnement du dictionnaire et son utilité. Évidemment, à cet âge on n’a pas de notions concernant l’alphabet. Et si l’on apprend tout juste à reconnaître un mot d’un autre, si bientôt on commencera à construire une phrase simple, il n’est pas encore question de lettres, loin de là. Cela n’empêche pas de comprendre le fonctionnement global du dictionnaire et son utilité. Évidemment le mot nouveau, incompréhensible pour les enfants et pour lequel l’adulte ce jour-là, éprouve des difficultés à trouver un synonyme qui soit explicite pour tous, c’est la maîtresse qui va le chercher dans le dictionnaire, elle seule en est capable pour le moment. Mais la maîtresse ne cherche pas en silence, pour elle seule. Elle cherche tout haut. Et de la façon dont on la voit chercher on comprend bien qu’elle ne cherche pas au hasard, en tournant les pages n’importe comment. La maîtresse a une méthode. C’est comme si elle suivait une piste qui la conduira au mot qu’elle désire trouver, que tous désirent trouver. Et l’on comprend bien que n’importe quel mot n’est pas mis à n’importe quelle page, qu’il y a une place précise pour chacun et que la maîtresse a dans la tête un plan qui permet de tous les retrouver rapidement là où ils sont rangés, malgré toute cette jungle de mots écrits partout. La maîtresse arrive progressivement à son but. Et ce sont les autres mots du dictionnaire, ceux dont elle n’a pas besoin pour le moment, qui lui tracent le bon chemin. Il suffit d’être méthodique, c’est tout. Parfois les autres mots indiquent qu’il faut revenir en arrière, tourner les pages dans l’autre sens, parfois qu’il faut continuer à avancer dans le même sens. Et pourtant ces autres mots n’ont rien à voir avec celui qu’on cherche, bien que plus on se rapproche, plus on peut remarquer qu’il y aurait bien une similitude phonétique au début de chacun. Et de plus, dans ce dictionnaire, que d’inconnus, que de mots dont on n’a jamais entendu parler ! Mais comme on sait qu’ils sont tous expliqués, c’est assez rassurant. C’est bien de prendre conscience que tout a un sens, une signification, que tout sera maîtrisable le jour où l’on saura lire comme la maîtresse et s’y retrouver dans le dictionnaire. La maîtresse cherche avec les yeux et avec le doigt. Elle est attentive. Elle cherche pour elle-même mais tout haut : « Magnanime, magnanime, on cherche magnanime, voyons, voyons, B, C, E, M, M, M, c’est par là. Voyons, voyons, magasin, mage, magique, on y arrive, magistrat, magma, ah, voilà, magnanime, c’est là, j’ai trouvé. » Parfois la définition du dictionnaire est tout à fait claire, parfois plus obscure. La maîtresse la lit, puis explique avec des mots plus usuels ce qu’il faut comprendre. Magnanime : le dictionnaire dit entre autre: « qui est enclin au pardon des injures. » Les injures, c’est un mot que l’on connaît, on cherche des exemples. Quand est-ce que l’on a vu des gens échanger des injures ? Et soi-même est-ce qu’on a injurié un jour un copain, est-ce qu’on a été injurié ? Et pardonner les injures qu’est-ce que cela veut dire? La maîtresse pose des questions, on imagine une situation. Et si l’on était injurié dans la cour par un copain malveillant qui nous traite de « pipi », « caca », « tu-pues-du-cul » ou pire encore, est-ce qu’on le laisserait repartir en lui pardonnant, ou même si plus tard il avait faim est-ce qu’on lui offrirait un gâteau sans penser aux injures passées, ou bien au contraire est-ce qu’on le chercherait dans toute la cour de récréation pour lui donner le bon coup de pied qu’il mérite ou même deux ou trois coups de pied ? Est-ce qu’on serait magnanime ou revanchard ? Et être enclin à quelque chose qu’est-ce que cela veut dire ? Le plus souvent la maîtresse n’a pas besoin du dictionnaire pour donner une explication juste à un mot difficile car mêmes les mots les plus usuels sont souvent difficiles, mais il arrive aussi qu’elle ait du mal à trouver une définition exacte. Alors quand les élèves voient qu’elle est un peu embarrassée, qu’elle fait : « Qu’est-ce que je pourrais bien vous dire d’autre pour vous expliquer? » Il y a toujours plusieurs enfants pour lui conseiller spontanément : « T’as qu’à chercher dans le dictionnaire. » C’est tellement pratique, cet instrument de connaissance où l’on trouve tout.
En maternelle, c’est important, tout est affaire de relations : relations avec les copains de la classe, des autres classes, avec la maîtresse de la classe, celles des autres classes, avec tous les adultes de l’école, mais également relations avec les objets, les jouets, les outils, avec les différentes activités, sans oublier la relation avec soi-même, avec sa propre affectivité et ses propres facultés. Le monde des relations touche tous les domaines. Si les relations s’instaurent avec bonheur, dans la paix de l’esprit, le développement harmonieux de la personnalité permet à l’enfant d’acquérir un bon équilibre et un concept de soi positif. Le développement intellectuel et affectif se fera sans problèmes majeurs. Mais dans le monde immense et ramifié des relations n’oublions pas les relations avec l’espace et le temps vécus. En effet, comment bien se construire dans un espace hostile ou angoissant en vivant un temps non maîtrisable, non connu ou non domestiqué ? C’est impossible.
L’espace vécu, à l’école maternelle, c’est d’abord celui de la classe. C’est un espace riche et très confortable où le plaisir est partout. L’enfant aime y vivre car tout y est conçu pour satisfaire ses moindres besoins. Il y a un coin poupées, bien agencé et joliment aménagé avec des poupées, un ours, des peluches, des meubles et des habits. Souvent le coin cuisine jouxte le coin poupées. Dans ma classe il y avait également un grand tiroir contenant des déguisements, juste en face d’un grand miroir. Ensuite venait le coin bibliothèque qui était aussi le coin repos. Bien sûr, il y a toujours un coin garage, avec des petites voitures et des circuits. Il y a le coin peinture avec ses grandes feuilles murales où tout est conçu pour que l’enfant trouve du plaisir à s’exprimer en créant. Il y a la grande piste graphique du tableau qui tient presque tout un pan de mur avec, à la disposition de l’élève, des craies de toutes les couleurs. Et au milieu de la classe les groupes de tables sont disposés pour que chacun puisse dessiner avec des crayons de couleur, des crayons feutres, des crayons de papier, des craies d’art, des encres, etc., ou pour qu’il puisse bricoler avec toutes sortes de matériaux, ou pour qu’il puisse faire du modelage avec de la pâte à modeler ou de l’argile. Et n’oublions pas les jeux éducatifs nombreux et différents et les puzzles qu’il va chercher librement dans les casiers ouverts où ils sont rangés. L’enfant peut se déplacer, venir à sa guise dans le coin de jeux qu’il a choisi et changer d’activité s’il le souhaite. Il peut profiter, selon ses désirs du moment, de tout ce qui lui est offert et profiter de la vie. Et tout cet univers est arrangé avec goût par l’éducateur qui cherche à rendre le cadre agréable et chaleureux. Sur toutes ces activité nous reviendrons. Aux murs de la classe les productions enfantines, toutes plus artistiques les unes que les autres, donnent l’impression de vivre dans une très belle salle d’exposition. L’enfant connaît toutes les possibilités offertes. Il investit cet espace lumineux, chaleureux et apprivoisé. C’est son monde à lui. Tous ces coins de jeux et de détente sont à partager, ils sont collectifs. Malgré cela, et c’est important, chaque enfant possède un endroit bien à lui, complètement privé, un casier qui porte son nom. Là il va pouvoir garder ses cahiers, ses productions, ses dessins, tout ce qui lui appartient en propre et qu’il emmènera en fin d’année. Les richesses qu’il accumule au fil des jours sont là. Avoir un endroit à soi est aussi une façon d’investir l’espace, d’y exister en le possédant.
Mais naturellement l’espace ne se limite pas à la bulle protectrice de la classe. Il y a ensuite l’espace de l’école hors la classe, La salle de gymnastique, la cour, les autres classes, le bureau de la directrice, la salle des maîtres, la cantine, la petite cuisine où se tiennent les dames de service qui changent votre culotte après un petit accident de pipi. Tout cela doit être très bien connu des enfants pour qu’ils y évoluent avec aisance. C’est pourquoi en début d’année nous faisons des visites de l’école. Nous essayons d’intérioriser tout cet espace pour qu’il cesse d’être étranger. Et ce n’est pas toujours évident car il faut de la maturité pour ne plus avoir peur d’un espace nouveau. Je me souviens de la mésaventure d’Antoine. Ce jour-là, la récréation se prolongeait mais je désirais que mes petits élèves finissent un travail commencé avant l’interclasse. J’allais donc les chercher dans la cour. Comme, en dépit de l’heure, la cloche du rassemblement n’avait pas sonné, je fis le tour de la cour pour ramasser ma moisson d’enfants. Et, au lieu d’aller dans la salle de gymnastique comme habituellement à cette heure, nous descendîmes dans la classe. Je croyais avoir ramassé tout mon blé, mais je ne m’étais pas aperçue qu’Antoine manquait. Antoine était un enfant surdoué, d’une maturité intellectuelle et d’une intelligence d’un niveau bien au-dessus de son âge, un artiste en plus. Et voici que tout à coup, alors que nous étions en train d’enlever les manteaux dans le couloir, je vois mon Antoine débouler en larmes, tout à fait hors de lui et affolé. Je lui demande ce qui lui arrive. Il m’explique en hoquetant qu’il ne nous a pas vu partir et qu’il ne nous a pas trouvés dans la salle de gymnastique. Il s’est senti perdu et a pris peur. La maturité intellectuelle ne va pas toujours de pair avec la maturité affective et le calme des sentiments. Je lui réponds : « Et alors? Il n’y a pas de quoi s’affoler comme cela. Nous n’allions pas disparaître magiquement, toute la classe, plus la maîtresse. Si nous n’étions pas dans la salle de gymnastique c’est que nous étions ailleurs, dans la classe, tu vois. Mais nous pouvions aussi être invités dans une autre classe. La prochaine fois, mon petit Antoine, si cela t’arrive encore, cherche-nous sans t’énerver. Tu connais toute l’école, tu connais tout le monde, tu peux demander à une maîtresse ou à madame la Directrice. Tu es grand, tu dois garder ton calme et chercher méthodiquement. Et surtout ne cours pas dans l’escalier, prends ton temps. » Nous avions fait des visites d’école. Je savais qu’un autre enfant dans cette situation ne se serait pas affolé. Il est curieux de constater que c’est le plus doué de la classe qui se comportait comme un bébé. Mais après mes paroles il se calma très vite. Son intelligence lui permit de prendre conscience de son erreur, de comprendre et de maîtriser la situation. Sa sensibilité était extrême et son émotivité également. En investissant et en maîtrisant l’espace, l’enfant se construit intérieurement et se sécurise. L’espace ce n’est pas seulement ce qu’il y a à l’extérieur de soi, c’est aussi le monde intérieur, et les deux espaces entretiennent des relations importantes. L’espace ne s’arrête pas à la porte de l’école, c’est pourquoi il est fructueux de faire des visites de quartier. Si l’on demande à un jeune enfant où l’on achète des journaux et où l’on achète de la viande il arrive souvent qu’il ne sache pas répondre. Les mamans, pressées, omettent d’informer leurs enfants lorsqu’ils les accompagnent dans leurs courses chez les commerçants du quartier. D’ailleurs de plus en plus souvent les achats ont lieu dans un centre commercial plus ou moins éloigné. Pourtant savoir comment vit un quartier c’est structurer l’espace et aussi sa pensée. Dans un quartier il y a beaucoup à voir, et l’on apprend à se diriger, à devenir un véritable habitant, informé et responsable. Il y a des commerçants mais il peut y avoir aussi une mairie, une caserne de pompiers. Que de richesse et de plaisir apporte une visite à la caserne des pompiers. En grande section, pour acquérir une meilleure maîtrise de l’espace on est amené à faire des plans. Le plan le plus simple peut être celui de la cour. Avant chaque plan on conçoit une maquette en volume avec l’emplacement des entrées et des sorties donnant sur la cour, des arbres et des jeux. Et, lorsqu’on a élaboré le plan, viennent les jeux de piste et les parcours fléchés. On apprend à se servir du plan pour se déplacer dans l’espace, pour suivre un chemin imposé sur le papier. Plus difficile est le plan de l’école. Et l’on peut aussi faire la maquette et le plan de la portion de rue où est située l’école. Comme on le remarquera on choisit toujours des espaces familiers à l’enfant et que l’on peut investir quotidiennement, et qui peuvent être le support d’expériences multiples.
Les relations avec le temps, à l’école, sont elles aussi, tout à fait fécondes et il est indispensable que l’enfant maîtrise le temps quotidien et le temps vécu, avant, présent et après. Il est très angoissant pour un enfant de n’avoir pas une bonne maîtrise et une bonne perception du temps. Dans toutes les classes il y a une pendule. Elle est indispensable même si les enfants ne savent pas lire l’heure et même si la maîtresse a une montre. Elle est un gage de sécurité pour l’élève.
– C’est quand les mamans ? demande un petit nouveau, pas très rassuré de se trouver dans cette classe encore inconnue. Le maître montre la pendule et répond :
– C’est à quatre heure et demi. Il est quatre heure, c’est dans une demi heure exactement.
C’est une façon de rassurer l’enfant. La pendule ne saurait mentir ni se tromper. Elle va forcément amener Maman à l’heure voulue.
– Dépêchez-vous de ranger la classe, la récréation est dans dix minutes.
La maîtresse dit toujours le temps exact sans tricher. Cinq minutes peuvent paraître longues ou courtes, mais cinq minutes ne sont pas trois minutes ni huit minutes. Avec l’expérience l’élève prend conscience de la durée. Tous les matins, ensemble, on écrit la date au tableau et l’on se situe par rapport à hier et demain. L’enfant apprend le nom des jours de la semaine dont la succession ne change pas, et le nom des mois de l’année qui sont toujours dans le même ordre. Et, périodiquement, les fêtes viennent scander le temps et le construire. Pour chaque fête il y a quelque chose à faire, un objet à fabriquer. A Noël on fabrique des calendriers pour la maison et des décorations pour la classe et le sapin, à Pâques une jolie boîte pour emporter des poissons en chocolat, à la fête des mères un petit cadeau pour les parents. Il ne faut pas oublier le déguisement de mardi-gras ou de la mi-carême avec masque ou chapeau, ni les fêtes où l’on mange, comme la fête des rois et sa galette ou la chandeleur et ses crêpes. Tous les ans les mêmes fêtes reviennent qu’il faut préparer et qui rythment l’année. Et dans ma classe, comme c’est fréquent en maternelle, nous faisons l’étude des saisons. Nous parlons à chaque nouvelle saison des transformations de la nature. Nous dessinons des arbres et des paysages. Nous cherchons de belles poésies. Nous discutons sur la façon d’aborder physiquement la saison, des vêtements appropriés et des différentes activités en ville, à la campagne, à la montagne. Cela donne l’occasion de parler des saisons de la vie. Nous nous interrogeons pour savoir ce que font les bébés, les enfants, les parents, les papis et les mamies. On parle de passé et d’avenir. On se situe dans le temps présent. On apprivoise le temps. Le temps n’est plus cette entité inconnue, ce n’importe quoi où tout est possible. Il devient mesurable et lui aussi obéit à des règles, ce qui est bien rassurant.
Mahmoudi éclate en sanglots. Réfugié au bout du banc, tout tassé sur lui-même, il pleure bruyamment. Mais ce ne sont pas des sanglots qui expriment un chagrin. Ce sont plutôt des cris de révolte. C’est la troisième fois que j’observe chez lui cette réaction. Oh, bien sûr il y a une raison, c’est parce qu’il s’est fait attaquer, enfin bousculer, au fait... même pas. Aujourd’hui c’est simplement parce qu’un autre lui a chipé sa place sur le banc, une vétille. Dans cette réaction exagérée je lis une profonde révolte et une grande solitude. Je me dis que ce n’est pas facile de faire le lien entre l’Afrique et la France et de ne rien comprendre de tout ce qui se dit en classe parce que, à la maison, les parents emploient un autre langage. C’est sûr que l’on doit se sentir hors du coup... étranger, et que si, en plus, les copains vous font les misères classiques et traditionnelles on a vite fait de se sentir rejeté et d’être révolté, voire même de s’imaginer persécuté. Je m’assieds à côté de lui et je le prends contre moi. Je dis : « Qu’est-ce qu’il y a Mahmoudi, hein ? Qu’est-ce qu’il y a Mahmoudi ? » Il ne répond pas. J’ai rarement entendu la voix de ce gamin. Parler Français c’est dur. Il y a peut-être même chez lui une certaine volonté de ne pas communiquer dans cette langue, un refus. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il a l’impression de se noyer dans un bain de mots inconnus, peut-être pour autre chose. Bientôt j’ai sa tête sur mes genoux. Il pleure toujours mais il ne pousse plus de cris de révolte. C’est seulement l’expression bruyante d’un grand chagrin. Je caresse sa jolie tête crépue. Je dis : « Qu’est-ce qu’il y a Mahmoudi ? Hein, qu’est ce qu’il y a Mahmoudi ? » Je caresse et je caresse les gentils cheveux crépus, il bave un peu dans ma jupe et je répète inlassablement : « Qu’est-ce qu’il y a Mahmoudi ? Dis-le, qu’est-ce qu’il y a Mahmoudi ? » Autour de nous d’autres enfants regardent la scène. Noura assise sur le banc, silencieuse, a sur le visage un air de profonde compassion pour le copain en détresse. Antoine qui sait tout intervient et dit : « C’est Laurent qui l’a poussé pour s’asseoir, après il est parti. » Je réponds que ce n’est pas grave et je continue à materner Mahmoudi. Cela dure un bon moment : « Dis-le, dis-le Mahmoudi, dis-le pourquoi tu pleures. » Je sais bien pourquoi, au lieu de me consacrer aux ateliers, je donne tant de temps à ce chagrin là. C’est un type de chagrin qui ne me plaît pas. Je ne veux pas que Mahmoudi se croit rejeté, meurtri ou persécuté, même si c’est sans raison. Car c’est sûr qu’il ne lui arrive rien d’autre que ce qui arrive à tous les enfants. Mais ce qui compte c’est la façon dont il vit ces moments ordinaires, la façon dont il les interprète et dont il les enfouit en lui. Il est dangereux pour soi-même d’enfouir en soi à un âge tendre trop de sentiments négatifs. « Qu’est-ce qu’il y a Mahmoudi, Hein ? Qu’est-ce qu’il y a ? » J’ai l’impression de réciter un leitmotiv. En fait je suis en train de tisser patiemment un lien entre nous. Ma main qui passe et repasse sur sa tête, ma voix qui s’inquiète de lui c’est le fil qui court et qui court sur la trame pour créer un point de broderie devant unir deux motifs. Il faut que Mahmoudi se sente aimé, compris, protégé, accueilli, chez lui. Alors il n’aura plus aucune raison de se croire rejeté. Ses sentiments de révolte s’évanouiront comme une brume matinale sous un soleil d’été. Autour de nous les enfants observent, attentifs. Par mon attitude tendre envers Mahmoudi je permets que se crée également un lien entre les autres et ce petit. Je compte sur le besoin qu’ont les enfants de partager les sentiments de ceux qu’ils aiment et de les imiter. Mes élèves ont confiance en moi. Si je suis attristée du chagrin de Mahmoudi ils le seront aussi. Ils le sont déjà. A nouveau je regarde Noura. Je suis émerveillée de son expression. On dirait qu’elle partage la douleur de Mahmoudi. Comme c’est joli. Il y aurait une photo à prendre de ce visage enfantin tout contrit à cause du mal de l’autre. Je suis attendrie. Laurent arrive qui peut-être se sent coupable. Il dit avec brutalité : « Je l’ai pas fait exprès », « Si, il l’a fait exprès » dit Antoine. Et d’autres répètent, qui n’ont rien vu, en toute mauvaise foi : « Si, il l’a fait exprès », « Non c’est pas vrai » dit Laurent. « Les enfants, » dis-je, pour rétablir la paix entre tous, « cessez donc de vous disputer. Cela ne sert à rien de se disputer. Et essayez d’être gentils avec Mahmoudi et de ne pas le faire pleurer. » D’ailleurs Mahmoudi ne pleure plus. Il est rasséréné de voir que tout le monde s’occupe de lui, la maîtresse, les copains. Il est assis contre moi, il baisse la tête et il regarde les autres par en dessous avec un air de reproche. Mais de sa révolte il ne reste presque rien, elle a fondu. Il lui faut encore parcourir le chemin qui le ramènera vers le groupe et vers une totale paix intérieure. Cela demandera un petit moment pour qu’il se sente à l’aise après avoir éprouvé de profonds ressentiments. Cependant, à présent, c’est un chemin facile à parcourir et il peut le faire seul. Je laisse Mahmoudi et je retourne m’occuper des ateliers. Le lendemain, le surlendemain et pendant quelques jours encore Mahmoudi a vécu des moments de révolte, lorsqu’un autre le bousculait ou lui chipait quelque chose. Alors je m’approchais de lui, je lui caressais les cheveux et je lui disais: « Qu’est-ce qu’il y a Mahmoudi, pourquoi est-ce que tu pleures, qu’est-ce qu’il y a Mahmoudi ? » Mais je n’avais pas besoin de le câliner très longtemps. Le : « Qu’est-ce qu’il y a Mahmoudi ? » vécu dans la tendresse une première fois était un sésame qui le rassérénait rapidement. Bientôt Mahmoudi se mit à venir me dire bonjour lorsque j’arrivais dans la cour. Il accourait, levait son beau visage vers moi, avec ses grands yeux sombres et émouvants et disait très parfaitement: « Bonjour maîtresse ». Pendant quelques semaines, en français il ne sut dire que cela. Je répondais en souriant: « Bonjour Mahmoudi. » En lui touchant les cheveux, la joue ou le bout du nez. Je voyais bien qu’il attendait cette légère caresse, qu’elle avait de l’importance pour lui et que cela lui causait du plaisir. Lorsqu’il avait du chagrin, je prenais soin de le bercer quelques instants et cela le réconfortait.
Bilan de milieu d’année : Mahmoudi n’est pas un mauvais élève. Pour tout ce qui concerne le langage il est encore dépassé et éprouve des difficultés à communiquer en dehors des besoins usuels. Il ne chante ni ne récite, se contentant d’écouter, apparemment attentivement. Mais il a fait, en dessin et en graphisme, des progrès intéressants. Les travaux mathématiques ne le dépassent pas et à cinq ans il commence à aborder les problèmes de l’écriture de façon très satisfaisante. Il partage habituellement les jeux d’un même groupe de garçons. Bilan de fin d’année, mois de mai : Mahmoudi s’est mis à chanter. D’autre part il vient de temps en temps en aparté me raconter de petites choses de sa vie, en français. Quand je pose une question il demande à être interrogé. Beaucoup s’étonneront qu’une enseignante érige occasionnellement en méthode pédagogique le maternage. Pourtant dans le cas de Mahmoudi il était bien le seul moyen de le décider à communiquer et à devenir un élève appliqué. Les gestes de réconfort maternel, entre l’adulte et le tout petit, peuvent permettre de nouer des liens affectifs profonds et immédiats. Mahmoudi ayant été materné éprouva le besoin de communiquer avec moi, puis avec ses camarades. Il fit l’effort d’apprendre notre langue et en fin d’année il s’exprimait fort bien et était parfaitement inséré dans le groupe classe.
La kermesse bat son plein. Avec Michelle, une des dames de service les plus dévouées de l’école je vends des pochettes surprises. Une petite fille ouvre le cornet de papier. Elle en sort une ravissante petite voiture bleue. Elle esquisse un sourire de satisfaction, mais son père, derrière elle, dit : « Ah, tu n’as pas de chance c’est un jouet pour garçon. »
La petite fille adopte aussitôt un air déçu pendant que son père me demande si « on peut changer ». Je trouve la réaction de ce papa bien incongrue. Cependant un quart d’heure après, la même scène se reproduit avec une autre petite fille qui avait gagné une voiture verte et avec sa maman. Cette fois j’interviens : « Pourquoi votre fille n’aurait-elle pas le droit de jouer avec des petites voitures ? À notre époque la plupart des femmes ont leur permis de conduire et se déplacent en voiture. Il y a des conductrices de bus et des femmes chauffeur de taxi. N’ayez crainte, le fait de jouer avec une petite voiture ne va pas transformer votre fille en garçon. Si vous voulez que plus tard elle devienne une femme dynamique et moderne il ne faut pas lui laisser penser qu’elle n’a droit de jouer qu’à la poupée et à la dînette. »
Marlon serait sans doute un petit garçon plus heureux s’il n’avait un désir insatisfait. Il rêve d’avoir une poupée ou un nounours, quelque chose à cajoler. Mais sa maman refuse de lui en acheter un. La maîtresse a cessé de dire à cette maman que son fils passait de longs moments à bercer et à promener la poupée de la classe car cette dame en prend ombrage et inquiétude et reproche à Marlon « de jouer à des jeux de fille .» Au troisième trimestre les enfants sont invités à choisir quel objet ils voudront fabriquer pour la vente de fin d’année. Parmi ce qu’on lui propose Marlon choisit de confectionner un Pierrot range-pyjama en tissu, feutrine et laine. Cela semble avoir de l’importance pour lui. Il coud et colle son pierrot avec un soin extrême. Il demande plusieurs fois par semaine à sa maîtresse quand aura lieu la vente de fin d’année, « si c’est bientôt, si c’est demain, si c’est la semaine prochaine.» Le jour de la fête la maman refuse d’acheter le Pierrot qui, à ses yeux, ressemble trop à une poupée. La maîtresse qui comprend quelle importance cela a pour l’enfant a essayé en vain de convaincre la mère, offrant même de donner le Pierrot pour rien. Marlon pleure. Il ne possédera jamais cette poupée confectionnée avec tant d’amour. Voilà un enfant en danger sur le plan psychologique. On ne peut impunément empêcher un petit d’exprimer de la tendresse s’il en ressent le besoin extrême. Un peu de bon sens aurait suffit à la maman pour éviter de causer un grand tort à son garçon, un tort qui risque de laisser des séquelles et de lui nuire sa vie entière. Quel mal y a-t-il pour un petit garçon à exprimer de la tendresse envers une poupée ? Pas plus qu’il n’y en a pour un homme à en exprimer envers son enfant. Cela fait partie de l’apprentissage des sentiments. A l’heure actuelle on demande aux pères de partager avec leur femme les soins à donner à leur bébé, cela les rend-il moins virils ?
Dans la classe Julien promène la poupée dans sa poussette. Zohra, indignée vient me trouver.
– Regarde ce que fait Julien, maîtresse, empêche-le.
– Je le vois, il promène la poupée, et alors?
Zohra me regarde comme si je disais une étourderie inadmissible.
– Mais... il peut pas être une maman, c’est un garçon. Les poupées c’est pour les filles.
– Il ne peut pas être la maman, dis-je, mais il peut être le papa. Les papas aussi ont le droit de s’occuper de leur bébé s’ils le désirent.
Zohra est étonnée. Dans sa famille, certainement, les tâches sont déterminées de façons différentes. Il ne viendrait pas à l’idée de son père de pousser le landau. Elle n’a que quatre ans mais déjà une idée précise des tâches dévolues aux femmes et aux hommes. Le fait que je n’ai pas la même optique que ses parents la fait réfléchir. Finalement elle accepte cette situation qui au départ lui semblait scandaleuse et pour le montrer, elle va chercher une autre poupée et accompagne Julien dans sa promenade.
Il y a en petite section une vraie terreur, une terreur qui s’appelle Laurent. Toute l’école est au courant de ses exploits. Toute l’école connaît cet enfant. Il ne sait pas quoi inventer pour causer du tourment à sa maîtresse. Non seulement il est d’une rare violence car il ne mesure pas sa force ce qui provoque des coups et des bosses mais il a, de plus, une extraordinaire imagination pour inventer les pires sottises. Tous les jours un nouveau méfait s’ajoute à la longue liste de ses forfaits. On a beau le punir, rien n’y fait. La douceur, les sanctions, rien ne le touche. Son cas alimente les conversations. En plus de cela il est fort comme un turc. A la maison, nous dit la directrice, il a réussi à jeter par terre la télévision, ce dont son père s’est montré très fier. Sa turbulence n’a pas de limite. Il se montre dangereux pour ses camarades. On ne compte plus les plaies, les bosses et les accidents dont il est l’auteur. La fin de l’année arrive et Laurent, l’an prochain devra passer en moyenne section. Il y a plusieurs moyennes sections, dont la mienne. Laurent risque d’être une lourde charge pour la maîtresse qui en sera responsable. Je m’inquiète un peu de cette perspective. Un jour, en récréation, je l’aperçois à quelques pas de moi. Je l’attrape, je m’assois sur le rebord des bacs à plantations et je le juche sur mes genoux. Il est un peu étonné mais je le maintiens et il ne cherche pas à s’échapper. Je lui dis : « Alors c’est toi Laurent, je te connais, on m’a parlé de toi. »
Trois de ses copains arrivent. Ils m’expliquent sans que je le leur demande qui est Laurent et tout ce dont il est capable. J’apprends qu’il a jeté un bonnet et des jouets dans les cabinets et qu’il a tiré la chasse. Le cabinet s’est bouché et il a débordé. Je dis sans me fâcher : « Ah bon, tu as fait cela ? mais il ne faut pas faire ça. » J’apprends d’autres méfaits qu’il a commis. Il a frappé celui-ci, il a cassé cela et exprès. A chaque fois je dis : « Mais il ne faut pas faire cela, ce n’est pas bien. »
Mais je constate que c’est vraiment une petite force de la nature, quel costaud ! Puis je le renvoie à ses jeux. Je suis amusée. Ce Laurent, quand même de quoi est-il capable ? Encore heureux qu’il soit chez une très bonne maîtresse, mais il lui en fait voir de toutes les couleurs. Le jour où l’on doit décider de la répartition des élèves dans les classes supérieures arrive. Nous sommes réunies, les enseignantes et la directrice, ensemble, et nous nous distribuons les fiches nominatives. Évidemment, personne n’a envie de se voir attribuer les cas les plus difficiles. Pour chaque classe le meilleur équilibre est recherché. Le tour de Laurent arrive. A qui le confier ? Il est si terrible ! Le pire de tous ! Et je ne sais ce qui me pousse à dire :
– Laurent, j’ai parlé avec lui, l’autre jour en récréation. Ses copains me racontaient ses bêtises. Mais, qu’il est costaud ce gosse !
La directrice s’exclame alors :
– Ah, elle le veut ! Elle le veut ! Prenez-le, on vous le donne.
Je me récrie :
– Ah, sûrement pas, sûrement pas, pourquoi moi ? J’en ai déjà plusieurs de difficiles.
Mais mon intérêt pour Laurent l’amuse.
– Mais si, on vous connaît, on sent que vous le voulez. On ne veut pas vous en priver, prenez-le.
Et c’est ainsi que Laurent est inscrit dans ma classe. Je pressens que je vais vers bien des tourments. Mais je ne sais pas pourquoi, je ne suis pas vraiment mécontente. Je ne me suis pas trompée, dès le début les ennuis commencent. Il ne tient pas en place, il brise tout, il arrache les jeux de la main de ses camarades quand il en a envie. Il vide les puzzles en vrac par terre. Il s’échappe de la classe et il faut lui courir après. Il fait un bruit terrible. Et il n’obéit à rien. Et je suis très gênée pour intervenir efficacement car, les premiers jours, pendant la période d’adaptation, je me garde de toute sévérité pour ne pas gêner cette adaptation. Je me montre ferme cependant, mais il a une telle vitalité qu’il me laisse, lui et les autres turbulents, épuisée nerveusement et physiquement. Il n’est pas le seul à poser des problèmes en effet, et son extrême agitation alimente celle des autres enfants. Quelques jours plus tard je pense pouvoir débuter les leçons de langage et je demande aux élèves d’amener une petite chaise dans le coin regroupement. Laurent lui, s’en fiche complètement. Il a décidé que non, qu’il ne viendrait pas. Encore s’il se tenait tranquille, mais il s’échappe de la classe et je dois le rattraper. Il faut le traîner pour le faire entrer. Il résiste, il gesticule et me donne un coup de pied. Je le lâche, il se rue à nouveau sur la porte. Pendant ce temps les autres enfants se sentent privés de surveillance et s’agitent. Il règne un désordre terrible dans la classe. Le bruit est infernal. Je rattrape la terreur. Je donne de la voix pour rétablir l’ordre, je répète la consigne d’amener sa chaise et de s’asseoir dans le coin de regroupement et quand tout le monde est enfin installé, j’essaie d’y entraîner Laurent. Je lui explique qu’on va chanter, qu’on va s’amuser. Je tente la persuasion. Sa volonté est plus forte que tout ce que je peux lui dire. Il n’a peur de rien. Et si je le lâche il va encore se ruer vers la porte ou aller commettre quelque sottise dans un coin de la classe. Il a décidé de me provoquer, de me résister, de me pousser à bout. Je sens que la bataille risque d’être rude et qu’il la cherche mais je n’ai pas envie d’un combat de catch avec lui. Il est temps qu’il comprenne que je suis la plus forte et que c’est moi qui commande. Je dois m’occuper des autres enfants, il n’y a pas que lui. Mais, bien sûr il n’est pas question de me montrer violente ou de l’humilier. La fessée est bannie de mon système éducatif. Je ne dois pas perdre mon calme, mais l’impressionner va être difficile. Il a une telle force ! Je lui fais des yeux terribles et je l’attrape vigoureusement par le bras. Je serre, sans toutefois lui faire mal mais suffisamment pour lui montrer ma force et ma détermination et je prends une voix forte, une voix calme mais qui en impose. Je le domine de toute ma hauteur. Je fais comme les dindons qui gonflent leurs plumes pour impressionner leur adversaire. Avec vigueur et avec fermeté, tout en lui rappelant que c’est moi qui décide et que c’est comme ça et pas autrement, je l’entraîne vers le fond de la classe et je l’assois d’autorité sur une petite chaise. Là où je l’ai placé je pourrai le surveiller tout en menant ma leçon avec le groupe des autres élèves. Alors seulement je lui lâche le bras que je tenais dans ma main vigoureuse. Il a des bras épais. On sent que la dessous il y aura des muscles un jour. Quelle belle constitution ! Et calmement, sans me presser, je vais prendre ma place en face des autres enfants. Je le plante là et ne m’occupe plus de lui, ou du moins je fais semblant. Mais il est dans mon champ de vision. Il enrage. Je feins de ne plus du tout m’intéresser à sa personne. En fait je ne suis pas si sûre que j’en ai l’air. Je n’ai qu’une crainte c’est qu’il réalise qu’en fait, c’est lui le plus fort. Il lui suffit de se lever, de se ruer à nouveau vers la porte et tout le cirque va recommencer. Mais j’ai réussi mon coup, je l’ai impressionné, il n’ose pas quitter l’endroit que je lui ai assigné. Alors je commence ma leçon. Je suis très calme et même joyeuse. Avec les autres élèves nous faisons quelques jeux de main, nous commençons à apprendre une comptine, puis je chante une chanson, tout cela dans l’oubli total de la terreur qui nous guette du fond de la classe. Laurent n’ose pas se lever mais il est loin d’accepter une reddition totale. Il commence par faire du bruit avec sa bouche. Il imite la sirène des pompiers, des cris d’animaux, il fait des bruits divers. Je ne m’en occupe pas, j’ai l’air de m’en désintéresser totalement. Alors voyant que c’est inefficace pour attirer mon attention sur lui, il cherche à sa portée quelque chose à détruire. Il y a près de lui, dans un casier, une vieille cage à oiseau qui a dû servir à quelque leçon de langage avec la maîtresse qui m’a précédée dans la classe. Il s’en saisit et commence à la mettre en pièce. Il pense, évidemment que je ne vais pas pouvoir faire autre chose que d’aller le gronder et essayer de sauver la cage à oiseau. Il se croit fort mais je n’ai pas envie de tomber dans ses pièges. Je fais semblant de ne m’apercevoir de rien. J’espère seulement qu’il ne va pas se blesser, je veille, prête à intervenir . Après tout, c’était un vieil objet, tant pis, je le lui abandonne. La cage commence à prendre une drôle de forme. Les barreaux sont écartelés, la porte presque arrachée. Je vois tout cela sans le lui montrer, car il n’a cessé de me surveiller. Il m’attend, il ne comprend pas mon indifférence. A la fin de la leçon c’est l’heure de la récréation. Le groupe des enfants plus sages se lève sur mon invitation et va devant la porte pour sortir. Alors je me lève, moi aussi, et seulement alors je vais m’occuper de Laurent qui n’ose toujours pas quitter sa chaise. La cage est démantibulée, bonne pour la poubelle. Je ne peux évidemment pas laisser ce forfait impuni. Il faut que je dise quelque chose là-dessus. Je feins de m’en apercevoir seulement maintenant et je le gronde, mais pas trop fort. Je dis : « Comment ? comment ? Qu’as-tu fait ? N’essaies pas de recommencer une chose pareille. Tu vas voir si tu recommences ! »
Et tout le monde part en récréation. Laurent aussi, bien entendu.
Quand on gagne une bataille on est loin d’avoir gagné la guerre. Mais on a progressé, on a gagné du terrain. Pour l’instant je n’ai pas de stratégie. Je ne sais pas comment Laurent va réagir après ce premier échange. Mes réponses à ses sollicitations seront fonction de celles-ci. Tout dépendra de la situation devant laquelle nous nous trouverons. Il ne s’agit pas de lui imposer la sagesse, de le contraindre à tout prix. Il faut lui faire découvrir que son mode de communication n’est ni satisfaisant pour lui, ni pour les autres. Je ne sais pas si un jour il sera sage. Peut-être jamais, mais du moment que son comportement n’est pas asocial et qu’il trouve du plaisir à vivre je croirai que j’ai réussi. S’il se montre asocial il se heurtera toujours à un obstacle qui l’empêchera de glisser vers une pente dangereuse pour lui et pour la société. L’homme libre n’est pas celui qui, n’ayant jamais été arrêté en rien, devient esclave de ses pulsions et s’y livre tout entier. Il faut que Laurent apprenne à gérer ses pulsions, qu’il en devienne maître, qu’il puisse choisir de les sublimer si elles sont nuisibles pour lui-même ou pour les autres. Mais une punition n’est pas forcément une démonstration de violence. Elle ne devrait même jamais l’être. Il y a un monde entre la fermeté et la violence. Si je montrais à Laurent que je suis violente, ce qui, heureusement n’est pas mon cas, cela alimenterait sa propre violence. Je lui fournirais un bon exemple dont il se servirait pour développer son mal. En fait, chaque comportement de l’enfant envers les adultes, les autres enfants ou les objets, devient une question qui demande une réponse. Et cette réponse doit être adaptée et efficace. Elle doit faire évoluer ce comportement en faisant réfléchir l’enfant. Il ne s’agit pas, bien sûr, de prendre l’enfant en aparté et de lui faire une leçon de morale. Il n’y comprendrait rien du tout. Ce qui lui parle c’est la réaction de l’adulte devant ses sollicitations d’enfant, l’attitude du maître, et ce qu’il peut percevoir de ses sentiments. Et souvent dans une courte phrase, une intonation, un regard, on lui en apprend beaucoup plus que si on lui récitait un long discours. Et bien sûr il faut aimer et avoir le souci d’aider, c’est indispensable. Si l’enfant est repris par quelqu’un qui n’a pas d’affection pour lui, il risque de rejeter tout son enseignement. S’il se sent chaleureusement apprécié il finira par coopérer et cherchera à ne pas décevoir celui qui le comprend. En fait lorsqu’on est instituteur on l’est à plein temps, car il y a un gros travail de réflexion de la part de l’adulte, à propos des comportements d’enfants, qui se poursuit en dehors de la classe. Parfois je me dis que tel ou tel enfant se trouve devant tel ou tel problème et qu’il aurait besoin de telle ou telle information. J’y pense longtemps à l’avance. Mais bien sûr je n’arrive pas dans la classe en disant : « Ah il faut que je te parle. » Pour que cette information soit utile à l’enfant il faut qu’elle survienne à un moment où il en a besoin. Il faut que la situation l’exige. Alors j’oublie ce que j’ai à dire et il se présente toujours un moment où, au cours d’une activité ou une autre, l’enfant se trouve devant la difficulté qui lui cause problème et alors là, spontanément, l’information jaillit d’elle-même et naturellement pour aider l’enfant réceptif à cet instant. Et surtout, surtout, observer toujours tout ce qui se passe dans la classe, noter chaque fait dans sa tête et y réfléchir.
En ce qui concerne Laurent, les premiers liens qui avaient été noués au cours de cette séance où il avait détruit la cage à oiseau lui avaient permis de réfléchir et de progresser. Et, le jour suivant, il accepta de s’installer avec les autres enfants sur une petite chaise, en face de moi, pour la leçon de langage. Lui qui cherchait tant à attirer toute l’attention sur lui-même n’avait pas trouvé agréable de se trouver tout seul au fond de la classe et d’avoir à subir l’indifférence totale de tous et surtout celle de la maîtresse, quoi qu’il ait entrepris pour attirer l’attention. Mais son mode de communication n’avait pas changé. Il cherchait toujours un moyen de se faire remarquer et la provocation était toujours, à ses yeux, le moyen le plus efficace. C’était le seul qu’il connaisse. Il fallait que je lui en fasse découvrir d’autres, plus convenables socialement, et qui lui permettent de s’enrichir. Dès qu’il fut assis parmi les autres élèves il entrepris de m’agresser en cherchant à détruire mon travail. Alors il fit le plus de bruit possible avec sa bouche. Il s’agita, il imita la sirène des pompiers et poussa des cris d’animaux, pin-pon, hihan, coin-coin et le reste. Il se fichait de moi complètement. Il croyait sans doute me tourner en ridicule. Il voulait être plus fort que moi et m’empêcher de continuer. Il voulait que je m’occupe de lui exclusivement, quitte à être grondé. Mais s’il croyait qu’on me domine si facilement, il se trompait. Je ne tomberai pas dans son piège, aujourd’hui non plus. C’était évidemment extrêmement irritant pour moi. Cela perturbait complètement la leçon. Cela créait de l’agitation parmi les autres élèves. Je rappelais à l’ordre les autres enfants, les invitant au calme et à l’attention, mais j’ignorais Laurent complètement. Et j’entrepris de faire ma leçon. Je posais des questions aux élèves, étonnés que je n’intervienne pas pour faire cesser Laurent. Mais lui, Laurent, étonné, il l’était bien plus encore. Comment se faisait-il qu’avec moi tout fonctionne à l’envers? Comment fallait-il s’y prendre avec moi? D’habitude c’était lui qui était rappelé à l’ordre, pas les autres, puisque les autres étaient plus sages. Est-ce que je n’avais pas remarqué qu’il était le plus turbulent, le plus digne d’intérêt ? J’eus l’occasion de lui fournir un élément de réponse. Un des élèves, étonné que j’ai l’air de ne rien remarquer, eut à cœur de m’avertir qu’il se passait quelque chose. Il me dit : « Maîtresse, Laurent... » J’eus alors une mimique très expressive qui signifiait très clairement : « Oh vous savez ce n’est pas la peine de s’en occuper, ce n’est qu’un bébé ». La situation se compliquait encore pour Laurent. Lui, le costaud, le dominateur, le caïd, qui avait toujours mis en rage toutes les maîtresses de l’école, qui occupait toute la place, voilà qu’il n’était à mes yeux qu’un tout petit, indigne de toute attention. Ma mimique était calculée bien que spontanée. Il ne fallait pas verbaliser la situation. Si j’avais dit clairement au groupe que Laurent était un bébé cela aurait pu l’humilier, ce que je ne désirais pas. Il fallait rester dans le domaine de la suggestion, plus douce, plus acceptable mais aussi parlante. D’autre part je ne voulais pas que Laurent croie que je rejetais totalement son mode de communication, je voulais lui faire comprendre que j’en préférais un autre, à lui de trouver. Mais Laurent était obstiné. Il se dit qu’avec de la persévérance, en haussant encore le ton, il parviendrait à ses fins. C’était de plus en plus pénible pour moi. Mais j’étais bien décidée à ne pas lui montrer que j’étais effectivement excédée. Je lui opposais un calme et une indifférence olympienne. Je souriais, je félicitais les autres enfants pour leurs bonnes réponses. A moment donné il s’arrêta, fatigué sans doute de s’agiter pour rien. Je saisis l’occasion et je me tournais aimablement vers lui. Je lui dis : « Et toi, Laurent, qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce que tu connais cela ? » Il ne sut pas répondre. Comme de toutes façons il n’avait rien écouté... Il recommença son manège. Je redevins indifférente. Je décidais que cette leçon avait assez duré et je renvoyais tout le monde dans les coins de jeux. Laurent n’eut droit à aucun reproche, à aucun commentaire, rien. Dans les coins de jeux il se montra plus calme que d’habitude. Il avait épuisé son énergie dans cette bataille qu’il venait de perdre. Mais il ne possédait encore aucune réponse à cette énigme que je lui avais posée. Je ne m’étais d’ailleurs pas complètement désintéressée de lui puisqu’à un moment donné je lui avais parlé aimablement. Laurent cherchait plus ou moins consciemment à être puni ou sermonné car cela lui permettait de monopoliser l’attention de l’adulte sur lui, ce qu’il désirait plus que tout. Mon objectif était simple, l’ignorer complètement tant qu’il faisait le clown provocateur et lui témoigner le plus grand intérêt lorsqu’il montrait de l’intelligence. Puisqu’il cherchait maladivement à attirer l’attention, je lui faisais comprendre ainsi que, pour tenir la vedette dans ma classe, le seul moyen était de montrer du savoir, de l’intelligence ou de la bonne volonté. Finalement Laurent comprit assez vite et le déblocage fut assez rapide. J’abordais, ce jour-là, pendant la leçon de langage, un thème qu’il connaissait bien et qui le passionnait. Nous parlions des animaux. Son intérêt pour ce thème lui permit d’ouvrir la bouche pour autre chose que pour pousser des cris de bêtes. Il eut à cœur de montrer son savoir et de répondre à une question que j’avais posée. Il prit très intelligemment la parole pour communiquer. Aussitôt je lui montrais mon admiration pour une si belle culture. Je lui dis : « Très bien, très bien, ah mais tu en sais des choses dis donc ! » Je l’incitais à poursuivre, à en dire plus, et je m’adressais aux autres élèves en leur recommandant :
« Écoutez bien, les enfants, écoutez bien tout ce que Laurent a à nous dire, c’est très intéressant. » Voilà, on y était. Il ne faudrait pas très longtemps pour que les « pin-pon, les tuttut, les cocorico » s’effacent devant le besoin de montrer de l’intelligence. Laurent venait de découvrir que le moyen de tenir la vedette, ce n’était pas de se montrer le plus provocateur, mais de révéler son savoir. Il fallait que je lui laisse cette vedette pendant un certain temps, même si dans son désir d’être le plus en vue, le meilleur de tous, il laissait peu de place aux autres élèves de la classe, voulant toujours répondre avant tout le monde et, volubile, empêchant les autres de parler. Et lorsqu’il serait devenu plus sûr de lui, qu’il n’aurait plus peur de perdre cette nouvelle place, je pourrai lui demander de laisser les copains s’exprimer, de respecter leur droit de parole. En attendant il fallait que je sois suffisamment habile pour que le groupe n’en souffre pas, pour que personne ne se sente dévalorisé ou oublié malgré la place énorme que prenait Laurent. Petit à petit il fit de très grands progrès et apprit à nouer des relations différentes dans la classe, avec moi-même et avec les copains.
Si dans la classe Laurent commençait à s’intégrer, il n’en était pas ainsi dans la cour. Dans la cour il était brutal avec les autres enfants, ce n’était pas un enfant méchant mais sa force musculaire, sa stature râblée, le rendaient dangereux. Quand il voulait quelque chose il agissait sans se retenir et causait des accidents. Il précipitait les copains du haut du toboggan. Il se bagarrait sans penser aux conséquences. On ne comptait plus les bosses, les plaies et les pleurs dont il était responsable. C’était le gros dur et bien qu’il restât populaire, c’était souvent la terreur. Les parents dont il avait agressé les enfants se plaignaient de lui. Alors il était puni et la maîtresse de service le mettait au coin. Le problème, c’est que Laurent n’acceptait pas les punitions. Sa volonté était supérieure à celle de l’adulte. Il quittait le coin. Et la punition était inefficace, elle ne le faisait nullement réfléchir, elle l’ancrait au contraire dans sa certitude d’être le plus fort et de tout commander même les adultes. Il avait la volonté d’en faire toujours à sa tête, de n’obéir qu’à lui-même. Et, dans les débuts, même lorsque c’était moi qui surveillais, moi sa maîtresse, avec qui pourtant il commençait à nouer des relations positives, il faisait ainsi. Il s’en allait du coin. Alors j’allais le rechercher et je l’y remettais en le grondant. Cela pouvait durer longtemps. Cependant, au fur et à mesure que nos relations devenaient plus chaleureuses, sa volonté de refuser la punition méritée faiblissait et il restait quelques minutes tranquille avant de s’en aller, mais il s’en allait sans attendre l’autorisation. Alors un jour que j’étais de service et qu’il avait causé un accident qui eut pu avoir des conséquences, précipitant un copain du haut du portique et lui causant une énorme bosse, je décidais de le mettre devant ses responsabilités et je lui dis : « Ah, non non, Laurent, ce n’est vraiment pas bien. Comment est-ce qu’on peut quand on est grand, quand on est fort et costaud comme tu l’es, abuser de sa force pour faire du mal à de plus faibles. Comment est-ce qu’on peut, quand on est un petit athlète comme toi, s’en prendre à de pauvres petits copains incapables de se défendre ? Ah non, non, c’est mal, c’est vraiment mal d’abuser de sa force ainsi. Tu vas aller méditer au coin, et tout de suite et y rester. » Et je l’amenais moi-même au coin, sans ménagement, mais sans énervement. Je savais que je lui causais un problème. Laurent voulait être reconnu comme ce qu’il était, le plus fort, et je l’avais reconnu ainsi. Sous une forme déguisée, bourrue certes, mais réelle, je lui avais montré mon admiration. Et je l’avais puni. Ce n’est pas la même chose d’être puni par quelqu’un qui s’est contenté de vous disputer sans aménité et dont l’opinion vous indiffère et d’être puni par quelqu’un qui vous a fait une déclaration d’admiration à laquelle on tient. Je le laissais dans le coin et je fis sans me presser un grand tour de la cour. Sans le montrer, en feignant la plus grande indifférence, je l’observais du coin de l’œil. Je me disais : « Restera-t-il, restera-t-il pas? »
Il restait. Il résistait à la tentation de s’en aller sans permission. Je m’amusais intérieurement. Je me disais : « Je vais peut-être bien t’avoir mon gaillard, cette fois-ci ce sera moi qui l’emporterai. »
Je ne désirais pas prolonger trop longtemps l’épreuve et tout remettre en cause. Mais cette épreuve devait être suffisante pour amener un progrès et permettre un début de réflexion. Enfin je le rejoignis. Il était resté dans le coin, il avait accepté de subir la punition jusqu’au bout, jusqu’à mon retour. Je le délivrais avec le sourire. Je lui dis : « Va jouer maintenant, Laurent, va jouer mon grand. » Je pensais que cette petite victoire était importante et elle le fut. Je ne sais pas exactement ce qui se passait pendant les récréations surveillées par mes collègues. Elles se sont toujours plaintes de Laurent, même lorsque, de violent et dangereux, il est devenu turbulent mais sans violence. Mais lorsque c’était moi qui surveillais je pouvais noter ses progrès. Progressivement il apprit à maîtriser ses élans, à ne plus se montrer aussi brutal, à réserver son énorme énergie à autre chose qu’à agresser les autres, ce qui le rendit encore plus populaire, bien entendu. Je me souviens d’un jour, tard dans l’année, où il avait fait tomber à nouveau un enfant du haut du jeu, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Le copain pleurait, il avait une bosse. Laurent était descendu à son tour avec les autres copains et il disait d’un air perdu et anxieux : « Je l’ai pas fait exprès, je l’ai pas fait exprès. » A son air penaud et malheureux je compris qu’il disait vrai et qu’il avait été trahi par sa force au cours d’un chahut d’enfants sans méchanceté. A l’évidence il ne s’agissait pas là d’une agression. Je lui dis : « Tu aurais pu faire attention. » Mais je ne le punis pas et je regrettais presque mes paroles quand, ayant entraîné l’enfant blessé et pleurant vers l’armoire à pharmacie, je me retournais et vis mon Laurent, toujours planté près du jeu, avec toujours le même air penaud et malheureux, ô combien tourmenté d’avoir malgré lui causé cet accident. On n’en parla plus jamais.
Dans la classe Laurent montra rapidement sa vive intelligence et son esprit de décision. Progressivement il s’intéressa à toutes les activités et fit des progrès rapides. Au début de l’année il avait cherché à imposer sa suprématie en tapant sur les autres, en leur arrachant les jouets des mains. Au cours des mois suivants, cette façon d’agir fut progressivement oubliée. Mais je sentais bien qu’il n’avait pas changé de caractère et que son désir de se montrer le plus fort était toujours là. D’ailleurs il resta turbulent mais cela ne gênait pas la classe car, lorsque sa turbulence prenait des proportions difficiles à accepter, quelques mots suffisaient à la réduire et à la rendre plus raisonnable. Mais il aimait prendre des responsabilités et je lui en donnais. Un jour qu’il participait à un atelier poterie, je vis qu’il avait réussi un très joli modelage. Ses compagnons d’atelier, assis à la même table, avaient moins bien réussi, c’est certain, surtout l’enfant qui était assis à sa gauche. Laurent attira mon attention sur ce fait. Toujours ce besoin d’être le meilleur. Je lui dis : « C’est sûr qu’aujourd’hui Camille a moins bien réussi que toi, qui as fait un très bel animal, mais pourquoi est-ce que tu ne lui montrerais pas, toi qui sait faire ? Aide-le un peu, je suis sûre qu’avec un peu d’aide Camille peut très bien réussir. » Laurent prit cette recommandation très au sérieux et se mit à aider ses copains. En fait il ne les aidait pas, il faisait leur travail à leur place, ce qui évidemment n’était pas avantageux pour les copains. Je laissais passer un jour ou deux, puis, alors qu’il participait à un atelier bricolage, je lui expliquais comment s’y prendre : « Ce n’est pas comme cela qu’il faut les aider, Laurent. Si tu fais le travail à leur place ils n’apprendront jamais rien. Agis comme moi-même je fais pour vous aider. Montre-leur comment toi tu réussis, puisque tu réussis bien, et donne-leur des conseils. Dis-leur par exemple qu’ils peuvent prendre de la ficelle ou de la laine ou des allumettes pour faire des cheveux, ou dis-leur qu’ils ont des billes ou des boutons s’ils ne savent pas faire les yeux. Explique-leur, mais sans toucher leur travail. » En tenant ce discours je me disais que j’étais ambitieuse, que jamais un enfant de cet âge ne pourrait avoir une telle conduite, mais Laurent avait un réel sens des relations humaines et il s’en sortit honorablement.
J’avais rencontré la maman de Laurent en début d’année et j’avais été très agréablement surprise par la personnalité de cette jeune dame. C’était une femme fine et racée, avec à la fois de la douceur et de la détermination. Jusqu’à présent tous les enseignants s’étaient plaints de son fils mais elle s’était toujours rangée de son côté, le soutenant. A l’évidence, elle manquait de fermeté et même de sévérité envers un Laurent qui avait besoin d’être beaucoup plus dominé que cela, mais elle ne manquait certainement pas d’amour. Nous parlâmes longtemps de son fils et nous nous quittâmes, je crois, très contentes l’une de l’autre. Le lendemain je confiais à Laurent : « J’ai vu ta maman, hier, et nous avons parlé de toi. Quelle belle maman tu as, et comme elle t’aime ! Quelle chance tu as ! J’espère que tu vas te montrer sage avec de si bons parents. »
Chaque jour, à chaque fois que c’était possible, je témoignais mon attention à Laurent. Je le félicitais, je m’intéressais à lui, je discutais avec lui. S’il faisait une sottise il était puni et allait au coin de réflexion, puis il était réintégré avec gentillesse. Bientôt il accepta ces mini exclusions avec flegme. Il demandait lui-même à être réintégré lorsqu’il pensait que je tardais à le faire. Au fil des semaines et des mois il accepta la loi de mieux en mieux. Je n’oubliais pas de nouer avec lui ces relations de tendresse maternelle dont les enfants ont besoin. Je lui caressais la joue en souriant ou lui passais la main dans les cheveux. Un jour qu’il était tombé en récréation et qu’il pleurait comme un nourrisson de s’être fait une grosse bosse, je le soignais en le réconfortant et je le câlinais un moment dans mes bras protecteurs. Un matin, au moment où nous quittions la classe pour aller en récréation, alors que j’avais dit aux élèves d’aller s’habiller dans le couloir, il traîna dans la classe, attendant que tous soient sortis. Et quand il fut seul avec moi il vint me dire en aparté:
– Moi, je suis attaché à toi.
– Moi aussi je suis attachée à toi, répondis-je, vas mettre ton manteau.
Bien que je n’en laisse rien paraître je fus très émue par cette déclaration. Et c’est sans doute cet attachement qui permit à Laurent de progresser. C’était un enfant fort intelligent et qui se révéla d’une grande finesse affective, un enfant extrêmement humain, capable, ce qui est rare à son âge, lorsqu’il eut appris à se contrôler, de comprendre et de partager les sentiments des autres. Je me souviens du jour où il jouait dans le coin garage avec une petite voiture qu’il avait choisie. Il avait pris celle qui lui avait semblé la plus belle car il était arrivé là le premier. Un camarade vint le rejoindre qui lorgna sur la petite voiture, effectivement attrayante, et voulut s’en emparer. Laurent commença à se défendre en gardant contre lui la voiture dont il ne désirait pas se défaire du tout. Mais l’autre insistait. Au début de l’année, Laurent aurait donné un coup de poing au camarade enquiquineur ou un coup de voiture. Mais là, au bout d’un moment de cet échange, je le vis renoncer à son bien et tendre avec regret la voiture au copain. Eh bien, heureusement que j’avais assisté à la scène. Qu’est-ce qu’il me faisait là ? Le coup du sacrifice ? Cela ne me plut pas du tout. En aucun cas le sacrifice ne peut être un acte enfantin. C’est déjà difficile à vivre pour un adulte et seuls les adultes ayant une grande maturité affective peuvent le vivre sainement. Il n’est pas du tout question qu’un enfant de cinq ans vive le renoncement ou le sacrifice volontaire. Il ne faut pas confondre entraide et sacrifice. Et puis il y a un côté sexuel dans l’image de la voiture, un côté force et virilité. Je n’avais pas envie que Laurent renonce à ses prérogatives et à sa belle énergie et se prive de quoi que ce soit par un sens prématuré d’un devoir mal compris. Si encore il s’était moqué de posséder ce jour-là cette voiture plutôt qu’une autre et s’en était dépossédé avec indifférence, c’eut été sans importance. Mais c’est avec regret qu’il avait tendu l’objet au petit trublion. J’intervins immédiatement. Je dis : « A qui est-ce qu’elle est cette petite voiture, qui est-ce qui l’avait le premier ? » Laurent osait à peine dire que c’était lui. Il se montrait timide, ce qui ne lui ressemblait pas. Je me demandais ce qui se passait dans sa tête. « Si c’est Laurent qui avait aujourd’hui la voiture en premier, elle est à lui, personne ne doit la lui prendre avant la fin du jeu. » Et je fis rendre la voiture à Laurent par le trublion. Puis je dis à celui-ci : « Va en chercher une autre dans la boîte, il y en a des tas. Chacun ses affaires. »
Ce genre de situation ne se reproduisit pas, à ma connaissance, et je fus attentive. Mais enfin, quel enfant étonnant que ce Laurent ! Et c’est vrai qu’il avait fait d’énormes progrès et notamment de comportement. La violence du début avait cédé le pas, la violence, mais pas la turbulence. La turbulence était inscrite dans sa généreuse nature. Il aimait s’agiter, faire des farces, créer du désordre, se dépenser. Et malheureusement, à cause de son passé de jeune terreur, cette turbulence qui s’exprimait surtout en récréation et dans les interclasses était difficilement acceptée par le personnel de l’école. J’essayais de défendre l’enfant auprès de mes collègues, expliquant les progrès réalisés et minimisant les incartades du moment, très rarement gravissimes, et même jamais en fin d’année. Mais j’entendais ces réflexions : « Encore lui ! Encore lui ! »
Comme s’il avait à rendre compte à chaque fois de tout un passé de jeune terreur. Je trouvais qu’à cinq ans porter le poids de son passé était assez injuste et dur. Lorsque je montais chercher mes élèves après la récréation, la directrice, sans méchanceté certes, mais avec agacement, me lançait : « Vous savez ce qu’il a encore fait votre chouchou ? » Je répondais vivement que je n’avais pas de chouchou et j’écoutais la relation de la nouvelle bêtise ou incongruité de Laurent, toujours imaginatif pour cela. Tant qu’il ne s’agissait pas de violence ou de faits graves, je ne trouvais pas matière à m’alarmer. C’était son côté baroudeur, après tout. Bien sûr il fallait faire respecter le règlement. Il n’était pas question de ne pas punir un manquement aux règles de la discipline, mais avec mesure bien entendu, en tenant compte du caractère de l’enfant qui avait montré qu’il était perfectible. Mes collègues auraient voulu que la conduite de Laurent devienne irréprochable. C’était trop exiger. On ne peut attendre d’un enfant qu’il change sa conduite et son caractère du tout au tout, du jour au lendemain. Ce genre de progrès est forcément lent. L’adulte est en droit d’attendre des efforts quotidiens de l’élève pour améliorer sa conduite mais pas plus que celui-ci n’est apte à en fournir, sinon c’est décourageant pour lui. La barre ne peut être placée au dessus des possibilités de l’enfant sous peine de ne pouvoir être franchie. Il faut donc se réjouir de la progression régulière de l’élève mais on ne saurait exiger qu’il change en quelques mois totalement de personnalité.
Or, un jour, pendant la récréation, je monte dans la salle des maîtres et qu’est ce que je vois ? Mon Laurent, puni, assis par terre, dans un coin. Ce genre de punition, isolement dans la salle des maîtres ou le bureau de la directrice, est réservé aux très graves fautes. « Qu’est-ce qu’il fait là ? », demandé-je. Laurent m’entend et il tourne les yeux vers moi, un regard lourd, plein d’une sourde tristesse, lourd, lourd, et qui me fait comprendre qu’il a le sentiment insupportable d’une injustice. La punition n’est pas du tout acceptée, elle le remplit d’amertume. D’autant plus que moi, avec mes méthodes d’éducation, je lui ai communiqué un certain sens de la justice et de l’équité, qui aujourd’hui le fragilise. Car au lieu de retourner tout simplement son agressivité contre les adultes qui l’ont puni, il est seulement malheureux d’avoir été traité injustement. Et c’est bien cela. Mes collègues m’expliquent que c’est encore lui qui menait le désordre. Il a été dans les sanitaires se remplir la bouche d’eau aux robinets pour venir la cracher sur les copains dans la cour et mouiller tout le monde. Ce n’est pas une faute nouvelle. Ce genre de bêtise est plutôt courant. Habituellement cela mérite cinq à dix minutes d’isolement dans un coin de la cour, avec en plus une réprimande s’il y a récidive. Et puis c’est une faute souvent commise à plusieurs. En tous cas c’est le genre de sottise qui ne met pas l’intégrité des autres en danger, donc non grave, non suffisamment grave en tous cas pour être privé de récréation et se retrouver tout seul (où sont les autres qui ont certainement partagé la joyeuse bêtise ?), tout seul, dis-je, dans la salle des maîtres. J’écoute mes collègues récriminer et je ne dis rien. Je vais m’asseoir et je fais signe à Laurent de me rejoindre. Il se lève et vient vers moi. Je le hisse sur mes genoux. Aussitôt il m’entoure de ses bras et se blottit contre moi, tout serré, tout malheureux. Je ne le réconforte pas, je l’entoure de mes bras. Et je parle avec mes collègues de choses et d’autres, en tous cas d’autre chose. Laurent reste sans bouger collé à moi, je le réchauffe. Au bout d’un moment assez long, quand il est suffisamment réconforté, Laurent se redresse de lui-même. Il est toujours assis sur mes genoux, mais bien droit, à présent. Je lui demande si maintenant il veut aller jouer, il veut, et il se sauve dans la cour.
Les enfants turbulents lorsqu’ils font pis que pendre sont punis. La discipline est indispensable et il est indispensable de la faire respecter, elle permet de grandir dans sa tête et d’éviter que la classe ne devienne un champ de foire sans foi ni loi, que la société ne devienne un champ de foire et soi-même aussi. Les règles que l’on a découvertes, intériorisées, ne sont pas là pour ôter la plus petite part de liberté. Elles sont là pour apporter de la liberté et permettre de la vivre. Elles rendent forts en rendant responsables de soi-même. Savoir se contrôler pour s’affirmer. La frustration est indispensable. Dans ma classe ça passe aussi par là, il n’y a pas de brimade. Il n’y a que des appels à la raison. La punition, l’interdit, les gros yeux de la maîtresse sont là pour dire : attention, stop, ne passe pas par là, zone dangereuse, apprends à te contrôler. Punir ? À l’école maternelle c’est être privé de jeu et même de travail pendant un temps court qui doit être suffisant pour être éducatif, le coin. Le coin n’est pas un endroit de torture. C’est seulement un lieu où l’on peut retrouver son calme et réfléchir à l’inconvénient de se montrer asocial. On n’y reste jamais longtemps et l’on peut y être assis, debout, couché. On peut même râler tout haut contre la punition et la maîtresse. Celle-ci laisse faire sans intervenir car tout le monde a le droit d’exprimer ses sentiments même et aussi surtout lorsqu’ils sont négatifs. C’est une chose qui fait du bien. Il faut juste et absolument rester là et retrouver son calme avant que la maîtresse ne vous réintègre dans le groupe, toujours avec un sourire encourageant. La formule est « va jouer mon grand » (après la punition on a grandi dans sa sagesse). Lorsque l’on est réintégré on l’est totalement. On ne reçoit aucun reproche supplémentaire. On retrouve la confiance de l’adulte sans aucune restriction. La dette étant payée on retrouve tous ses droits intégralement. Tout ce qui se passe en classe doit rester éducatif et seulement cela.
Avec un esprit de décision étonnant pour son âge, Laurent savait gérer les situations déplaisantes. Un jour qu’il se trouvait au coin et qu’à l’autre bout de la classe je m’occupais de donner des conseils à un groupe d’élèves au cours d’un atelier, il trouva le temps long. Mais j’étais hors de portée de voix à cause du brouhaha habituel qui régnait lors de ces ateliers de l’après-midi (les enfants parlent, rient, travaillent, souvent de façon bruyante). Il appela donc un petit copain proche de lui et lui demanda d’aller me prévenir de son désir de retourner jouer « va lui demander si je peux sortir. » Le petit copain me rapporta scrupuleusement la demande de Laurent et lui rapporta ma réponse, évidemment favorable. Quatre ans, il avait quatre ans. Et sa méthode fit des émules. Elle fut adoptée par tous les copains. Personne ne resta au coin plus de trois minutes à dater de ce jour et ainsi tout le monde apprit que l’obéissance et la politesse, alliées à une absence de timidité, pouvaient arranger bien des situations désagréables.
Il aimait rester maître du jeu et savait même comment me dominer sans me fâcher. Un séducteur ! Vers la fin de l’année lorsqu’il avait fait en classe une grosse sottise et que je le regardais en fronçant les sourcils, avant que j’ai le temps de l’envoyer méditer au coin, il me lançait un regard supérieur, un regard de bravade et, ostensiblement, très fiérot, se dirigeait de lui-même vers le coin. C’est lui qui décidait et non pas moi de s’appliquer une punition. Il me faisait craquer ce môme. Et bien entendu à chaque fois je lui lançais « ça va ça va, va jouer. » Il me connaissait bien et savait en jouer à son profit. Vous n’aviez pas cinq ans « Monsieur Laurent » et vous connaissiez déjà tout des relations humaines. Il y avait en vous une telle humanité, bien supérieure à ce qu’elle est habituellement à cet âge, une maturité du cœur et de l’esprit qui m’épatait.
Je me souviens encore d’un matin, en fin d’année, dans la cour de l’école, un matin où il faisait très beau et très chaud. J’étais assise sur un petit muret, à l’ombre, tout en ne perdant rien de ce qui se passait dans l’enceinte où jouaient les enfants. Laurent était venu me rejoindre et avait grimpé sur mes genoux. La petite Marietta était assise à côté de moi et me tenait le bras. Nous échangions des paroles sans importances et j’aurais aimé que Laurent aille jouer plutôt que de rester là. Un groupe d’enfant passait en scandant : « Qui veut danser le rock n roll ? »
Et j’incitais Laurent à le rejoindre, mais il ne voulait pas. J’avais beau le pousser, il s’accrochait à moi : « Non, je veux rester avec toi. » Un autre enfant arriva qui s’assit sur les genoux de Laurent déjà perché sur les miens et cela nous fit rire, Laurent, Marietta et moi. Puis cet autre enfant alla rejoindre le groupe de rock n roll qui repassait, mais pas Laurent. Comme Marietta était accrochée à mon bras et nous regardait en souriant, je dis à Laurent : « Tu as vu Marietta, elle est jolie Marietta. » Et, abruptement, je lui demandais : « Tu vas l’épouser ? » Laurent, très étonné par ma question, interrogea avec sérieux : « Tu dis ça pour rire? » Je répondis : « Bien sûr que je dis cela pour rire. » Laurent resta sur mes genoux tranquille. Mon intervention avait eu l’air de le surprendre. Marietta et moi nous nous regardâmes, complices, en pouffant de rire discrètement, chacune dans notre main, à cause de la farce que nous venions de faire à Laurent. Je fus très amusée, car la petite fille avait un air ravi et embarrassé. Laurent m’avait pris la main et il s’intéressait à mon anneau d’or.
– C’est joli ça.
– Oui, c’est une alliance.
Mais à ce moment je dus laisser mes petits compagnons pour aller intervenir dans une bagarre à l’autre bout de la cour. De cet incident je retiendrai le sérieux avec lequel Laurent avait accueilli ma question abrupte et l’intérêt qu’il porta à mon alliance. Je retiendrai également l’expression de Marietta qui me disait clairement qu’elle trouvait ma plaisanterie audacieuse. Pour les enfants de cinq ans ces questions sont sérieuses et les préoccupent énormément. C’est l’âge de la période œdipienne. Parfois la maîtresse est l’objet d’un transfert des sentiments de l’enfant et c’est elle que le petit garçon rêve d’épouser (puisque pour maman, c’est impossible à cause de papa). Elle est amenée, tout comme la mère, à dissuader l’enfant dans ses désirs amoureux et à l’inviter à des perspectives d’avenir en rapport avec son âge.
La leçon se poursuit depuis quelques minutes. Nous observons des images d’animaux et des photographies que nous a confiées une maman dont les parents possèdent une ferme. Au premier trimestre nous avions déjà fait une étude des animaux et des activités de la ferme. Nous avions longuement parlé des vaches et aussi des animaux de basse-cour, poules, canards, lapins, etc. J’en arrive aujourd’hui à une photographie de bovin. Les enfants reconnaissent qu’il s’agit d’une vache. On détaille ses cornes, son museau, ses sabots. J’explique alors très sérieusement:
– Cette vache s’appelle Blanchette et, au printemps, quand elle mange des petites fleurs et de l’herbe tendre dans les prés, elle pond des œufs très bons, des œufs savoureux.
Personne n’a bronché. J’insiste:
– C’est au printemps qu’elle pond ses meilleurs œufs, sans doute parce qu’elle mange beaucoup de fleurs.
Pas de protestation. Je persévère encore :
– Les œufs de vache sont très gros, noirs avec des taches blanches. Qui est-ce qui en a déjà mangé?
Plusieurs enfants lèvent le doigts en clamant :
– Moi, moi.
Je m’arrête. Je considère la classe avec un drôle de visage, une mimique faite pour étonner les élèves, une grimace. Je dis :
– Oui, oui, oui, la vache qui pond des œufs, la vache qui pond des œufs, mais, bien sûr!
Devant ma drôle de grimace la réflexion se fait enfin dans quelques esprits.
– C’est pas les vaches qui pondent les œufs, dit Benjamin.
Je pousse un long et bruyant soupir de soulagement.
– Ah enfin ! Enfin en voici un qui réfléchit. Est-ce qu’on n’a pas étudié au premier trimestre la ferme et ses animaux ? Qu’est-ce qu’on a dit ?
– C’est les poules, dit Rachel, suivie par plusieurs camarades enfin réveillés.
– Les poules qui font quoi ?
– Les poules qui pondent les œufs.
– Bien sûr, on a parlé de tout cela. Ce sont principalement les oiseaux, les poissons et les reptiles qui pondent des œufs. Les poussins pour les poules et les canetons pour les canards sortent de l’œuf s’il a été couvé.
Je lève les yeux au ciel et je poursuis :
– Alors les vaches... Vous avez déjà vu cela la vache qui couve son œuf ?
Les enfants rient. Ils se rendent compte que je me suis moquée d’eux.
– Tu nous a eus, dit Ahmed.
– Pourquoi tu l’as dit ? demande Hélène.
– Je l’ai dit pour voir si vous réfléchissiez à ce que vous entendez. C’était une farce pour voir si vous étiez attentifs.
Je poursuis avec une grimace :
– La vache qui pond des œufs noirs avec des taches blanches, mais voyons, c’est évident !
Tout le monde rit et s’esclaffe. J’espère que la prochaine fois ils ne se laisseront plus abuser. Ils savaient que le veau naît vivant, ils savaient que la vache n’est pas un oiseau mais un mammifère qui donne du lait et allaite ses petits. Cela avait fait le sujet de leçons précédentes. Mais ils ont confiance en moi, la maîtresse qui à leurs yeux sait tout. Alors ils ne font plus marcher leur esprit critique. Et moi, j’aimerais bien réveiller et encourager cet esprit critique. C’est un outil précieux dans la vie d’un homme et la plupart des adultes en sont totalement dépourvus. Nous sommes encore à l’âge de pierre où chacun suit un maître aveuglément. Et alors, au lieu de réfléchir à chaque situation, à chaque fait nouveau et de n’accepter que ce qui passe la barrière du crédible, les hommes délèguent leur pouvoir. Ils s’en remettent à un homme ou à un parti, comme ils s’en remettraient à Dieu lui-même. Beaucoup sont communistes ou socialistes ou de droite ou d’extrême droite et suivent aveuglément la ligne de leur parti même si elle devient absurde ou se contredit, même si elle devient inacceptable. Il est temps de réveiller notre esprit critique avant que les mauvais guides ne nous conduisent en troupeau vers les précipices.
Les enfants de cet âge aiment dire des gros mots. Ils ont d’ailleurs leur propre répertoire qui puise aussi dans celui des adultes mais en reste éloigné. Pour eux, dire des gros mots est un jeu, un plaisir. Et ce plaisir est amplifié par le fait qu’on le leur défend souvent. L’autre jour, dans mon quartier, j’ai croisé une bonne grand-mère qui remontait la rue en tenant sa petite fille par la main, une de ces petites filles très gentilles, sages et obéissantes. Et l’enfant pour étonner sa grand mère s’est mise à lui débiter avec confiance un de ces jolis chapelets de gros mots enfantins : « pipi, caca, trou du cul, » et je ne sais quoi. La grand-mère en fut contrariée et elle répliqua que c’était très, très mal de dire ces choses-là, que c’était interdit. La petite fille en fut sans doute très déçue. Or, à mon avis, manifester un peu d’esprit frondeur, ne pouvait faire que du bien à cette enfant qui était à l’évidence sage et soumise. Réciter un chapelet de gros mots, sans même un brin d’agressivité, c’est un moment d’humour, de liberté, c’est se démarquer sans haine de la pression morale que les adultes appliquent sur vous, c’est affirmer son désir d’autonomie. C’est un moment typiquement enfantin et donc respectable. Mais évidemment on peut, tout en la respectant, socialiser cette conduite enfantine, ce qui d’ailleurs la préserve de l’agressivité des adultes qui ne l’acceptent pas, qui ne la comprennent pas et qui cherchent à la détruire. Il y a quelque chose d’extrêmement poétique dans un chapelet de gros mots dits par un enfant de quatre ans, et surtout d’extrêmement malicieux, une malice qui se reflète dans le regard du petit. D’ailleurs si vous étiez complètement indifférent à son discours audacieux sans doute y prendrait-il moins de plaisir. C’est souvent parce qu’il vous aime bien, parce qu’il a confiance en vous et se sent libre de s’exprimer qu’il vous provoque par ce moyen. Pour ma part je prends alors un air faussement horrifié et un peu comique et je m’exclame : « Ah ben, ah ben, ah ben, c’est poli ça, ah ben, ah ben, ah ben, j’en entends des choses, ah ben, ah ben, ah ben, ça alors ! » Et l’enfant rit de bon cœur de sa bonne farce, car il pense qu’il m’a bien eue. Naturellement je ne cherche pas à encourager cette conduite faussement antisociale, mais j’y vois le moyen d’expliquer au contraire les règles et coutumes qui nous permettent de vivre ensemble, petits et grands. Un jour que le groupe est réuni, j’explique : « Vous savez les enfants, je vous entends dire des gros mots, entre vous ou devant moi. Pour ma part je ne trouve pas cela bien méchant, sauf lorsque vous employez un mot très grossier qui peut être cruel, et en ce cas je vous le signale. Seulement méfiez-vous des gros mots, il ne faut pas les dire devant n’importe qui. Il y a beaucoup de grandes personnes qui ont horreur de cela et que cela fâche. Alors même si votre maman accepte que vous parliez librement en famille, évitez de le faire devant les voisins ou dans la rue en présence d’inconnus ou même devant votre Mamie ou votre Tata si cela ne lui plaît pas. Pourquoi ? C’est parce que l’on ne se comporte pas de la même façon avec n’importe qui. On ne se comporte pas de la même façon avec sa maman, ses copains, ou quelqu’un que l’on ne connaît pas. Et pour les grandes personnes c’est la même chose exactement. Regardez moi, est-ce que je me comporte de la même façon avec vous et avec vos parents ? Quand je vais vous chercher dans la cour avant la classe et que vous accourez pour me dire bonjour, il m’arrive de vous caresser la tête ou de vous pincer le nez pour rire ou de vous tirer l’oreille gentiment. Je suis contente de vous revoir. Et il n’y a rien d’anormal à ce que, familièrement, je vous ébouriffe les cheveux ou que je vous tapote la joue. Vous êtes contents, je suis contente, personne n’est vexé. Et je suis contente aussi de rencontrer votre maman le soir, lorsqu’elle vient vous chercher. Mais imaginez que, la trouvant sympathique, je me mette à lui pincer le bout du nez ou à lui caresser la tête ou à lui tirer le bout de l’oreille, je pense qu’elle serait surprise, et même très très surprise. » En disant cela j’ai mimé la tête de la maman surprise par l’étrange conduite de la maîtresse. Hilarité générale. Je reprends : « Cela vous fait rire, eh bien oui, vous avez raison. Ce sont des choses qui ne se font pas. Et alors si jamais lorsque votre maman arrivait, au lieu de lui dire « Bonjour madame, comment allez-vous ? » je lui lançais, « pipi », « caca », « trou-du-cul », « pouet, pouet », je ne pense pas que cela lui plairait beaucoup. A mon avis elle serait même assez inquiète. »
Re-hilarité générale. « Et que croyez-vous que penserait votre maman ? »
Un élève répond :
– Elle penserait que t’es folle.
– Exactement. Elle se dirait, mais ça va pas la tête, qu’est ce que c’est que cette maîtresse-là ?
Et je mime le trouble et la méfiance de la maman inquiète devant la maîtresse dingote. Re re hilarité générale.
– Et même avec madame la directrice je ne le ferais pas, et pourtant je la connais depuis des années. Mais me voyez-vous le matin l’attraper par le cou, lui faire un gros poutou sur la joue en lui demandant : « Alors ça va toi, t’as bien dormi ma puce ? » Et après je lui prendrais le bras et je lui dirais : « Oh mais t’en as des biceps, tu devrais faire du judo quand tu seras grande. »
Et je mime les yeux ronds et l’air effaré de madame la directrice devant un tel accueil de ma part, puis madame la directrice se grattant la tête dubitative, puis madame la directrice hochant la tête avec compassion pour moi. C’est la grosse, grosse hilarité générale. Je redeviens sérieuse.
– Bien au contraire, je suis réservée avec madame la directrice, et comme c’est elle qui dirige l’école, si elle me demande quelque chose, je réponds en restant très polie. Il ne me viendrait pas à l’idée de lui dire des gros mots, même pour rire. Alors pensez-y, il y a des situations dans lesquelles on peut se sentir plus libres et d’autres où il vaut mieux s’abstenir et rester très sages. Il en est de même avec les gens ou encore avec les lieux. Dans la cour, vous courez, vous criez, vous faites des galipettes, et c’est très bien. Mais dans la rue il n’en est pas question, pourquoi ?
– C’est défendu. » répondent les enfants.
– Ce serait même dangereux à cause des voitures. Et sur le trottoir cela gênerait les passants. Dans la rue il y a des contraintes, on n’est pas libre comme dans la cour. Eh bien pour les gros mots c’est pareil, on ne peut pas en dire à n’importe qui. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Tout le monde a quelque chose à dire. Il y a des mamies qui acceptent les gros mots, des tatas qui ne les aiment pas. Il y a des parents qui disent des gros mots à la maison. Il y a ci, il y a ça. En tous cas on a bien ri.
J’arrive dans la cour, mon travail commence. Non pas que je sois chargée de surveiller les enfants qui se trouvent en ce moment dans cette cour, ce n’est pas mon tour de le faire et la collègue de service est là, attentive. La cloche n’a pas encore sonné et nous ne rentrerons en classe que dans quelques minutes. Mais, pendant ces quelques minutes je vais me consacrer à un exercice spécial avec les enfants, un exercice qui consiste à... se dire bonjour. J’arrive donc avec un grand sourire et je commence à distribuer à droite et à gauche les saluts chaleureux et les caresses. Les élèves de ma classe qui sont habitués à mes manières d’être viennent me saluer, chercher un bisou ou un compliment. J’ébouriffe les cheveux des uns, je caresse la joue des autres, je tapote des petits nez, je souris, j’ai un petit mot : « Bonjour, comment ça va ? Bonjour toi, salut, ça va ? » Quelques uns m’apportent un gage d’amitié. Ce peut être un caillou, une plume de pigeon, un bonbon ou un petit dessin rapide fait sur un morceau de papier. Je remercie chaleureusement et je continue les bonjours. Quelques enfants interrompent leur jeu quelques instants, venant en courant du fond de la cour et y retournent aussi vite. D’autres restent près de moi, attendant la rentrée en classe. Les enfants apprécient tout particulièrement ces démonstrations et souvent même des élèves d’une autre classe viennent chercher un bonjour. J’essaie d’être tout particulièrement aimable et avenante, joyeuse, et d’ailleurs je n’y ai aucun mal, car j’aime beaucoup partager avec eux, de cette manière, les quelques instants qui précèdent la sonnerie de la cloche. J’ai dit plus haut qu’il s’agissait d’un exercice, c’est donc que, par delà le plaisir que j’ai et que prennent les enfants à ces instants pleins de chaleur, je poursuis des buts, et ces buts quels sont-ils ? Tout simplement apprendre à créer des liens. C’est une matière dont on ne parle pas assez Il est bon d’y revenir. Et pourtant l’essentiel dans la vie d’un être humain ne se résume-t-il pas à ceci ? De quelle façon est-il capable de créer des liens avec ce qui lui est extérieur et aussi avec lui-même ? Comment sait-il communiquer ? Or, de son aisance ou non à communiquer, de son habileté à se relier va dépendre toute sa vie d’homme. Cela mérite donc que l’on y réfléchisse un peu. Avec qui et avec quoi communique-t-on ? On crée d’abord des liens avec sa mère, son père, sa famille, les adultes rencontrés, les autres enfants, mais aussi avec les jouets, les objets, la maison, la ville, le monde extérieur, et même le travail, l’étude, les mathématiques, les messages écrits, etc. Créer des liens est la seule chose vraiment importante d’une vie d’homme. La clé de voûte de l’être humain est le fait qu’il est un être relationnel. Or, c’est la toute petite enfance qui décidera principalement si cet être humain sera capable ou non de tisser avec d’autres de bonnes relations. Il n’est pas écrit dans les programmes de l’école maternelle que l’enfant doit développer sa facilité à se relier, ni comment il doit le faire mais c’est dit implicitement. Communiquer s’apprend et l’enseignant a un rôle à jouer sur ce plan. Sa tâche est multiple. Dans la cour, après la séance de bonjours, nous avons tissé des liens. J’ai préparé mes petits élèves à bien aborder la demi journée qui commence. Les cœurs et les esprits sont bien disposés et les enfants, lorsque la cloche sonne, sont heureux de rentrer en classe pour se retrouver ensemble et avec moi au cours d’activités passionnantes. C’est une question de chaleur humaine, une histoire d’amitié. Les cœurs sont prêts. Il y aura moins de problèmes de discipline et le groupe sera plus soudé. Le travail s’en ressentira de façon bénéfique. Le courant passe qui nous unit dans un même élan de cordialité.
Autre réflexion sur la façon de tisser des liens. Tous les ans en début d’année le travail est perturbé par la présence des enfants en difficulté et tout spécialement par la présence de ceux que leurs difficultés rend agressifs et souvent violents. Le nombre des élèves qui sont dans ce cas augmente, semble-t-il d’année en année. Les débuts d’année scolaire sont extraordinairement épuisants pour la maîtresse. Ses réserves de patience sont rudement mises à l’épreuve. La fatigue nerveuse est extrême. Et parfois il faut bien compter un ou deux mois avant que les choses ne se calment et que chacun ne trouve sa place et ses repères et que tout le monde ne travaille avec entrain au sein d’une équipe où se sont tissés des liens. Une grande partie du travail de l’adulte sera justement de permettre à chaque enfant de tisser ces liens indispensables, à travers la vie de la classe toute l’année. Des liens multiples qu’il faut tisser avec la maîtresse, avec les copains, avec les autres adultes de l’école mais aussi avec le jeu, le travail, chaque matière enseignée, que ce soit l’apprentissage du langage ou de l’écriture, le dessin, le modelage, etc., mais surtout avec soi-même. Chaque lien qui se tisse aide à en tisser de nouveaux. Si l’on se sent très apprécié par le maître, recherché par ses copains, on aura plus de chance de s’accepter soi-même, on aura moins besoin de se réfugier dans une attitude ou un sentiment de refus de la société. Le travail va devenir d’un grand secours pour renforcer la confiance en soi, l’envie de grandir, le développement harmonieux de la personnalité. Bien guidés, bien soutenus par un adulte attentif et ardent à leur réussite, tous les enfants vont rapidement découvrir que rien ne leur est impossible, qu’avec de l’attention et de la persévérance ils sont capables de progrès et de réussites extraordinaires. Alors ils prendront goût au travail qui valorise, que ce travail soit intellectuel, artistique, ou qu’il s’agisse d’un travail sur le corps, de la gymnastique ou de la danse. La tâche d’un enseignant est essentiellement d’agir sur les relations et pas seulement de transmettre un savoir. D’ailleurs il ne sera possible de transmettre un savoir que si les diverses relations qui unissent l’enfant au monde dans lequel il vit sont devenues suffisamment confiantes et bonnes. En particulier l’enseignant aura donc à cœur que l’enfant établisse de bonnes relations avec les adultes, avec lui-même bien sûr, mais aussi avec ses parents. Qu’il est désespérant pour les parents d’un enfant en difficulté, d’un enfant violent par exemple, lorsqu’ils viennent chercher celui-ci le soir, d’entendre la litanie chaque jour répétée d’un enseignant qui se plaint de lui. Qui dit à la mère que son fils a encore fait ceci ou cela de pendable, qu’il n’y a rien à tirer de ce gosse, qu’il ne veut pas travailler, qu’il n’est bon ni à ceci ni à cela, qu’il pourrait bien faire mais... Est-ce que l’on peut penser que ce discours rapprochera les parents et l’enfant, un rapprochement dont pourtant ils ont tant besoin ? Bien au contraire les parents déçus et honteux, culpabilisés d’avoir mis au monde un tel cancre qui les dévalorise, risquent à leur tour d’accabler leur fils ou leur fille de reproches et permettre ainsi au problème de s’aggraver. Or, aucun enfant ne peut n’avoir rien de bon à offrir. Au cours d’une journée où il aura fait mille bêtises, n’importe quel enfant-catastrophe trouvera bien le moyen d’un acte positif, si minime soit-il. Si l’enseignant est attentif il l’aura noté et le soir lorsque la mère viendra chercher son fils, au lieu d’être accueillie par des reproches ou de l’indifférence, elle verra la maîtresse l’aborder en souriant et lui dire par exemple : « Ah mais, qu’est ce qu’il chante bien votre fils. C’est dommage qu’il ne veuille pas toujours participer au chant. Mais aujourd’hui il nous a montré sa belle voix, il nous a fait vraiment plaisir. » La mère sera contente, montrera sans doute son contentement à l’enfant à qui ces compliments de l’institutrice et de sa mère donneront envie de chanter le lendemain et de participer. Et c’est tous les jours qu’à l’école l’enseignante l’encouragera pour tout ce qu’il fait de bien, sans que cela l’empêche, pour ce qu’il fait de mal, de lui imposer des limites. Mais les limites sont mieux acceptées et intégrées si elles viennent d’une maîtresse accueillante et chaleureuse. D’ailleurs le soir, si l’enseignant a dû gronder l’enfant dans la journée pour une faute quelconque ou l’isoler dans le coin de réflexion, il se gardera bien de le dire à la mère. Le maître n’est pas un rapporteur. Si l’enfant pensait que le maître est un rapporteur il ne se sentirait pas en confiance avec lui. Et il serait injuste que l’élève soit puni deux fois pour une même faute, une fois à l’école et une fois par sa mère. Une faute punie est une faute effacée et oubliée. Bien au contraire l’enseignant entretiendra le feu et parlera régulièrement des progrès de l’enfant, avec ses parents, toujours aimablement et toujours devant l’élève. Et, si la maîtresse pense que les parents sont trop sévères avec lui, elle essaiera, le plus habilement possible pour qu’ils n’y voient pas un reproche, de leur faire comprendre qu’ils se trompent en leur disant que leur enfant a besoin de calme et de douceur pour donner le meilleur de lui-même. Si l’élève sent que la maîtresse le soutient, qu’elle lui est attachée, qu’elle est attentive et sensible à tous ses efforts, à tous ses progrès, il n’aura plus envie de l’agresser, il cherchera au contraire à bien travailler, surtout si la pression qui lui venait de ses parents devient plus légère, surtout si sa mère se met à avoir confiance en lui, elle aussi, comme le discours de la maîtresse l’y engage. Oh bien sûr, ce n’est pas en quelques jours ni en quelques semaines que tout va radicalement changer. Les conduites nouvelles sont parfois longues à se substituer aux conduites anciennes. Mais progressivement les nouvelles valeurs viendront remplacer les anciennes. La maîtresse ne brusquera rien. Son travail sera patient. Elle profitera quotidiennement de tout ce qui peut dans la vie de la classe alimenter la réflexion de l’enfant et sa bonne adaptation. Elle fera que dans la classe une ambiance de bonne camaraderie unisse tous les élèves et que la vie de la classe soit agréable à vivre, et même souvent passionnante. Tout ce patient travail lui demande des efforts bien entendu, de l’attention et du travail supplémentaire, mais il économise énormément de temps et finalement de fatigue. Beaucoup d’enfants qui jamais ne seraient devenus sages si l’on s’était contenté de leur faire des reproches et qui auraient gêné la vie de la classe toute l’année et qui n’auraient progressé qu’avec difficulté, se mettent à collaborer et à donner le meilleur d’eux-mêmes. L’adaptation est beaucoup plus rapide et finalement la bonne ambiance de la classe permet un développement facilité du projet pédagogique.
La maman d’Eric était alarmée parce que Eric, à cinq ans, ne savait encore que gribouiller. Jamais il n’avait dessiné, pas même un bonhomme têtard. D’ailleurs dessiner ne l’intéressait pas. Et les livres lui étaient étrangers. Il n’aimait que jouer aux petites voitures. Il se comportait comme un grand bébé. Il s’attardait en l’état de très jeune enfant. Et la grande école était pour l’année suivante. C’était un enfant turbulent, agité, mais très gai et très ouvert. Après l’avoir observé quelques jours je ne m’alarmais pas. Certes il ne savait pas soutenir son attention. Les progrès à faire pour être prêt pour l’école primaire étaient énormes. Il allait falloir commencer l’initiation à l’écriture alors qu’il ne savait pas tenir un crayon, l’initiation à la lecture alors qu’il ne savait pas reproduire une forme simple ni discerner, dans une série de dessins, des petites différences. Il allait falloir apprendre à rester assis et discipliné pour ces initiations alors que l’enfant avait un énorme besoin de bouger tout le temps et de s’agiter, apprendre à avoir du soin et de la rigueur alors que c’était monsieur Brouillon en personne. Mais ce petit élève était sympathique, amical, plein de bonne volonté, heureux de vivre et il ne semblait pas le moins du monde, malgré les résultats pessimistes, souffrir de retard mental. C’était, à mon avis, une question de caractère. Je pensais que cet enfant avait été un bébé heureux sans doute et qu’il continuait à l’être. Il avait été insuffisamment stimulé. Cette situation devait lui sembler confortable et son optimisme ne le poussait pas à chercher une autre façon de vivre. Le cours préparatoire étant tout proche à présent, il avait besoin de mon aide pour ne pas aller vers un échec. Je devrai le pousser à grandir vite, lui faire découvrir le travail, la sagesse, la concentration, mais bien sûr, avec le moins de frustration possible, tout au contraire. Je ne voulais surtout pas que ce soit au détriment de son heureux caractère de bon vivant, de joyeux garçon. Se discipliner n’implique pas de cesser d’être heureux, ni de ne plus se permettre de rigoler comme il aimait tant. Il allait falloir que je le soutienne beaucoup, que je l’encourage et que je valorise dès le début tous ses premiers pas de grand garçon.
Eric commença l’initiation au dessin en même temps que l’initiation à l’écriture. Comme il n’avait pas découvert lui-même comment on peut diriger sa main pour tracer une forme, j’entrepris de le lui montrer. Je lui disais comment partir d’un point puis tourner ses lettres, monter, descendre, revenir, comme je le faisais pour les autres élèves, avec une démonstration au tableau en grand modèle, puis une aide individuelle. Et, alors que je laissais ensuite les autres enfants dessiner librement pour illustrer le mot écrit, pour Eric j’expliquais encore comment maîtriser son geste pour trouver la forme de l’animal à dessiner, si c’était un animal, un lion par exemple, avec des ronds et des courbes, ou reproduire une maison, avec des traits droits parallèles, horizontaux ou verticaux, etc. Nous tracions la forme dans l’espace, puis sur la feuille, nous faisions des brouillons, plusieurs essais. Je lui tenais la main, sans la guider, en l’empêchant simplement de s’égarer. Puis il agissait seul et sans aide sur son cahier. Il ne réussit pas, bien sûr, du premier coup et au début il se désespérait un peu en voyant les dessins des petits camarades qui lui semblaient magnifiques alors que lui gribouillait encore. Je le rassurais : « Évidemment que Pierre-Paul dessine bien alors que tu n’y arrives pas encore, cela fait deux ans que Pierre-Paul dessine alors que toi cela fait une semaine que tu t’y es mis, tu ne voudrais pas savoir avant d’apprendre, tout de même. Il faut du temps. » Je disais encore : « Mais déjà c’est mieux. Maintenant tu tiens ton crayon correctement. Les progrès devraient être rapides si tu t’appliques. Tu es tout à fait capable, d’ici quelques semaines, de dessiner aussi bien que Pierre-Paul. »
Et ce fut vrai. Rapidement, à force de travail, il y eut au centre du gribouillage une sorte de forme de corps de lion ou de tête. Eric était déçu, car il avait bien eu l’impression de vouloir faire un lion mais cela avait fini en gribouillage, comme d’habitude.
– J’y arrive pas, j’y arrive pas.
– Comment, comment ? Mais tu n’as pas vu, là, au milieu, on discerne le corps du lion, ou la tête, je ne sais pas. En tous cas tu as dirigé ton trait cette fois-ci. C’est cela qu’il faut faire, tu as compris, tu as compris comment on tourne la main pour faire un rond, une tête, un corps. Il faut continuer, c’est très bien.
– Mais c’est moins bien que lui, fit Eric en désignant le dessin du voisin.
– Évidemment, tu as encore des progrès à faire, il faut travailler, s’exercer. Mais c’est très encourageant.
Et bientôt il commença à écrire et à dessiner. Ses dessins étaient très personnels, ils lui ressemblaient. C’étaient de bons gros dessins, patauds et amusants, naïfs, malhabiles certainement, mais originaux et avec suffisamment de détails pour être lisibles. Pendant un moment son trait fut encore imprécis, les objets représentés encore plus ou moins informes mais, petit à petit, je le poussais vers plus de rigueur et de précision dans la représentation. Maintenant il aimait dessiner. Et pendant les jeux libres il choisissait aussi bien le dessin que le jeu. Il était aussi souvent à la table de dessin libre qu’au garage des petites voitures. Il peignait également. Une ou deux fois il essaya encore son : « Lui, c’est mieux que moi. » Auquel je répondis : « C’est très différent, chacun son style. J’aime bien ce que fait Pierre-Paul, mais j’aime aussi beaucoup ce que toi tu fais, c’est sûr. »
En mathématiques il ne semblait pas avoir plus d’esprit logique qu’un bébé de trois ans et il avait de très mauvaises notions de nombres. Il ne possédait même pas les nombres intuitifs. Je l’obligeais à être plus attentif, lui re-expliquais plusieurs fois ce qu’il n’avait pas compris et lui faisais recommencer les exercices ratés. Il était très important que je suive et encourage le développement intellectuel de cet élève car, s’il était entré au cours préparatoire sans avoir développé plus que cela ses facultés d’analyse et de concentration, il serait allé vers un échec et un redoublement certains.
Vers Noël nous dessinâmes des sapins. Un jour, en vue d’une exposition, je donnai un quart de feuille à chaque enfant, et des crayons feutres, et chacun fut appelé à dessiner un sapin aussi grand que le morceau de feuille distribué, et aussi beau, aussi magnifique, aussi extraordinaire que possible, un sapin le plus beau du monde. Cet exercice fut suivi d’une séance d’admiration. La séance d’admiration est différente de la critique de dessin. Pendant la critique de dessin on dit beaucoup de compliments pour valoriser l’enfant, mais l’on donne aussi des conseils pour améliorer encore le travail et le faire évoluer. Quand je dis « on », il s’agit naturellement de l’ensemble de la classe, élèves et maîtresse. C’est très utile. La séance d’admiration a d’autres buts. On se contente de louer, de s’extasier, de pousser des « oh » et des « ah ». On se fait plaisir en ne discernant que les bons côtés et tout paraît magnifique et sujet à jubilation. Ce qui permet également de remarquer que chaque dessin a des qualités qui lui sont propres. Tout le monde reçoit son lot de louanges, tout le monde est fier et content de sa production, sans réserve. Après la séance d’admiration je triais les dessins qui devaient être tous exposés. Mais comme ils étaient très nombreux, certains le seraient dans la classe et d’autres dans le couloir. Pour le couloir où les parents passaient, je choisis des dessins très différents les uns des autres, des styles qui ne se répétaient pas. Et il y avait le sapin d’Eric. Alors que beaucoup de sapins avaient été dessinés avec minutie, avec une maîtrise parfaite de la motricité fine, jolies guirlandes, boules délicates, branches bien dessinées et pointues, celui d’Eric était si pansu qu’il semblait vouloir faire éclater une si petite feuille. C’était un sapin gonflé et généreux. Je me dis : « Tiens, voila un sapin de Botéro, il est gras, joyeux et réjouissant, celui-là. »
Et je décidais de mettre dans le couloir ce sapin où il faisait bon vivre, ce sapin dodu et appétissant, cet œuf. Aucun autre ne lui ressemblait. Et puis un jour, alors que les enfants étaient en jeu libre, Eric arrive vers moi avec une grimace en faisant : « Gnan, gnan, gnan... » Et aussitôt fait pipi dans sa culotte. « Eh bien! Tu aurais pu demander à sortir avant de ne pouvoir te retenir. Et puis tu aurais pu faire pipi avant d’entrer en classe comme je vous l’ai demandé à tous. Enfin, puisque c’est fait, vas trouver les dames pour qu’elles te donnent une culotte sèche et un pantalon. Tu sais où est la cuisine ? Au bout du couloir, sous l’escalier. Tu peux y aller seul?
– Oui je sais.
– Alors, vas-y.
Et il y va, revient après qu’on l’ait changé. Ce jour-là, personne ne parle davantage de cet événement très anodin. Le lendemain et pendant quelques jours il est absent, ce qui est également très banal à mes yeux. D’ailleurs il y a plusieurs enfants absents en cette période. A l’école maternelle les virus se propagent allègrement. Les rhumes, les otites ne sont pas rares. Quelques jours plus tard Eric revient avec un mot du médecin : « Je soussigné, certifie qu’en raison de son état de santé il faut laisser le jeune Eric aller uriner quand le besoin s’en fait sentir. »
Je suis très vexée et en colère contre ce praticien qui semble me prendre pour une ogresse empêchant les enfants de satisfaire à leurs besoins naturels, et qui se permet de me faire des remontrances. Je me demande aussi pourquoi la mère d’Eric me traite en ennemie, alors que je m’applique à bien m’occuper de son enfant, et qu’elle va jusqu’à faire appel à un médecin pour qu’il m’adresse une mise en garde. Dieu sait ce qu’elle a pu raconter à ce praticien. Si elle avait voulu connaître dans quelles conditions l’événement s’était produit il eut été très simple de me le demander. Moi qui fais tout ce que je peux pour préparer Eric et pour lui éviter un échec probable au cours préparatoire ! Très contrariée je décide cependant d’oublier cet incident. Mais, le lendemain, la mère vient chercher l’enfant dans la classe à l’heure de la sortie et déclenche un scandale. Elle m’accuse devant les autres parents qui se trouvent présents d’être responsable de l’angine de son fils, sous prétexte qu’il a fait pipi dans sa culotte. Elle me rend responsable à la fois du pipi et de la maladie de son fils et m’accable en affirmant devant tous que je suis une mauvaise institutrice. Elle termine en disant très méchamment : « Si vous n’aimez pas mon fils, vous n’avez qu’à le dire. » Je trouve la situation très injuste et suis cruellement blessée, cependant je n’en laisse rien paraître et, face à l’énervement de cette maman, je garde mon calme. J’essaie de faire prendre conscience à cette dame de ses erreurs. Il est évidemment impossible que cet enfant ait attrapé froid pour avoir été mouillé quelques instant dans un endroit chaud. Les dames de service l’avaient changé immédiatement et, lorsqu’il avait été en récréation, il portait des vêtements secs et un manteau bien fermé. D’autre part comment pouvais-je deviner que cet enfant devait aller aux toilettes alors qu’il ne demandait rien ? La mère me dit qu’à la maison, depuis toujours, son fils avait des problèmes pour aller aux cabinets. Il ne voulait pas s’interrompre de jouer et faisait fréquemment pipi dans sa culotte. Je me demandais alors si cette dame ne prenait pas l’école pour un bouc émissaire de ses problèmes. Pourquoi exigeait-elle que sur ce point le comportement de son enfant soit différent dans un lieu ou dans l’autre ? Encore, à l’école il s’était agi d’un fait exceptionnel, alors qu’à la maison c’était une pratique courante. Je lui affirmais que j’aimais beaucoup son petit garçon et lui dis que si elle avait quelques instants je pouvais discuter avec elle des progrès et des difficultés de l’enfant. La maman devint plus conciliante et nous discutâmes une petite heure. Cette maman appréhendait l’entrée au cours préparatoire. Elle se mit à se plaindre de son fils. Elle regrettait « qu’il ne sache rien faire, » qu’il n’aime que jouer, qu’il soit turbulent. Elle me dit qu’à l’âge où d’autres enfants s’intéressaient au dessin, à l’écriture, aux livres, il était toujours à jouer avec des petites voitures, qu’il se comportait comme un bébé. Elle se plaignit aussi des grands parents d’Eric, rejetant toute la faute sur eux, disant qu’ils avaient trop gâté leur petit-fils, lui passant tous ses caprices et le maintenant ainsi dans l’infantilisme. Je cherchais à la rassurer. Je lui expliquais les progrès rapides et encourageants de son fils. Je vantais son bon caractère si gai. Et je lui montrai le sapin qui était accroché parmi d’autres dans le couloir.
– Ah oui, c’est le plus moche ! s’exclama-t-elle devant l’enfant.
Je me récriai.
– Comment? mais madame, sûrement pas. J’ai mis dans le couloir les réalisations les plus intéressantes.
Et je lui expliquai en quoi ce sapin, parmi d’autres, avait une valeur artistique, en vertu de sa différence et du reflet qu’il semblait être du caractère de son fils. Elle sembla rassurée. Quant à Eric, lui, les critiques de sa mère ne semblaient absolument pas l’atteindre. Il ne s’en formalisait d’aucune façon. Il était souriant, content que sa mère soit là, qu’elle regarde son sapin, même pour le dénigrer. Je me demandais quel était le secret de cette femme. Comment avait-elle fait, en étant si pleine de méfiance et d’insatisfaction, pour rendre son enfant aussi sûr de lui, aussi heureux, aussi bienveillant. Elle devait sans doute lui donner beaucoup d’amour, bien que ce soir-là sa façon de le montrer semblait bien aléatoire. Et je pensais que les grands parents, qu’elle avait tant décriés, avaient joué un rôle positif. Finalement comme je l’avais rassurée sur le plan scolaire, elle exprima sa dernière crainte. Elle regarda son fils et en le désignant avec une sorte de mépris, elle dit :
– Et puis, il est tout petit, c’est le plus petit.
Je demandai :
– Combien mesure votre mari?
Son mari était très grand.
– Alors Eric grandira pendant la poussée de croissance de l’adolescence.
Quand nous nous quittâmes, je crois que je l’avais rassurée. Mais quel dommage que cette maman qui, à l’évidence, vu le caractère de son fils, l’aimait tant, ne conçoive pas de plaisir, justement, de cet heureux et sympathique caractère. Eric, de sa petite enfance, qui avait dû être très choyée par sa mère et ses grands parents avait justement gardé les bons côtés de cette première enfance, l’entrain, la turbulence, la naïveté, la confiance, la joie, le désir de partager, l’impulsivité. Il restait à développer le potentiel intellectuel. J’ai connu bien des enfants inquiets ou angoissés, qui ne deviendront pas forcément des adultes heureux, même si, s’étant développés très tôt sur le plan intellectuel, ils arrivent un jour à des postes prestigieux. Eric, lui, avait l’essentiel. Et comme c’était aussi un enfant de bonne volonté et intelligent, ses progrès en témoignaient, il saurait conquérir sa place avec du travail, s’il était bien soutenu et encouragé tout au long de sa scolarité. A la fin de l’année suivante, j’eus l’occasion de demander à sa maman comment s’était passée l’année de cours préparatoire et elle me dit que cela s’était bien passé.
Il m’est arrivé plusieurs fois d’avoir pour élèves des enfants handicapés mentaux. A l’époque nous ne disposions d’aucune aide dans la classe, aucune auxiliaire de vie scolaire, pour prendre en charge, au moins en partie, ces enfants. Parfois cela se passait assez bien et parfois c’était une véritable catastrophe pour la classe ou pour le bon déroulement des activités habituelles. De toute façon je n’ai jamais eu les moyens d’aider efficacement ces enfants à progresser autant qu’ils étaient en droit de le faire, bien qu’ils aient été plutôt heureux dans ma classe.
Je me souviens d’Aurélien, un petit garçon qui avait à la fois des difficultés sur le plan moteur et sur le plan intellectuel. D’une taille inférieure à la moyenne, c’était un petit château branlant. Quand il courait il vacillait de droite et de gauche. On s’attendait à le voir chuter à chaque instant. Il était très maladroit dans ses mouvements et se retrouvait fréquemment sur son derrière. Dans la classe cela n’avait qu’une importance minime. Mais dans la cour où se retrouvent à la fois un grand nombre d’enfants et une grande agitation il n’était certes pas dans un territoire qui lui convenait. Cependant le règlement est formel, il n’était pas question de le dispenser de récréation. Son langage, ainsi que ses facultés cognitives, étaient ceux d’un enfant de moins de deux ans. Il ne comprenait rien à tout ce qui se disait, ou se faisait, dans cette classe de moyens. Cependant il était d’une bonne volonté, d’une gentillesse et d’une sagesse exemplaire. À l’heure du chant ou de la leçon de langage, il était assis parmi les autres enfants et écoutait avec, semble-t-il, attention, la musique des mots qui pour lui n’avait sans doute aucun sens et qui le dépassait de beaucoup, il écoutait avec calme et sans se manifester. Jamais turbulent, quoique toujours très gai et heureux de vivre et d’être là, c’était un enfant attachant, facile et obéissant, affectueux et sensible. Au début de l’année les autres élèves ne comprenaient pas pourquoi je m’extasiais devant ses gribouillages alors que je leur demandais, à eux, des dessins très aboutis et construits. Je fis rapidement comprendre au groupe que leur petit camarade était un enfant qui, dans sa tête, était très jeune et beaucoup moins expérimenté qu’eux. Ils comprirent très vite « que c’était un bébé » et l’adoptèrent maternellement. Et quand Aurélien faisait un « dessin », ils me le montraient en disant : « Tu as vu maîtresse ce qu’il a fait, c’est bien pour lui, hein maîtresse ! » Ils se mirent à s’occuper d’Aurélien comme d’un petit frère aimé. À tel point que j’étais obligée de me gendarmer pour les empêcher de l’habiller quand on quittait la classe car je tenais à ce qu’il fasse l’effort d’enfiler seul son manteau et son bonnet. Malgré toute mon attention il ne progressa pas de façon sensible. La maman ne voulait pas se rendre compte que son enfant était incapable de suivre une scolarité classique. Il était douloureux pour elle d’accepter son handicap. C’était une maman très aimante, très maternelle, très proche de son petit. La directrice d’école essayait de la convaincre qu’Aurélien devait suivre d’autres voies et que le cours préparatoire était hors de sa portée, mais accepter cette idée était, pour cette maman, dramatique. Elle espérait des progrès qui ne venaient pas. Finalement après l’école maternelle Aurélien intégra une école spécialisée. Il se trouva dans une classe adaptée à ses problèmes, à très petits effectifs et avec des enseignants formés pour s’occuper de ces enfants pas à pas, connaissant les difficultés du handicap. Je rencontrai sa maman quelques années plus tard et j’appris avec bonheur qu’Aurélien avait fait, dans cette école où il se plaisait, d’énormes progrès. Ses éducateurs pensaient qu’il pourrait apprendre à lire, écrire et compter. Son niveau de langage avait aussi progressé et ses problèmes moteurs régressés. Je compris combien ce genre d’établissement spécialisé était indispensable aux enfants connaissant de tels difficultés. En effet avec une éducation, une attention et des soins spécifiques et adaptés, personnalisés, il est possible d’agir, de préférence le plus tôt possible, pour réduire le handicap. La présence d’Aurélien dans ma classe n’avait causé aucune gêne à son bon fonctionnement bien que je me sois sentie très ennuyée de ne pas parvenir, malgré tous mes efforts, à l’aider efficacement, à le faire progresser. L’enfant, malgré ses difficultés, s’était bien adapté.
Mais à d’autres occasions, la présence d’enfants handicapés avait produit des bouleversements très dommageables pour les autres élèves.
Une année je fus chargée d’accueillir deux petites filles en difficulté. L’une, Odile, handicapée mentale et l’autre Chloé, très gravement perturbée et souffrant de troubles psychologiques importants. Et je fus mise en échec par ces deux enfants malgré toute mon expérience en ce qui concerne les enfants en bonne santé. Je m’aperçus vite que je ne pouvais conduire convenablement la classe lorsqu’elles étaient présentes. Si nous avions une leçon de langage, de chant, de poésie, ou même un conte, ne comprenant rien à ce qui se disait et ne s’y intéressant pas, elles ne l’acceptaient pas. Au début de la leçon elles s’asseyaient sagement parmi les autres élèves qui étaient devant moi. Mais au bout d’un moment, brutalement, la petite Odile, handicapée mentale, se déchaînait. Sans prévenir elle agressait l’un des élèves proche d’elle et, en poussant des cris, elle lui attrapait le visage à deux mains pour le pincer, le griffer ou le mordre. Alors l’autre petite fille, Chloé, par mimétisme se déchaînait à son tour et faisait de même. Les enfants agressés criaient et se défendaient, c’était le désordre dans tout le groupe et la leçon ne pouvait continuer. Était-ce pour elles une façon d’échanger, de se manifester, de se rebeller parce qu’elles se sentaient dépassées ou isolées parmi les autres ? Odile avait-elle des angoisses soudaines et irrépressibles sans raisons et incompréhensibles ? Quant à Chloè cela semblait plutôt être de l’imitation de sa copine, mais cela n’en était pas moins perturbant. Je ne réussis jamais à empêcher ces crises. La douceur, la persuasion, la sévérité, rien n’y fit. Bien sûr il n’était pas question pour moi de les contraindre en les terrorisant ce qui du reste aurait aggravé le problème. Mais elles ne semblaient pas m’entendre lorsque je les raisonnais. Elles ne me comprenaient pas et moi non plus je ne comprenais pas leur façon de penser et d’agir. Je n’arrivais pas à établir une véritable communication avec Odile et c’était difficile également avec Chloé. Je me sentais impuissante. Bien sûr, à maintes reprises pendant ces leçons où la classe était réunie, ces leçons qu’Odile ne supportait pas et que Chloé refusait également qui, pourtant, étaient essentielles pour le reste de la classe, j’essayais, dis-je, de les laisser, l’une ou l’autre, ou les deux ensemble s’occuper, à l’écart, à des jeux qui auraient dû les distraire et les canaliser mais, se sentant sans surveillance à ce moment-là, elles ne faisaient que des bêtises. J’avais peur alors qu’elles ne se fassent mal et se blessent. Je devais donc là aussi arrêter la leçon pour m’occuper d’elles. S’il y avait eu alors dans la classe une auxiliaire de vie scolaire pour les prendre en charge à certains moments, le problème n’aurait pas existé, mais j’étais seule. Pendant les ateliers où les enfants sont occupés, cette fois en petits groupes de quelques élèves autour des tables, à peindre, dessiner, bricoler ou jouer, il y avait d’autres difficultés car avec des ciseaux ou des objets pointus (comme des crayons) elles se montraient imprévisibles et dangereuses pour les autres élèves. Que faire ? Je ne pouvais proposer à mes collègues la lourde charge de les prendre dans leur classe à certains moments de la journée pour me permettre de travailler en paix. J’étais la seule responsable de ces deux petites. Je ne pouvais pas non plus demander à la directrice de l’école de les exclure, ne serait-ce que quelques heures pendant la semaine. Je n’en avais pas le droit et je pensais surtout que leurs mamans étaient suffisamment malheureuses et avaient bien assez de soucis sans qu’on ajoute encore à leur peine. J’essayais de gérer le problème comme je pouvais mais aucune solution n’était satisfaisante. Il y avait un fossé, intellectuellement, entre ces deux petites filles et le reste de la classe et pas de véritable échange. Les autres enfants ne les ont jamais rejetées, personne n’a été hostile envers elles. Mais il y avait une sorte d’indifférence et un peu de méfiance, peut-être parce qu’Odile suivie aussitôt de Chloé montrait périodiquement une agressivité soudaine et incontrôlable, incompréhensible pour tous et pour moi-même également. Par contre Odile et Chloé étaient toujours ensemble et s’entendaient parfaitement bien. C’étaient deux copines, heureuses de se retrouver. Je pensais que cette amitié était précieuse pour chacune d’elles et les empêchait de se sentir isolées au sein du groupe. Et, bien qu’elles aient fait ensemble, chaque jour, un grand nombre de sottises, je ne cherchais pas à les séparer.
Quant à moi face aux vingt-huit autres élèves je ne pus faire autrement que d’écourter et, souvent supprimer, les leçons, essentielles pour eux, mais Que Odile et Chloé refusaient violemment. Finalement au fil des semaines nous travaillions presque uniquement en ateliers avec une surveillance toute particulière pour nos deux trublions. J’avais très mauvaise conscience de ne pas parvenir à mener à bien une leçon de mathématiques, de langage ou de poésie de façon satisfaisante. Mais je ne trouvais pas de solution et je faisais ce que je pouvais, au jour le jour. Si encore Odile et Chloé avaient progressé de façon significative au cours de l’année j’aurais eu quelques satisfactions mais il n’en fut rien. Je vis la fin de l’année scolaire arriver comme une délivrance. Je crois cependant que les enfants de la classe tous, y compris Odile et Chloé, avaient été heureux cette année-là, je m’y étais employée. Mais cela ne suffit pas. À l’école maternelle les enfants sont là pour bien préparer leur scolarité en primaire et même disons-le leur avenir. Toutes les leçons sont essentielles et indispensables.
Je rencontrai la maman d’Odile des années plus tard, par hasard. Nous avions de la sympathie l’une envers l’autre. Face au handicap de sa fille qui était un drame pour elle c’était une maman attentive courageuse et dévouée. Je lui demandai des nouvelles de sa fille. Odile avait pu intégrer une classe spécialisée et ce fut sa chance. Elle avait appris à lire, écrire et compter. Et l’éducation qu’elle avait reçue dans cette école lui avait permis d’accéder à une relative autonomie. Adulte elle pouvait se débrouiller seule dans les actes simples de la vie courante, une personne référente était disponible en cas de difficulté. Je fus très heureuse d’entendre ces bonnes nouvelles.
Cela me conforta dans l’idée que pour le bien de ces enfants il ne suffit pas de les intégrer avec plus ou moins de réussite dans une classe ordinaire. Ils ont également besoin de soins spécifiques, d’enseignement et d’éducation adaptés à leurs difficultés, afin d’évoluer rapidement et de pouvoir un jour bénéficier d’une vie la plus normale possible. Il y a aujourd’hui des emplois réservés aux personnes handicapées mais ne faut-il pas que le handicap ait été réduit intelligemment et avec sérieux afin que celles-ci puissent y accéder ? D’ailleurs si Odile et Chloé avaient été prises, ne serait-ce qu’à mi-temps dans un centre spécialisé, elles auraient progressé et elles se seraient sans doute beaucoup mieux intégrées le reste de la semaine dans ma classe. Les auxiliaires de vie scolaire qui existent aujourd’hui sont certainement très utiles elles aussi. Mais combien plus seraient-elles efficaces auprès des enfants si elles bénéficiaient d’un enseignement d’une année entière sur les problèmes des différents handicaps.
Cela se passe à l’exposition Fernand Léger à Beaubourg. Une classe de grands élèves parcourt l’exposition sans paraître attacher un grand intérêt aux toiles exposées. Mais voici que, tout à coup, un groupe de ces adolescents aperçoit une œuvre connue de l’artiste où il a inclus une reproduction de la Joconde. Aussitôt tous, surpris par cette originalité, se précipitent bruyamment autour du tableau. Ils ont le nez dessus et s’esclaffent. L’éducatrice intervient pour calmer ce qu’elle considère être du désordre : « Arrêtez de coller votre nez sur les toiles, taisez-vous, avancez, avancez, dépêchez-vous. » J’assiste à cette triste scène et je vois les enfants obéissants s’éloigner de la toile qui avait spontanément suscité un intérêt que l’éducatrice s’est dépêchée de tuer dans l’œuf. Mais dites moi, à quoi cela sert-il d’amener des élèves dans une exposition si c’est pour les en dégoûter ou pour les rendre indifférents au travail de l’artiste? Un peu plus loin je vois un groupe de très jeunes enfants, des enfants d’âge maternel, assis par terre devant une peinture abstraite de Léger, une œuvre très difficile, bien au-dessus de la compréhension qu’ils peuvent en avoir à cet âge. Ils sont assis avec leur institutrice et un animateur du centre. Et l’animateur pose des questions, donne des indications pour éveiller leur attention, les fait activement participer à une recherche à l’intérieur de cette œuvre unique. Les enfants sont captivés. Ils observent le tableau avec fascination. Ils participent. Ils cherchent, guidés par l’animateur et ils font des réponses extrêmement intelligentes. A chaque bonne réponse l’animateur complimente avec raison les enfants pour leur perspicacité et reprend leur idée pour la développer, relance l’attention par de nouvelles questions. Et ils en voient ces petits d’homme dans cette peinture abstraite ! C’est eux bientôt qui font faire des découvertes à l’animateur qui s’étonne et montre son admiration pour son auditoire. Moi c’est l’animateur dont j’admire le savoir faire, comme l’institutrice sans doute qui semble souriante et satisfaite. J’avais tort de penser que cette toile était trop abstraite pour intéresser un si jeune public. Lorsque l’on possède bien un sujet et que l’on est bon pédagogue beaucoup de choses sont possibles. Quelle richesse ! Plus tard je rencontre dans l’exposition, des enfants de douze ans, sans animateurs près d’eux, qui parcourent les salles librement, armés de feuilles polycopiées et de crayons. Ils doivent répondre à des questions et faire de petits croquis. Il s’agit sans doute d’une sorte de jeu de piste. Cela semble les intéresser. Ils cherchent à travers les tableaux exposés des réponses aux énigmes préparées par l’enseignant. On voit bien que cette leçon a été préparée et qu’elle sera fructueuse. Je repense à ces jeunes adolescents qui s’étaient émerveillés spontanément de découvrir la Joconde dans une oeuvre de Léger. Plutôt que de les gourmander et de les détourner de leur centre d’intérêt, n’eut-il pas mieux valu leur faire faire deux pas en arrière pour mieux voir, et se joindre à eux pour admirer cette peinture ? Si l’accompagnatrice ne savait malheureusement rien dire sur cette toile pourtant importante, il lui restait à participer à l’étonnement de ses élèves. Car rien que le fait de soutenir leur étonnement par le sien propre, de renforcer leur intérêt en y joignant son propre intérêt, rien que le fait de dire peut-être « pourquoi l’artiste a-t-il choisi ce chef d’œuvre classique, universellement connu, pour l’inclure dans son propre tableau ? Il y a là une question, interrogez-vous, » rien que le fait de soutenir l’étonnement et de poser une question de bon sens était d’intérêt pédagogique. Une visite cela se prépare, cela ne s’improvise pas, que ce soit une visite de quartier, une visite de musée ou une visite au parc zoologique. Il y a un temps de mise en place précédant la sortie, un temps fructueux qui est joyeux car il se passe dans l’attente de cette fête, la visite. On prépare à la fois l’intelligence et le cœur.
Prenons exemple du parc zoologique. Si l’on va au zoo on commence, dix jours ou plus à l’avance, à étudier les animaux que l’on est certain d’y retrouver. On en dessine quelques uns. Et rien n’empêche de parler de la topographie du zoo. Certains animaux sont dans des cages, d’autres dans des fosses, d’autres tels des reptiles dans des aquariums. L’on fait appel aux familles pour qu’elles aident l’enfant à trouver des images d’animaux découpées dans des journaux, des trésors que justement l’on commence à thésauriser. Il faut que l’intérêt de l’enfant soit éveillé avant la visite et il faut qu’il ait déjà suffisamment de connaissances pour retrouver et reconnaître, le moment venu, des richesses qu’il aura déjà acquises. Le jour de la sortie ne sera pas impromptu. L’institutrice, les jours précédents, a été reconnaître les lieux. Parfois il faut y retourner deux fois, cela peut occuper tout un mercredi plus le week-end. Elle étudie le parcours, note les endroits intéressants, prévoit où s’arrêter plus longuement, ce qu’elle dira, organise le temps en fonction du parcours choisi. Cela demande beaucoup de travail. Moi je réserve toujours un temps pour le hasard. On ne peut savoir à l’avance si une scène intéressante et imprévisible mobilisera l’attention un moment. Il ne s’agit pas d’un parcours d’obstacles au pas de charge mais d’une promenade enrichissante. Il faut avoir le temps de flâner même si on ne voit pas tout. Le jour de la sortie il est bon de pouvoir prendre des photos que l’on projettera sur grand écran, et de pouvoir faire des dessins, voire d’acheter des cartes postales, qui seront des témoins, le soutien de la mémoire et le support d’un prochain travail, qui permettront de se rappeler et d’engranger de nouvelles richesses. Car le bonheur du jour de la visite doit avoir des prolongements. Pour rester dans l’exemple du parc zoologique je me souviens qu’une année j’avais fourni à chacun de mes petits élèves un écritoire en contreplaqué avec des feuilles agrafées et un petit crayon accroché au bout d’une ficelle. Ils étaient très heureux de leur équipement et avaient fait des croquis des animaux, que nous avions par la suite commentés. J’étais jeune institutrice et cela m’avait permis une observation intéressante de mes petits élèves. Car le premier croquis réalisé était exécuté en face d’un groupe d’échassiers. Or en classe nous n’avions pas encore parlé des échassiers mais par contre nous avions fait ces temps derniers beaucoup de dessins de girafes. Et en face des échassiers ils dessinèrent tous une girafe. Nous avons ri de notre naïveté de grande personne avec les accompagnatrices. Spontanément les enfants de cet âge ne dessinent pas ce qu’ils voient mais ce qu’ils savent dessiner. Ce fut l’occasion de leur apprendre à observer et à dessiner ce qui était en face d’eux. Ils comprirent très vite. Après la sortie tout n’a pas été vécu. Le plus enrichissant est l’exploitation de la sortie. Grâce à toutes les richesses accumulées, dessins, photos de journaux, photos prises le jour de la sortie, cartes postales et surtout nouvelles connaissances, on peut entreprendre une oeuvre collective ou individuelle, ou les deux. Chacun pourra par exemple se confectionner un très joli dossier enrichi de dessins et de toutes sortes de souvenirs, photos, traces, témoignages, écriture en section de moyen ou de grand, un travail riche et fructueux, qui restera, que l’on pourra présenter aux parents, qui sera un vrai trésor de beautés, de richesses et de connaissances. L’exploitation de la sortie peut durer assez longtemps pour être source de nombreux acquis intellectuels nouveaux, si l’on sait soutenir l’attention et l’intérêt des enfants à l’intérieur d’un projet qui les mobilise et les passionne.
À l’école maternelle on dessine beaucoup mais il n’y a pas qu’une seule forme d’exercice en dessin. En fait le dessin est un outil qui peut aider à développer de multiples facultés mentales ou émotionnelles. Et les exercices qui font appel au dessin peuvent être de divers types. Il y a bien sûr le dessin libre. C’est celui qui permet à l’enfant d’exercer totalement son imagination et de livrer sans frein sa personnalité à travers le graphisme et la chose représentée. C’est la forme de dessin que reconnaissent et dont se servent les psychologues. Car l’enfant parle de lui, de ses difficultés, de ses peurs et de ses amours à travers les personnages et les objets qu’il choisit librement de représenter. Tout a une importance pour essayer de reconnaître l’enfant à travers son oeuvre, chaque personnage, chaque objet, mais aussi leur mise en relation, leur taille proportionnelle, leur place, l’expression des visages et les couleurs employées, sans oublier la sûreté ou l’hésitation du trait, et même l’impression d’ensemble que dégage le dessin. On n’apprend pas à un instituteur à interpréter les dessins d’enfants mais, à force d’en voir tous les jours et d’assister à l’évolution des enfants et de leurs productions, la maîtresse est amenée à reconnaître et à deviner beaucoup d’éléments de la vie émotionnelle et des difficultés de ses petits élèves, ce qui, évidemment, lui est très utile dans la relation qu’elle noue avec chacun. Oui le dessin libre occupe une grande place et les enfants en produisent tous les jours, car c’est le moyen pour eux de s’exprimer totalement et de se libérer ou de prendre intuitivement conscience de leurs affects.
Mais il est d’autres exercices qui font appel au dessin qui ne fonctionnent nullement selon ces principes et même parfois en sont totalement à l’opposé. Il y a le dessin à thème. Cette fois-ci on n’est moins libre. Il s’agit de représenter un objet donné, un objet dont on a parlé, dont on a vu des images dans des documents, qu’on a décrit et qui a été le sujet d’une étude. On peut ainsi dessiner un sapin, une maison, ou plus largement une rue ou une forêt en telle ou telle saison, etc. Le but de l’exercice est d’apprendre à bien dessiner une série d’objets ou des paysages sur lesquels on s’est penché. Un exercice différent est possible. Il s’agit de l’illustration du conte ou de la poésie. Après avoir écouté une belle histoire ou récité un poème, l’enfant est appelé à faire un dessin qui l’évoque. Dans ce cas aucune étude préalable. L’élève peut choisir à son idée tel moment de l’histoire, telle strophe de la poésie. Mais il doit rester fidèle au récit évoqué. Il y a là à la fois liberté et soumission.
Et enfin il y a ce que j’appelle le dessin dirigé. Cette fois-ci l’enfant ne dispose plus de liberté ou du moins cet espace est-il pour lui considérablement réduit. Le dessin dirigé fait très peu appel à l’imagination. Tout est affaire de mathématiques, d’étude du rapport spatial entre les objets et de mémoire. Je donne des consignes très strictes. Il faut dessiner tant de personnages, situés de façon obligatoire dans la feuille à tel ou tel endroit. Ne rien oublier et ne rien ajouter. Et c’est un long apprentissage tout au long de l’année pour arriver à ne rien omettre des consignes nombreuses imposées. Pour mieux comprendre ouvrons une page de vie dans la classe.
Muriel, très contente d’elle-même car elle croit s’être appliquée m’apporte son dessin pour obtenir un compliment :
– Ton dessin est très joli, dis-je, mais tu as oublié plusieurs consignes. J’avais dit de dessiner trois oiseaux et tu en a mis quatre, c’est à dire un de trop. J’avais demandé deux papillons, il n’y en a qu’un. Le petit garçon devrait être dessiné à droite de la maison et non pas à gauche, et tu as oublié de dessiner les huit fleurs dans le jardin. Le reste est bien. Tu as mis le nœud dans les cheveux de la fille et le compte des moutons est bon.
Muriel est ennuyée, déçue de s’apercevoir que son travail est moins bien qu’elle ne l’aurait cru.
– Qu’est-ce que je peux faire ?
– Ajoute un papillon, dessine les fleurs. Pour le reste, tant pis. Ton dessin est très joli mais ce n’est pas exactement le sujet d’aujourd’hui. C’est dommage que tu n’aies pas été plus attentive aux consignes. La prochaine fois essaie de mieux t’en souvenir. Sinon on voit que tu as voulu faire un beau dessin c’est vrai.
Beaucoup d’adultes se demanderont pourquoi je suis si exigeante et penseront que ce qui importait était que le dessin de Muriel soit joli. Si je me montre sévère dans ce cas, c’est qu’en fait le but de l’exercice n’était pas de faire un joli dessin mais d’apprendre aux enfants à obéir à des consignes strictes et multiples. Si le dessin de Muriel avait été moins appliqué mais que le nombre et la position de chaque objet aient été bons, je lui aurais dit que son travail était réussi. Ce genre d’exercice n’offre d’intérêt que parce qu’il habitue l’enfant à écouter un énoncé avec beaucoup d’attention, à le mémoriser et à le respecter. Il est obligé de souscrire à ces trois conditions s’il veut réussir son travail. Et la maîtresse se montre exigeante car il ne peut y avoir d’incertitude ou d’à peu près. Trois oiseaux ne sont pas quatre oiseaux, la droite n’est pas la gauche et le haut n’est pas le bas. Chaque nombre, la place de chaque objet a une importance. Le respect de la règle établie est indispensable. Et bien sûr, en cours d’année, je ne me suis pas contentée de donner trois ou quatre consignes faciles à retenir, j’en ai donné un nombre suffisant pour qu’il faille faire un effort pour s’en souvenir. Parfois je trace, en début d’année sommairement au tableau un graphisme auquel on peut se référer et parfois non. Lorsqu’il y a un début de modèle c’est plus facile car la place et le nombre des objets sont donnés, encore faut-il savoir être fidèle à ce que l’on voit et ne rien inverser ;.à quatre ans, même dans ces conditions, rien n’est simple. Et lorsque en fin d’année je n’ai donné au tableau aucune esquisse de référence ou qu’elle l’a effacée, il faut vraiment avoir l’habitude de prendre mentalement des repères pour ne rien oublier. Bien sûr on peut faire appel à son petit camarade voisin et lui poser des questions :
– Il y a combien de papillons ?
– Trois.
– Au milieu ?
– Non là, à droite, hein maîtresse que c’est à droite les papillons ?
– Oui, oui, à droite et en haut.
Ce qui compte c’est de s’habituer à être fidèle à une série de règles établies à l’avance. En entraînant les enfants de cette façon j’essaie de les exercer à comprendre un énoncé et à le respecter, j’essaie de mettre en eux de la rigueur. En effet, lorsqu’ils seront à l’école primaire ou au collège, ils auront à répondre à de nombreux énoncés, que ce soit en mathématique, en français , en biologie, en histoire ou dans quelque matière que ce soit. Combien d’élèves conçoivent des devoirs fantaisistes ou répondent à côté de la question parce qu’ils ne savent ni être attentifs à ce qui leur est demandé, ni respecter la consigne ! Le professeur, même si le devoir est bon sur un certain plan, écrit « hors sujet » dans la marge et la note est une catastrophe. En maternelle nous préparons notre esprit pour de futurs exercices. Bien sûr au collège il ne s’agira plus de faire des dessins, mais l’état d’esprit et les structures mentales sollicitées seront les mêmes : être attentif, comprendre exactement ce qui vous est demandé et y répondre avec rigueur, ainsi qu’exercer sa mémoire. Ce n’est pas à sept ans ou à dix ans qu’on apprend à penser avec rigueur si on ne l’a jamais fait auparavant. C’est beaucoup plus tôt qu’il faut se préparer à cette sorte de gymnastique mentale. Ainsi lorsqu’on rentrera dans les plus grandes classes on ne sera ni surpris ni dépassé. C’est pourquoi avec mes petits je suis d’une extrême exigence. Ils s’y habituent parfaitement. C’est un peu comme si je leur communiquais ma propre rigueur. Ils savent que pour obtenir mon assentiment il leur faudra être très attentifs et ne rien oublier. Au fil des mois ils apprennent à maîtriser leur esprit et ils développent leur mémoire, de telle sorte qu’ils sont en fin d’année parfaitement capables de se souvenir d’un nombre important de consignes et de les appliquer. Lorsque je prévois un exercice pour mes élèves, quel qu’il soit cela n’est jamais ponctuel, c’est toujours dans le but de développer en eux une faculté ou une connaissance dont ils auront besoin au cours de leur scolarité ou de leur vie. Et je conçois mes leçons toujours avec la perspective du futur. Je me pose des questions. Je me demande ce qui leur servira en tant que grands élèves ou même en tant qu’adultes et je cherche ce que je pourrais introduire dans l’enseignement que je leur propose qui puisse les aider, qui les prépare à devenir de bons élèves et des êtres humains ayant la parfaite maîtrise de leurs pouvoirs intellectuel et affectif.
Avec un matériel que j’avais fabriqué, comme presque à chaque fois que nous avons besoin d’un matériel pour les mathématiques, nous avons longuement travaillé sur la formation des ensembles simples et longuement manipulé. Notre thème de réflexion et de vie en ce moment c’est tout ce qui touche aux richesses de la mer et particulièrement les poissons, ces êtres marins si curieux dans leurs formes, leur anatomie et surtout leurs mœurs, si différents les uns les autres dans leurs styles de vie. Le matériel de mathématique ne reprend pas toutes les caractéristiques dont nous avons longuement discuté mais il figure des poissons. Ce sont des images de carton dont chacune représente un poisson. Il y en a des petits, des grands, des rouges, des bleus, des jaunes, cinq espèces différentes. Il y a ceux qui ouvrent les yeux et ceux qui ont les yeux fermés. On peut les classer selon différents critères. Plus tard ces mêmes images pourront servir à former des ensembles inclus, des correspondances terme à terme, des ensembles avec intersection, etc., etc. Après avoir manipulé trois ou quatre jours, tous assis en rond autour du tapis, avec les images et des boîtes, des ficelles ou des cerceaux pour figurer les limites, nous passons à une réalisation graphique. Ce jour-là il s’agit d’entourer sur une feuille photocopiée des groupes de poissons selon leur espèce. Je distribue une feuille à chacun et chacun gagne une place autour d’un des groupes de tables où se trouvent les crayons. Et moi je passe d’un groupe à l’autre. Je repère les enfants qui ont des difficultés et je vais les aider en leur posant des questions, en cherchant à les mettre sur la voie. S’ils se sont trompés, je leur propose de recommencer sur une feuille neuve. Les enfants qui ont terminé vont dans les coins de jeux autour de la classe ou font un dessin ou un graphisme, ou bien encore prennent dans leur casier leur cahier de lecture écriture pour le colorier. Étienne est parmi les enfants qui sont, pour l’exercice de mathématiques, en difficulté. Pourtant pendant les manipulations nous avons très bien expliqué et il semblait avoir compris, mais l’application en deux dimensions le laisse démuni. J’essaie de sérier son problème de compréhension et de le mettre sur la piste. Je lui dis de regrouper les poissons de la même famille et je lui redonne une feuille. Puis je le laisse pour m’occuper d’autres enfants. Lorsque je reviens il semble avoir fait n’importe quoi. En l’interrogeant je comprends que le terme de famille ne l’a pas aidé. Il a cherché à entourer les petits poissons et chacun individuellement. J’essaie d’employer d’autres mots, des termes qui puissent mieux le guider. Je parle de groupes, de poissons qui se ressemblent et qui partagent la même maison. Je lui dis d’être attentif à leur forme et aux dessins qu’ils ont sur le dos. Je lui demande de me désigner les poissons qui pourraient être regroupés. Il n’y arrive pas, il se trompe. Il est peut être fatigué, je lui propose d’attendre à demain pour recommencer. Je me dis que peut-être cela permettra à la réflexion de mûrir. Je me dis qu’il a sûrement envie de jouer après des efforts louables. Mais il veut une nouvelle feuille. Je lui donne cette troisième feuille et je le laisse, persuadée qu’il ne comprendra pas aujourd’hui et se trompera à nouveau. Et tout en m’occupant d’un des rares autres enfants qui n’ont pas terminé, je médite le petit discours qui lui permettra, s’il échoue, de n’en être pas trop affecté. Je lui dirai qu’il n’a pas entièrement réussi, certes, mais qu’il a avancé dans sa réflexion et qu’ainsi, demain ou bientôt, sur cet exercice ou sur un autre, il réussira à coup sur, il comprendra forcément. Mais quand je reviens près de lui, qu’est-ce que je vois ? Tout est réussi. Les groupes de poissons sont parfaitement cernés par des limites bien closes. Je m’étonne. Je lui demande s’il a agit seul ou si quelqu’un l’a aidé. Il a tout fait seul. Je suis admirative. Je ne m’y attendais pas. Je lui dis que c’est parfait, que c’est très bien, vraiment intelligent de sa part. Ce qui me parait admirable ce sont les efforts et l’acharnement dont il a témoigné tout au long de cet exercice. Alors que la plupart des autres enfants avaient réussi très vite, lui n’y comprenait rien. Mais il voulait y arriver, il a réclamé une troisième feuille, il ne s’est pas laissé décourager, il s’est accroché et cela lui a permis de réussir. Je suis émue de voir quel grand garçon est déjà ce petit homme. Je le suis alors qu’il se lève et se dirige vers son casier pour prendre son classeur de mathématiques et je l’observe, comme cela, par sympathie et par curiosité pour ce gamin dont les efforts m’ont touchée. Je le vois qui s’accroupit, qui pose sa feuille à terre, qui cherche et sort son classeur rangé parmi les autres cahiers. Et à ce moment là un trublion, un petit copain qui passait par là, voyant la feuille de maths posée à terre la ramasse et me la tend en disant : « T’as vu, maîtresse, ce qu’il a fait Étienne ? » A cet instant Étienne veut prendre son exercice pour le ranger et il ne le trouve plus. La feuille qu’il avait posée à terre a disparu. Alors soudainement une véritable panique l’envahit. Il lève un visage éperdu et il a un cri, une sorte d’appel angoissé. Il glapit, alarmé : « Mon travail ! » Quelle plainte ! J’en suis saisie et retournée. Vite, j’attrape la feuille et la lui tends en lui disant : « Tiens, il est là, ton travail, Étienne, c’est Pascal qui l’avait ramassé pour me le montrer. »
Il se calme aussitôt. Il prend le travail et le range avec soin. Quel cri! On aurait dit Harpagon ayant égaré sa cassette. On aurait dit qu’Étienne avait perdu ce qu’il avait de plus précieux au monde, un jouet chéri, un objet qu’il aimait. Qui aurait pu croire qu’on puisse à son âge s’alarmer ainsi pour un exercice de maths ? Comment penser qu’il puisse attacher tant d’importance à avoir réussi un exercice scolaire ? Mais c’est vrai qu’il y avait mis tout son cœur, qu’il avait fait des efforts, de grands efforts certainement, pour comprendre, pour réussir. Et le succès avait été entier. Cette feuille de mathématiques c’était le témoin de sa lutte et de sa victoire, le signe de son intelligence. Alors, évidemment cette feuille ce n’était pas n’importe laquelle. Et d’ailleurs elle ne serait pas perdue mais conservée. Elle allait être collée dans un cahier de mathématiques que son père et sa mère pourraient consulter et qu’il emporterait en fin d’année et dont il serait fier. Et moi je me disais que si Étienne avait compris comme il venait de le manifester de façon un peu dramatique, combien le travail et l’effort pouvaient être une source de dépassement et de plaisir, il aurait pour l’avenir de grands atouts dans sa manche. Il ne se laisserait pas vaincre par les difficultés s’il savait aller jusqu’au bout d’un effort. Il ne serait pas malheureux si pour lui l’effort était synonyme de réussite et si les problèmes aiguillonnaient son esprit combatif et son désir de se dépasser, de se réaliser pleinement et de vaincre. En cherchant il avait compris qu’aucun problème n’est insoluble, qu’il y a toujours une solution et que cette solution peut être trouvée de différentes façons, par différents moyens. Dans les petites classes il y a toujours plusieurs approches, chacun comprend de façon personnelle. Les mots employés pour les uns ne sont pas forcément ceux qui conviennent à tous. Chacun a une forme de pensée différente venant de son affectivité personnelle. Et pour comprendre il ne faut pas que l’enfant hésite à multiplier les hypothèses, jusqu’à ce qu’il déniche le bon moyen qui mène à la solution. C’est ce que je cherche à faire comprendre intuitivement à mes élèves. Alors trouver quel bonheur! Et chercher quand on pense que l’on va bien finir par trouver, quel grand intérêt! Cela devient passionnant. En vainquant au bout d’un combat bref ou surtout plus long on se vainc soi-même, on vainc ses peurs, ses inhibitions, on devient fort et sûr de soi, on apprend à se connaître, on apprend à se diriger soi-même. Quel bonheur qu’il y ait du travail à faire, des difficultés à surmonter, du moment que l’on est pas seul devant l’adversité, du moment qu’il y a un adulte attentif qui saura en cas de besoin guider et rendre la recherche possible, sinon facile, et la victoire assurée. Parfois j’arrive avec un exercice dans lequel j’ai ajouté quelques astuces, quelques pièges, et je dis au groupe classe avant de le distribuer : « Vous savez, aujourd’hui c’est difficile, hein, c’est difficile. On va voir, on va voir ce que vous saurez faire. » Aussitôt, à l’énoncé du mot difficile il y a toujours plusieurs enfants qui s’exclament avec enthousiasme : « Ouais ! Ouais ! »
Et presque toute la classe est contente. Je dis presque parce que je crains toujours que quelques petites filles trop fragiles ne soient rebutées et ne montrent de la hantise. Alors je me penche vers elles maternellement et je leur dis : « Ne vous en faites pas, j’irai vous aider, je vous expliquerai, vous verrez, ça ira bien. »
Cela les rassure et les encourage. Et réussir un travail que la maîtresse a qualifié de difficile est important pour leur donner confiance en soi. Souvent lorsque j’ai des enfants de niveaux très différents je prépare des exercices de niveaux différents également. C’est très vrai en graphisme. Lorsque nous copions ou inventons des sortes de mandalas. Nous partons d’un point central et nous traçons sur des cercles concentriques imaginaires des figures géométriques et des signes (traits, croix, triangles, carrés, étoiles, soleils, ronds, fleurs, etc.). Chaque cercle est constitué de petites figures géométriques et de même couleur, mais tous les cercles sont différents et couleur différente. Le graphisme terminé peut être étonnant et très beau. Il nécessite toujours beaucoup d’attention pour être réussi. Et je conseille aux enfants de choisir tel ou tel exercice en fonction de leurs aptitudes. Il est bien évident qu’un enfant très maladroit avec un crayon, et sachant tout juste dessiner, ne sera pas de force à exécuter un graphisme fin et compliqué demandant une parfaite maîtrise de la main et une grande concentration. Mais ils ne m’écoutent pas. Ils veulent toujours exécuter le même que Élisabeth ou que Grégory dont ils savent que ce sont les élèves les plus doués. Je ne le leur refuse pas bien entendu, mais cela m’oblige à m’occuper d’eux tout particulièrement, à leur prodiguer plus de conseils et à les guider pas à pas, afin qu’ils réussissent suffisamment pour être contents de leur travail. Mais c’est sûr qu’ils progressent aussi de cette façon au lieu d’aller graduellement. Il y a une sorte d’émulation qui se crée et qui profite finalement à tous.
Voici un autre exemple qui montre combien les jeunes enfants sont attachés au fait de travailler et quelle stimulation le mot travail entretient dans leur esprit. Ce jour-là nos habitudes se trouvaient bousculées. En effet les grandes et moyennes sections devaient toutes se réunir dans la salle de gymnastique vers 14 heures 30 afin de chanter en chorale. Nous avions l’habitude de participer à la chorale une fois par semaine mais ce jour-là l’heure avait changé. Voyant que le temps qui nous restait à passer dans la classe était insuffisant pour introduire les activités mathématiques ou de réflexion habituels à cette heure-là, je gardais les enfants groupés et nous commençâmes par apprendre une comptine, puis nous fîmes quelques jeux de mains et enfin je racontais une courte histoire d’un livre dont je fis commenter les images par les enfants. L’heure étant venue de se rendre dans la salle de gymnastique, tout le monde se leva à mon signal et sortit de la classe. C’est à ce moment qu’une de mes élèves vint me dire d’un ton tout à fait insatisfait et catégorique dans lequel on pouvait percevoir un vif reproche à mon égard :
– On n’a rien fait.
Je la regardais, étonnée de sa remarque qui semblait peu amène vue son expression fâchée. Je demandai :
– Comment cela, on n’a rien fait?
Elle précisa sur le même ton de critique acerbe et assez méprisante à mon égard :
– On n’a même pas travaillé.
Je manifestai mon étonnement :
– Comment cela on n’a pas travaillé ?
Et je poursuivis pour l’éclairer un peu :
– On a développé notre mémoire en apprenant une comptine, puis on a travaillé notre sens du rythme en frappant dans nos mains et ensuite on a fait une lecture d’images en racontant une histoire, ce qui nous a demandé attention et perspicacité. Je trouve qu’on a bien travaillé, au contraire. On a rempli notre contrat.
Ma petite élève retrouva son sourire. Elle fit :
– Ah, oui ?
Et elle rejoignit ses camarades dans le couloir. Elle semblait contente de découvrir qu’elle n’avait pas perdu son temps et de constater que je n’étais pas aussi nulle comme maîtresse que ce qu’elle avait cru un instant.
Je suis assez étonnée de l’usage abusif que l’on fait du mot « jeu » à l’école maternelle. La maîtresse propose-t-elle un exercice de mathématiques, elle dit :
– Nous allons jouer avec des blocs.
S’agit-il d’un dessin d’illustration :
– Nous allons jouer avec des crayons feutres.
Fait-elle travailler l’enfant sur le rythme :
– Nous allons jouer avec nos mains.
S’agit-il de gymnastique :
– Nous allons jouer avec des cerceaux.
Comme si les adultes supposaient que le seul intérêt d’un enfant de quatre ans ou de cinq ans était de jouer et que seul le jeu pouvait entraîner de bonnes motivations. Et lorsque l’enfant rentre chez lui, sa maman lui demande :
– Qu’as-tu fait à l’école ?
Et l’enfant répond :
– J’ai joué.
Ce qui ne suscite pas l’enthousiasme des parents. Cette façon de faire de l’école maternelle est d’autant plus regrettable qu’elle entretient une confusion dans l’esprit de l’enfant et qu’elle ne lui permet pas de sérier les valeurs. Or, à cet âge, on a avant tout besoin de classer les modes d’existence dans sa tête et d’en dégager les propriétés. Or le jeu et le travail ne font pas appel aux mêmes qualités et ne requièrent pas les mêmes dispositions d’esprit. Souvent même, jeu et travail requièrent des caractéristiques intellectuelles diamétralement opposées. C’est d’autant plus absurde que c’est mésestimer l’enfant et le mal connaître que d’imaginer que le mot travail va l’effrayer ou le rebuter. D’après ma propre expérience je peux dire qu’à partir de la moyenne section, le mot travail présente beaucoup d’attraits aux yeux des enfants, et ce pour la raison toute simple que contrairement au mot jeu, le mot travail est valorisant. Lorsque l’enfant rentre chez lui sa maman lui demande :
– Qu’as-tu fait à l’école ?
Il répond :
– J’ai bien travaillé, j’ai fait des mathématiques.
Il comprend à l’expression de sa mère, qu’il a éveillé son intérêt. Et lorsque sa mère dit à d’autres adultes : « Il est dans une bonne classe, ils font déjà des mathématiques. » L’enfant se sent grandi, valorisé et plus facilement à égalité avec ses frères ou ses sœurs de l’école primaire. Alors que le mot « jeu » le confortait dans son état de petit enfant, le mot « travail » lui donne le désir de grandir et le responsabilise. Bien sûr les exercices faits à l’école auront été les mêmes que l’on parle de jeu ou de travail mais l’esprit avec lequel ils auront été accomplis aura été tout différent. A partir du moment où la maîtresse dit : « Nous allons travailler », l’enfant prépare son esprit. Il sait qu’il va devoir faire appel à certaines facultés intellectuelles, les mêmes qualités que celles dont il aura besoin à l’école primaire et plus tard dans les grandes classes. Or ces qualités indispensables qui lui serviront toute sa vie, ce n’est pas la veille d’entrer au cours préparatoire qu’il devra apprendre à les trouver en lui, à les vivre et à les développer, mais bien avant, dès la moyenne et dès la grande section de maternelle. Ces qualités quelles sont-elles que seul le mot « travail » peut exiger ? L’attention, l’effort, l’application et la persévérance, en même temps que l’esprit d’analyse et de synthèse. Il faut ajouter entre autres, l’envie de vaincre et de se dépasser, le désir de montrer son intelligence. Certains adultes diront que l’on peut être aussi attentif lorsque l’on joue et exercer également son esprit d’analyse, naturellement. Mais le jeu entraîne une idée de non obligation. Le jeu est liberté totale, il n’y a aucune obligation d’effort. Celui qui ne désire plus jouer peut sans contrainte se retirer du jeu pour faire autre chose. C’est le propre du jeu. Il ne s’agit que de se distraire et de s’amuser. Bien au contraire le mot travail entraîne une obligation morale de surmonter les difficultés en vue d’un but. Quelle que soit l’envie immédiate que l’on ait de persévérer ou non, il est nécessaire de s’appliquer à mener son entreprise au terme. Et l’esprit s’y prépare dès le début du travail. Et là commence la volonté d’attention et de persévérance Il y a une large participation de la volonté. Schématiquement on pourrait dire que jouer c’est recevoir et travailler c’est donner. Si la maîtresse est enthousiaste et sait insuffler confiance à ses enfants, elle les entraîne à se passionner, et leur communique le goût du travail. Le plaisir de travailler peut être aussi grand à quatre ans que celui de jouer. Jouer librement ou mener à bien et à son terme un travail, les deux activités se valorisent et s’enrichissent l’une l’autre. Quel bonheur de surmonter les difficultés d’un exercice intellectuel en sachant qu’en cela on fait œuvre de grandir, mais quel plaisir ensuite d’aller se dépenser librement au coin garage ou au coin poupées en rejetant toute obligation. Pour croître l’enfant a besoin également des deux modes de vie. Même si la frontière est parfois mince entre ces deux modes de vie l’enfant doit savoir dans quel contexte il se trouve pour développer harmonieusement les qualités nécessaires à son occupation. Est-il dans le contexte jeu avec la liberté débridée que cela sous entend, ou est-il dans le contexte travail où la maîtresse est en droit de lui demander application et persévérance ? Apprendre à bien travailler c’est également développer une bonne image de soi et conforter un sentiment de fierté, c’est préparer son esprit à être responsable et se placer sur la route du monde futur, du monde adulte. L’enfant qui a le goût du travail développe une force en lui qui le rend moins vulnérable malgré son jeune âge et qui sera un formidable atout pour le reste de sa vie. Jouer, travailler, deux façons de préparer son esprit, de développer des qualités nécessaires au besoin de grandir.
Mais il ne faut pas oublier le troisième mode d’existence qui se vit au quotidien à l’école maternelle, je veux parler de tout ce qui touche à l’art et à la création. S’exprimer, parler de soi à travers une œuvre est une autre façon de solliciter des qualités personnelles et différentes. Liberté, concentration, épanouissement, toutes qualités que l’on retrouve dans le fait de jouer ou de travailler, mais qui sont vécues sur un mode différent. Car créer n’est ni jouer ni travailler. Créer c’est aller au bout de soi-même mais pas plus loin. Créer c’est faire œuvre d’originalité et c’est être seul dans un désir de relation extrême. Créer c’est se mettre en péril et se livrer au regard d’un autre. Il y a presque toujours un doute du créateur avant l’approbation qui réconforte et qui conforte. Les qualités qui initient la création lui sont spécifiques, c’est une façon différente d’exister. A l’école sous le regard approbateur de l’adulte et du groupe des pairs on apprend à oser, à se permettre, jusqu’à l’expression totale, jusqu’à la confiance et au bonheur de faire, jusqu’au plaisir de l’invention. Il ne faut pas dire à un enfant qui peint qu’il est en train de jouer. Peindre, modeler, n’est pas jouer. C’est dévaloriser ces modes d’expression que d’entretenir une telle confusion. Peindre, modeler, c’est créer, c’est faire œuvre d’artiste. Les dons qui se développent dans l’esprit de l’enfant qui crée, sollicitent un mode d’être et d’agir qui ne sont ni vraiment celui du jeu, ni celui du travail. Quand on crée on va au bout de son désir sans forcément que l’œuvre ait les qualités du fini. L’inachevé peut faire partie de la création. Et cependant l’on pourrait dire qu’il n’y a pas d’œuvre inachevée, puisque lorsque le désir de créer prend fin l’œuvre est forcément aboutie d’elle-même. Il y a donc une grande différence avec le travail qui nécessite un aboutissement ponctuel. D’autre part le mode de réflexion induit par le processus lui est intrinsèque. Travailler c’est agir sur des réalités externes. Dans un exercice de mathématiques, la solution existe en dehors de celui qui la cherche. Dans un dessin dirigé on suit des consignes. Créer, même si cela nécessite d’employer des réalités externes, c’est les transformer pour les mettre au service de réalités internes, personnelles et en partie incommunicables, pour justement leur donner un corps visible. Et jouer n’est pas s’impliquer de façon si intense, ni laisser de trace de soi-même. Jouer n’est pas s’anéantir dans une œuvre. Je ne parle pas de l’art dramatique adulte qui tient à la fois de l’art et du jeu et qui nécessite en plus la participation du corps vu et se sachant vu.
Quel merveilleux moment que celui du conte ! Pour moi dont la vocation, étant jeune, était de devenir comédienne et qui ai dû abandonner ce désir si intense qui contrariait la volonté de mes parents, pour me consacrer à mes devoirs d’enseignante, c’est un moment de vie, de joie et de passion. Et pour les enfants qui découvrent ainsi la jubilation à s’investir dans un acte théâtral c’est un bonheur et un plaisir inégalés. Car les enfants sont un merveilleux public. Ils vivent le conte. Ils s’investissent dans le récit, ils vibrent et frémissent au gré de leurs craintes, de leurs espérances, de leur joie qui va jusqu’à l’hilarité, au fur et à mesure du déroulement de l’histoire. Et ils manifestent leurs sentiments de façon forte et spontanée. La communication entre moi-même, la conteuse, et le groupe, et chaque enfant du groupe, ne saurait être plus intense. Si j’avais pu réaliser mes ambitions et si je m’étais retrouvée un jour sur scène, j’aurais été vue sans doute de mon public, mais moi je n’aurais pu discerner les visages perdus dans la pénombre, sauf quelques uns des premiers rangs et tous inconnus. Dans la classe le moment dramatique est plus fécond. Car mon public et moi nous sommes proches l’un de l’autre, proches dans l’espace et proches affectivement. Les petits minois tendus vers moi, ils me possèdent et moi je les possède également. Je peux à un moment de l’histoire planter mon regard dans tel ou tel regard d’enfant que je connais bien, et je les connais tous, pour lui suggérer une émotion ou le faire rire par une mimique dont je sais qu’elle produira son effet. Et l’enfant et ses camarades réagissent et moi je ne perds rien de cette réaction, j’en profite de façon absolue que ce soit la peur, le rire, l’espoir. Et cela nourrit mon jeu. Moi aussi je suis emportée par cette histoire rocambolesque que je vis pour eux et que je leur livre avec un maximum de passion, la passion de dire, la passion de m’investir dans des personnages de fiction, la passion du clown, du baladin qui s’agite au bonheur des autres et se travestit, modèle sa voix et son corps, la passion de communiquer la passion, et la passion de voir naître des sentiments chez des enfants si proches et tout entiers pris par la passion de vibrer et de participer avec tout leur cœur. C’est le théâtre mais c’est plus que cela, c’est une aventure partagée, une aventure burlesque ou rocambolesque, vécue et non pas vue ou imaginée, vécue ensemble comme si à travers moi, la diseuse, tout le monde participait de la vie de la fée, de la princesse, de la sorcière, de l’ours, personnages si proches et si vivants, si forts. Peut-être qu’en assistant ainsi, du dedans, aux émotions des différents personnages, peut-être que l’on apprend à mieux comprendre les sentiments et le vécu des autres, de ceux qui vous sont étrangers, et peut-être que soi-même on se donne la possibilité de sentiments et d’émotions et de pensées nouvelles et différentes. L’art dramatique, n’est-ce pas, est indispensable au développement humain des petits. Car les enfants n’écoutent pas passivement. Ils sont tellement pris par l’histoire qu’ils jouent leur partition en fonction de leurs émois. Et ce sont des yeux agrandis et des frémissements d’effroi, des « bre, bre » avec la bouche lorsque je prends la voix mielleuse et perfide de la sorcière, en plissant les yeux, en tordant la bouche, en ricanant de façon énigmatique et inquiétante et en montrant mes mains crochues comme des serres à hauteur de mon visage déformé. A ce moment je ne suis plus la maîtresse tellement je suis laide et tordue, voûtée et d’un autre âge. Il arrive que des enfants se saisissent par le bras pour se rassurer. Et quel bonheur pour moi de voir comme ils sont pris par le jeu. Et puis c’est l’espoir le plus fou lorsque le prince, si beau avec ses yeux sombres et ses cheveux bouclés, si intelligent, si bon, si noble, monté sur son coursier d’albâtre, met pied à terre pour venir embrasser la princesse endormie, si pure et si belle, dans son cercueil de verre. Et les enfants se poussent du coude, il y en a toujours un qui murmure « ouai, ouai, vas-y ». Ils sont tout entiers tendus vers ce désir de voir enfin le bonheur se réaliser. Mais voilà que les petits nains s’interposent de façon cocasse, chacun selon sa personnalité, car chacun a sa façon de parler, toujours burlesque mais différente. L’un nasille et roule des yeux, l’autre ronchonne et se fourre les doigts dans le nez, un autre éternue à chaque mot. Ils sont amusants, certes, ces petits nains mais ô combien irritants. Ils refusent au prince, au sauveur, d’ouvrir le cercueil de verre. Ils y voient une profanation. Et le prince, le pauvre, si généreux, si amoureux, n’ose pas leur désobéir, trop respectueux de leur chagrin. Il est prêt à tourner bride et à s’en aller à jamais le cœur lourd. Et c’est alors la toute grande déception parmi les enfants de la classe. On rit des mimiques des nains mais on les déteste pour leur stupide réaction et leur ignorance. Il y a des « oh non, oh non, ils sont bêtes ces nains. » On leur en veut maintenant. On a peur de voir tout échouer si prés du but. On a eu tant de frayeurs tout au long de l’histoire, quand la princesse fuyait dans la forêt, quand elle a croqué la pomme, quand sa marâtre voulait sa mort ! Et voici que tout va finir mal ? C’est ce que semble raconter la maîtresse. Elle a repris le ton de conteuse, elle n’imite plus les personnages. Elle raconte le prince qui remonte sur son cheval, la route au loin qui s’étend poudreuse à perte de vue et qui conduira le héros dans son château au bout du monde, si loin, si loin, seul, rêvant à la belle, entrevue, aimée un instant, et dont le souvenir le suivra toujours. Voilà, il se détourne, il va partir. L’histoire va se terminer. Les visages des enfants marquent leur déception. Quelle bête histoire, quelle tristesse, quel drame de l’incompréhension ! Mais... juste au moment où il allait tourner bride, le beau prince que fait-il ? Il jette un dernier regard en arrière. Et que voit-il ? Tous les nains sont en train de psalmodier leurs prières en regardant par terre ou de se couvrir les yeux avec leur main ou leur mouchoir dans leur chagrin. Et gnin gnin gnin les nains qui prient, qui pleurent dans leur barbe, dans leur bras, les yeux fermés, et qui ne font plus du tout attention au prince. Dans la classe il y a alors un réveil de l’espoir et un début de jubilation. On se doute bien que le prince si intelligent va profiter de la situation et l’on retient son souffle quand, à pas de loup il s’approche subrepticement du cercueil de verre. Le suspense dure. Je parle lentement, je m’arrête. Un nain bouge, un autre éternue. Je tiens la voix en suspend. Le prince parviendra-t-il à embrasser la princesse ? Les yeux des enfants brillent de désir, d’attente retenue. Et lorsque, après le baiser tant attendu par tous, la princesse ouvre les yeux, et quand elle aperçoit le visage si beau, si amoureux du prince penché sur elle et qu’elle murmure cette phrase comique et merveilleuse « oh mon chéri, mon chéri, toi enfin », et quand le prince fou d’amour la prend alors dans ses bras et lui murmure à son tour cet aveu si drôle et si émouvant « oh ma chérie, ma chérie, mon amour », et quand la résurrection est totale et que l’amour de façon tout à fait cocasse, il est vrai, mais en pleine puissance éclate au jour, les enfants de la classe laissent eux aussi éclater leur joie. Et ce sont des rires et des exclamations. Et l’on rigole et l’on s’attrape par le bras en jubilant, et en imitant le prince et la princesse. Et les petits garçons attrapent les petites filles par le cou en se moquant avec bonheur de ce prince trop émouvant et en disant « ma chérie, ma chérie » à leur petite camarade qui rit elle aussi. C’est la grosse, grosse explosion de joie et de bonheur. Moi je me tais, je laisse passer ce moment débridé. Je me garderais bien d’intervenir. Et puis je reprends la voix de la conteuse et j’explique, sans me presser, pour permettre que le calme des sentiments revienne, que les passions s’apaisent, les adieux aux petits nains, la promesse de se revoir, le cheval blanc portant le couple heureux qui s’éloigne sur la route, dans le soleil couchant, vers un avenir plein de promesses, un avenir à construire avec bonheur et amour, vers un château ou attendent le père et la mère, si bons , si attentifs, du prince, la nouvelle famille de la princesse, et je dis que des enfants naîtront qui rendront tout le monde heureux et pour toujours. Lorsque l’on sort d’un conte c’est comme si l’on sortait d’un rêve. On s’ébroue, on se réveille. C’est comme s’il fallait revenir dans un monde différent, celui de la réalité. Il y a des enfants qui cherchent à prolonger le plaisir, qui, dans le couloir en prenant leur manteau pour aller en récréation, imitent la sorcière ou les nains ou le prince. On a tous vécu un moment privilégié, oh combien heureux.
J’ai des poules à vendre
Des noires et des blanches
J’en ai plein dans mon grenier
Elles descendent les escaliers
Quatre, quatre pour un sou
Mademoiselle, mademoiselle,
Quatre quatre pour un sou
Mademoiselle en voulez-vous ?
Tous en chœur, les enfants et moi-même avons repris en le rythmant ce court texte chantonné qui n’est autre... qu’une comptine. C’est facile et c’est amusant de dire des comptines. Les élèves y prennent beaucoup de plaisir. Je demande :
– Qui veut venir réciter seul cette comptine pour ses petits camarades ?
De nombreux doigts se lèvent et plusieurs enfants enthousiastes crient :
– Moi, moi, moi.
– Je vais choisir quelqu’un qui a levé son doigt sans pousser de cri. Caroline, veux-tu venir ?
Caroline quitte sa chaise et se place à côté de moi, debout, face à ses camarades. Un doigt dans la bouche, elle commence à réciter en rythme. J’ôte doucement ce doigt.
– Ne mets pas ton doigt dans ta bouche, dis-je, lève la tête, tiens-toi bien et parle avec une belle voix, en articulant et sans te dépêcher, pour que tous nous puissions comprendre.
Caroline exécute sa prestation avec aisance. Elle n’est pas timide et elle aime qu’on lui porte attention. Les copains l’ont écoutée avec intérêt. Ensuite en chœur à nouveau nous déclamons Guillaume :
Bonjour Guillaume, as-tu bien déjeuné ?
Oh oui, madame, j’ai mangé du pâté,
Du pâté d’alouette, Guillaume, Guillaumette,
Chacun s’embrassera et Guillaume restera
Cette fois j’interroge en individuel un enfant qui n’a pas levé son doigt : « Et si Marco venait réciter ? Cela fait longtemps que nous n’avons pas eu le plaisir de l’entendre. » Marco n’a pas du tout le désir de s’exprimer seul devant trente paires d’yeux. Timide, cette perspective l’effraie. Il secoue la tête pour refuser. Je dois prendre pour le décider un air tendre et convaincant : « Allons, un petit effort, je sais que tu es courageux. Et puis je vais t’aider, allez viens. » Marco se lève, il vient vers moi en traînant les pieds. Emmanuel, quoique sans méchanceté, se met à ricaner devant l’air peu enthousiaste de Marco. Je fronce les sourcils et Emmanuel se tait. « Marco est timide, les enfants, alors soyez bons camarades et ne le gênez pas par des bruits intempestifs. » J’enlace Marco d’un bras protecteur et je le tiens contre moi pour le soutenir dans son effort. Je l’aide également en lui soufflant les mots qui lui manquent. Il chantonne d’une voix inaudible en regardant ses pieds obstinément. Lorsqu’il a terminé je le félicite mais je lui indique quels sont les efforts qu’il doit encore faire.
– C’est très bien Marco, tu as une belle voix et tu connais ton texte, mais la prochaine fois essaie de parler un peu plus fort et de regarder l’auditoire. Ce sera encore mieux. Mais c’était bien Marco.
– Oui c’était très bien, surenchérit Clara qui se porte au secours de la timidité de Marco presque maternellement.
Marco semble satisfait d’avoir surmonté cette petite épreuve. Dans quelques semaines certainement il prendra de l’assurance et lèvera le doigt pour venir réciter. Nous enchaînons rapidement par une autre comptine scandée à nouveau en chœur.
Alexandre le grand
Roi de Macédoine
Avait un cheval
Nommé Bucéphale
Alexandre le petit
Roi de Sibérie
Avait une souris
Nommée Biribi
Alexandre le gros
De Monte Carlo
Avait un chameau
Nommé Calicot
Ainsi se déroule la leçon. Des comptines, en fin d’année nous en aurons apprises une quarantaine. Mais quel est l’intérêt d’un tel exercice, d’une telle leçon ? Et premièrement, qu’est-ce qu’une comptine ? Les comptines sont des « œuvres » enfantines et souvent des œuvres fort anciennes. Comment sont-elles nées ? Certaines sont imitées de formules incantatoires datant de plusieurs siècles, d’autres se rattachent à de vieilles chansons ou à des réminiscences scolaires parfois moyenâgeuses, et puis de tout temps les enfants en ont inventé en déformant un mot, en formant une image drôle, en recherchant une rime. A quoi servent-elles ? Suivant la définition du Petit Robert une comptine est une « formule enfantine chantée ou parlée servant à désigner celui à qui sera attribué un rôle particulier dans un jeu ». Y a-t-il un intérêt culturel à connaître des comptines ? Certainement car les comptines, œuvres nées dans les groupes enfantins, œuvres naïves et poétiques, font partie de notre tradition orale. Certaines comptines, toutes d’onomatopées sont internationales, d’autres sont nationales mais le plus souvent les comptines sont régionales. Elles se transmettent de génération en génération dans les cours de récréation et dans les familles. « Tu sais, me confie Clara, toute fière, mon père m’a appris Une souris verte et avec Maman on chante Pomme de reinette. »
L’usage des comptines peut être considéré comme un fait culturel qui, dérogeant même à son identité purement orale, est devenu plus ou moins un fait littéraire depuis que des ouvrages et des études se plaisent à répertorier et transcrire ces formulettes et à en rechercher les origines et les thèmes. Beaucoup de comptines présentent un intérêt poétique d’autant plus important que cette poésie est adaptée à la vision que l’enfant a du monde. De quoi est faite cette poésie ? Souvent de la rencontre de sonorités étranges ou même d’onomatopées.
Mirlabi, surlababo
Mirliton, ribon, ribette
Surlababi, mirlababo
Mirliton ribon ribo
Cette poésie peut également procéder du contraste d’images ou de mots qui confère à la formule un aspect déconcertant. Une certaine féerie y règne. Les animaux parlent ou sont occupés à des travaux étonnants. Le baroque réside en maître. Les personnages imaginaires sont vêtus de façon fantaisiste et ont des occupations surprenantes. Les comptines sont pleines d’inventions comiques, de jeux de mots. On y rencontre à chaque ligne des images vives et colorées, des trouvailles insolites propres à frapper l’esprit. La recherche plus ou moins approximative de la rime ajoute parfois à l’aspect musical de la comptine qui est toujours rythmée.
C’est le père Mirot
Avec ses sabots
C’est la mère Mirette
Avec ses lunettes
Qui prend sa brouette
Va au bord de l’eau
Ramasser trois escargots
Pour en faire trois grelots.
Les comptines se rattachent à notre culture populaire mais cette culture est immédiatement accessible et comprise par le monde de l’enfance. Cet important patrimoine ne dépasse pas les possibilités enfantines. Il ne demande pas de réfléchir, il n’y a pas de sens à découvrir. Il suffit de se laisser porter. Les comptines nous entraînent dans des mondes d’images improbables, des mondes différents, insolites, insolents, inexistants. Les comptines sont courtes, maîtrisables, variées, portées par le rythme, il est facile de s’en souvenir.
Roudoudou part en avion
Avec sa femme et son cochon
Il débarque en Angleterre
Avec un sac d’haricots verts
D’autre part elles ont beaucoup d’attraits car elles sont toutes empreintes d’un humour primitif qui touche plus particulièrement les plus petits. Une comptine c’est « marrant », c’est pas sérieux, c’est farfelu, c’est naïf et dénué de sens. C’est absurde et cocasse. On a le plaisir de parler pour ne rien dire, de communiquer sans échanger de message. Elles sont un pied de nez au monde réel. Avec une comptine on y est ou on n’y est pas. Elles sont une approche du symbolisme. Dire une comptine c’est un moment de gaieté et d’oubli. On se plonge dans un monde de drôlerie.
Monsieur de Saint Laurent
La canne en argent
Le bouton doré
Qu’avez-vous mangé?
J’ai mangé un œuf
La moitié d’un bœuf
Quatre-vingt moutons
Autant de chapons
J’ai bu la rivière
Et j’ai encore faim
Monsieur de Saint Laurent
Vous êtes un gourmand
Les comptines parlent à l’imagination et développent cette faculté. Avec un répertoire de comptines on voyage dans des mondes insensés et fantaisistes, totalement inventés, surréalistes et tous différents. L’esprit se laisse porter par des moyens farfelus aux quatre coins de terres improbables auxquelles on ne pense pas vraiment, sur des rythmes dansants, sur des musiques embryonnaires au cours desquelles le son et l’image font bon ménage au détriment de la raison. Tout est possible en une comptine et rien n’est vrai. Elles se détachent du monde réel pour s’apparenter à la nature du songe. Elles sont pleines d’images oniriques. Ce sont des voyages stellaires, des danses sur la lune. L’imaginaire y est débridé. Le monde des comptines a des affinités avec celui de l’inconscient. L’invraisemblance y règne. Elles sont une évasion dans la fantaisie et le merveilleux. Féeriques et fantasques elles accoutument l’esprit, le temps de les dire, à se nourrir d’illusions et à renier le bon sens.
Dans la rue des quatre chiffons
La maison est en carton
L’escalier est en papier
Le propriétaire est en pomme de terre
Le facteur y est monté
Il s’est cassé le bout du nez
Certaines comptines s’accompagnent de jeux de scène et de mimiques que l’enfant reproduit avec amusement. Faite d’images et d’émotions cette poésie, créée par l’enfant, reste très proche de lui. Immédiatement familière, facilement comprise et ressentie elle le rend heureux. Oui ce sont des textes joyeux et légers pleins de gaieté. L’humour y est toujours présent.
En maternelle les enfants apprennent donc un grand nombre de comptines. C’est le premier exercice de mémorisation qui leur est offert. Car outre le fait que la comptine accoutume l’enfant à une certaine poésie et à un certain humour, elle a d’autres mérites. Elle a en particulier celui de devoir être connue par cœur, ce qui amène l’élève à exercer sa mémoire. Développer la mémoire des petits est un des objectifs de l’école. Les comptines sont répétées tous les jours jusqu’à ce qu’elles soient sues, mais toujours, afin de ne pas laisser les esprits sommeiller sur des acquis confortables, des formules nouvelles sont proposées par le maître pour être mémorisées à leur tour. Et tout naturellement ces leçons, d’un caractère très enfantin, préparent la classe à accueillir des exercices qui demandent plus de maturité. Dans le courant du second trimestre, en moyenne section, l’institutrice introduit une activité nouvelle, la récitation de poèmes. Les enfants seront confrontés à des textes d’auteurs et devront les apprendre. C’est avec intérêt qu’ils accueilleront cette nouvelle activité car apprendre par cœur pour les réciter des textes même difficiles, à cette époque, ne leur posera plus de problème. Ils en auront déjà une grande habitude.
Les comptines apprises à l’école présentent un intérêt relationnel très important. Elles enrichissent les activités ludiques des enfants. En récréation elles sont utiles pour désigner l’un des participant au cours d’un jeu. Ou bien elles sont dites pour le plaisir de communiquer, pour le plaisir de l’expression orale en groupe. Lorsque l’enfant joue à la poupée il les utilise aussi pour bercer et endormir sa poupée. Lorsqu’il joue à la maîtresse il les récite à des élèves imaginaires ou à ses petits compagnons de jeu. Lorsqu’il est seul et qu’il pourrait s’ennuyer il n’est pas rare de voir un enfant se réciter des comptines pour vaincre sa solitude et se réfugier dans le monde du rêve. D’autre part les comptines sont un répertoire de mots important. Elles apportent une grande richesse de vocabulaire et par leur foisonnement d’images et de mots, de phrases sues par cœur, elles sont une aide à l’apprentissage du langage et de la communication verbale. Les formules apprises en classe sont faites pour être partagées et colportées. L’enfant est fier lorsqu’il rentre chez lui de répéter à sa maman ce qu’il a appris avec sa maîtresse. Si ses parents lui prêtent attention et le complimentent de ses connaissances il se sentira motivé pour accueillir d’autres apprentissages et l’école deviendra pour lui non pas seulement un lieu où l’on joue mais bien plutôt un lieu où l’on se cultive. Il cherchera à posséder d’autres connaissances pour pouvoir à nouveau émerveiller Maman ou Mamy et se préparera ainsi à devenir un élève appliqué pour les acquisitions culturelles. En classe il se sentira mieux concerné, plus intéressé, et sera d’autant plus attentif et participant.
Dire des comptines c’est aborder les problèmes de la diction, et l’enseignant introduit au cours de la leçon des exercices systématiques de diction. Il apprend à ses élèves à parler clairement en articulant et d’une voix audible. Parfois il choisit une comptine qui lui semble intéressante sur le plan de la phonétique et exerce ses enfants à la dire, d’abord très lentement, puis de plus en plus vite. Il peut faire scander une phrase sur des rythmes différents. Par certains jeux vocaux l’enseignant encourage ses élèves à développer leur aisance et leur habilité verbale. Quelques textes se prêtent plus que d’autres à ces exercices.
Petit oiseau qui vient des mers
Dis-moi si l’eau est bien amère
Pourquoi je m’en vais t’attraper
Par tes jolies plumes frisées
Les exercices de diction amusent beaucoup les enfants de moyenne et de grande section mais ils n’y excellent pas tous. En effet ce type de leçon requiert une maturité psychomotrice que certains élèves n’ont pas encore acquise à quatre ou cinq ans, mais qu’il convient de développer. Comme nous l’avons vu au début de ce chapitre les enfants sont invités individuellement à réciter devant le groupe de leurs camarades et ce, même s’ils ont des problèmes de timidité. Car c’est justement pour les enfants peu hardis que cet exercice est le plus profitable. Encouragés par la maîtresse et par le groupe ils prennent au cours de l’année peu à peu confiance en soi. Ils s’habituent à être observés et écoutés et cela leur donne tout naturellement plus de hardiesse. En début d’année Marco regardait ses pieds et ne pouvait se passer du soutien de mon bras protecteur. En fin d’année il récitait seul, face au groupe, d’une voix claire et bien audible et ne ressentait plus de crainte. Comme les autres enfants il levait son doigt pour être interrogé.
Tous les thèmes que l’on peut aborder dans la classe et qui sont sujets d’étude et de réflexion et qui donnent matière à travaux de lecture, de mathématiques, d’exercices manuels, offrent des intérêts philosophiques, d’enseignement pratique et de formation de la personnalité, différents. Les sujets sont évidemment multiples et innombrables mais tous ne portent pas les mêmes messages, tous ne sont pas formateurs des mêmes qualités intellectuelles ou morales. Voici un exemple.
Un thème que j’aime aborder est celui des fonds marins avec l’étude des poissons, des coquillages et des crustacés. Bien sûr, j’ai, sur ce sujet une documentation abondante et très imagée. Et nous découvrons le diodon avec ses yeux énormes, exorbités, qui se gonfle comme un ballon, se hérisse de piquants et, plein d’air, remonte à la surface pour échapper à ses prédateurs. Lorsqu’un requin avale un diodon il peut en mourir. Nous découvrons le blennie qui aime tant le soleil et les bains de soleil qu’il sort de l’eau pour s’étendre sur une pierre lorsque le temps est beau, en tournant sa tête dans tous les sens, qui revêt sa parure nuptiale à la saison des amours et amène ses épouses à pondre toutes dans le même nid qu’il défend ensuite avec elles. Nous découvrons le baliste clown, armé d’un dard arbalète, en habit d’arlequin richement coloré et dessiné, ce qui lui permet de se dissimuler dans un décor de coraux et d’algues. Et puis le magnifique poisson ange qui nage à reculons pour désorienter un ennemi éventuel, ou encore l’hippocampe dont la femelle dispose ses œufs dans le ventre de son mâle, et tant d’autres. Et tous ces poissons sont différents. Ils ne se ressemblent ni physiquement ni dans leur façon de vivre ou de se comporter. Certains sont très beaux et nous invitent à faire de magnifiques graphismes, d’autres sont très drôles, ont des particularités physiques amusantes ou spéciales. d’autres sont dangereux ou inquiétants comme le requin ou la murène. Et il y a les poissons des fonds abyssaux, incolores, aveugles et effrayants à voir. Et leurs mœurs sont toujours étranges et différentes selon les espèces. On peut s’en étonner et même en rire. Pourquoi choisir un tel sujet ? Sans doute les enfants de la classe ne retiendront-ils pas tout ce que l’on aura dit des différentes espèces de poissons, mais ils auront appris que la nature est multiple et inventive. Leur intérêt et leur curiosité pour la connaître et la découvrir auront été éveillés. Ils sauront que la flore, la faune, peuvent adopter des moyens d’existence diversifiés, parfois très complexes, souvent cocasses. Il y a de multiples façons de se comporter, d’exister, de survivre dans un monde souvent hostile. La nature est géniale, elle ne cesse jamais de trouver des solutions. Par ces leçons de découverte je veux faire sentir aux enfants que la source des merveilles est intarissable, et leur communiquer étonnement, humour, goût de l’aventure. Je veux leur faire aimer la vie, la terre, la nature sous ses formes innombrables, et susciter leur curiosité pour découvrir des secrets nouveaux que je ne leur aurais pas révélés. Et puis quelle belle leçon de philosophie qui nous dit ainsi qu’il n’y a pas qu’une seule façon de se comporter, qu’exister peut se faire sous des perspectives différentes, avec des valeurs diversifiées. Car la réflexion philosophique et morale est présente dans la cadre d’une classe de maternelle. Voici un exemple parmi d’autres.
En grande section, et en moyenne section vers la fin de l’année, j’ai plusieurs fois abordé l’étude du Petit Prince de Saint Éxupéry, et une fois également celle de Tistou les pouces verts de Maurice Druon. C’est une étude difficile que celle de l’œuvre d’auteurs, qu’il convient de savoir aménager, puisqu’il faut raconter sans trahir ce qu’on ne lit pas et choisir astucieusement dans l’œuvre les morceaux choisis à lire aux élèves, de façon à ce que la difficulté du texte ne lasse pas leur attention. Ensuite la discussion s’engage dans le groupe. En fait Le Petit Prince a été écrit pour des adultes et Tistou les pouces verts pour des enfants plus âgés, mais il est remarquable de constater, qu’à tout âge, ces œuvres éveillent la réflexion. A quatre et cinq ans les points de vue seront différents de ceux d’adolescents et les commentaires se feront selon le reflet de l’âge et des préoccupations. Mais, si l’on considère Le Petit Prince, c’est à tout moment de la vie que l’on peut se poser des questions sur l’amour, sur la vanité, et sur le fait que ce que l’on a apprivoisé est devenu ou non unique et essentiel. Et si l’on prend Tistou avant que l’enfant entre au cours préparatoire, on peut réfléchir sur le fait de savoir si la joie, le dévouement, la poésie et l’amour sont ou non plus intelligents et efficaces que la misère, l’agressivité ou la guerre. Ces thèmes passionnent les enfants comme en témoignent leurs réflexions intelligentes et leurs productions plastiques de haut niveau réalisées après ces études. A cinq ans le niveau de réflexion est déjà élevé et l’art de philosopher existe bel et bien sous une forme naïve, parfaitement poétique et profonde. Quels ont été les commentaires des enfants portant sur l’étude du Petit Prince ? Après que nous nous soyons posé des questions, ils ont trouvé que, comme la rose du Petit Prince, alors qu’il y a des millions de mamans dans le monde, pour chaque enfant la sienne est unique. En ce qui concerne les jouets ils ont réfléchi sur le fait que ceux qui avaient de l’importance à leurs yeux n’étaient pas forcément les plus chers ou les plus mirifiques et qu’une vieille poupée ou une peluche, qui dormait dans leur lit et dont ils s’étaient toujours occupé, avait plus de valeur que d’autres jouets plus neufs et plus coûteux dont ils faisaient peu de cas. Ils ont appris la signification du mot éphémère et trouvé que les choses éphémères ne sont pas les moins importantes de la vie, en cherchant ce qui est éphémère et ce qui ne l’est pas. Une fleur est éphémère puisqu’elle fane, un gâteau est éphémère puisqu’il se mange, l’enfance est éphémère puisqu’on grandit. Mais un livre peut être lu de génération en génération, et la terre tourne depuis bien longtemps. Les montagnes sont toujours là et les océans aussi. Un chagrin est éphémère lorsqu’on a une gentille maman qui vous console ou, à l’école, une maîtresse attentive. Parfois il faut sauter un passage pour ne pas blesser la sensibilité des enfants. Ainsi dans l’œuvre de Saint Exupéry il y a un ivrogne dont je ne parle jamais par respect pour les élèves dont le père boit et pour ne pas les troubler. Avec l’aide du renard nous nous sommes interrogés pour savoir ce que signifie « apprivoiser ». Apprivoiser c’est créer des liens avons-nous découvert avec le Petit Prince. Nous avons réfléchi encore une fois sur notre propre vie. Nous avons tous une famille, des amis, des jouets préférés qui n’appartiennent qu’à nous. Nous avons tous apprivoisé et été apprivoisés. Les enfants ont très bien compris que ce que l’on a apprivoisé est devenu unique et essentiel. Et moi je leur ai dit qu’ils m’avaient eux aussi apprivoisée et qu’à cause du temps que l’on avait passé ensemble et de toutes nos activités communes depuis le début de l’année je les préférais à tous les enfants des autres classes que je connaissais à peine. Je leur ai dit qu’ils étaient tous uniques pour moi. Ce qui est important avons-nous trouvé un peu plus tard, c’est ce qu’on a espéré, ce pour quoi on a travaillé, ce dont on s’est occupé, ce qu’on a pris la peine de préparer, ce que l’on a fait de ses propres mains. Les enfants ont l’impression de gâter plus leur maman en lui préparant en classe un cadeau pour la fête des mères, dans lequel ils mettent beaucoup de temps et beaucoup de cœur et de leur peine, qu’en lui achetant à la hâte un cadeau dans une boutique avec l’argent de leur papa. L’eau du puits que l’aviateur et le Petit Prince avaient longtemps cherchée dans le désert avait un goût incomparable. Les yeux sont aveugles il faut chercher avec le cœur et c’est un peu ce que nous faisons en classe en nous penchant sur les œuvres d’auteurs dans une réflexion commune qui nous amène à parler de nous-même et de notre vie et de nos sentiments. A la fin du livre nous sommes confrontés au problème de la mort, car la plupart des enfants comprennent qu’il est question de cela et le disent. Le serpent mord le Petit Prince qui abandonne son corps trop lourd pour rejoindre sa planète. Cela me pose un problème car une réflexion sur cette partie du livre amènerait à parler de l’au-delà ce que je ne peux faire à l’école laïque. Non pas tellement à cause des enfants élevés dans une famille qui adhère à une religion, chrétienne, musulmane, israélite, ou autre, mais en raison de la présence d’enfants de familles athées. A cet âge un certain nombre d’enfants ont déjà été confrontés au problème de la mort, que ce soit celle des grands parents ou du petit chien ou du poisson rouge. D’autres petits, tout naturellement se sont posé des questions, même en l’absence d’expérience. Les conversations des parents, la télévision, jouent un rôle. Et l’angoisse a pu naître, la légitime angoisse devant la mort. La religion vient au secours de notre peur adulte et de celle des jeunes enfants. Savoir que l’on se survivra ou que l’on revivra est moins inadmissible que d’avoir la certitude de la destruction totale et définitive. Mais à l’école laïque je me dois de respecter toutes les opinions parentales, et il y a des espoirs que je n’ai pas le droit de faire naître. Que faire ? Je laisse les enfants converser librement à la fin du livre, sans trop intervenir. Ils donnent leur opinion sur l’avenir du Petit Prince. Beaucoup pensent que comme il l’a dit il ira retrouver sa fleur sur une autre planète, la sienne. D’autres parlent de paradis. D’autres sont déçus de la fin du livre et sont affligés de sa mort. Et ce sont les enfants qui ont des rudiments de religion qui informent ou non leurs camarades athées. Moi je laisse les questions se poser, je laisse dire mais en étant attentive à éviter les dérives. Par exemple si quelqu’un parle de l’enfer je suis là pour affirmer que moi je n’y crois pas.
Les thèmes que l’on peut aborder avec des enfants de moyenne et grande section sont multiples. Il nous est même arrivé d’étudier certaines œuvres de peintres surréalistes et d’en tirer profit pour des recherches très personnelles et très originales. Ce fut une véritable aventure dont le départ fut impromptu. Cela s’était passé pendant la leçon de poésie. Un enfant m’avait parlé de Dali dont il avait entendu le nom à la maison. En effet le grand homme venait de mourir. Plusieurs autres enfants se souvinrent également d’avoir entendu ce nom-là. Mais tous les élèves croyaient que Dali était seulement un poète, un écrivain. « Oui il a écrit, dis-je, mais Dali c’est avant tout un peintre. C’est un peintre surréaliste, il a peint des choses qui n’existent pas. » Les enfants étaient étonnés de cette expression : « des choses qui n’existent pas ». J’essayais d’expliquer. « Il a peint ce qu’il imaginait, des choses que l’on peut voir dans les rêves mais qui dans la réalité n’existent pas, ne peuvent pas exister. Par exemple il a peint des montres qui coulent et qui se déforment comme si elles étaient en pâte à modeler. Il a peint des hommes avec des tiroirs dans le ventre ou dans les jambes ou dans la tête. »
L’idée des tiroirs dans le ventre amusa tout le monde. Je promis d’amener le lendemain un livre d’art avec des reproductions de tableaux et des œuvres de Dali. C’est ainsi que tout commença. Bien entendu je choisis quelles œuvres j’allais présenter aux enfants, en fonction de leur intérêt pour induire une découverte et une discussion et en fonction du fait qu’elles ne puissent pas choquer leur innocence. Ils furent ravis et stupéfaits et ils rirent beaucoup. Ce qui causait leur joie c’était de découvrir qu’un adulte, un grand peintre admiré et reconnu dont les parents parlaient avec admiration, dont on parlait également à la télévision, un grand artiste, osa dessiner des « choses drôles qui n’existent pas ». Les adultes demandent aux petits enfants de cultiver leur esprit logique, de se conformer à la réalité, de faire comme les grands qui paraissent si sérieux, et voici qu’en ce qui concernait Dali, peintre admiré des grands, ce qui était sérieux était justement ce qui était en dehors de la réalité. Ce fut une révélation qui les enthousiasma. Eux aussi avaient un grand besoin d’exprimer leurs rêves, en même temps qu’un grand besoin de grandir, et ils découvraient que ce n’était pas incompatible, qu’exprimer l’irréalité était permis même à un adulte. Pendant plusieurs semaines nous observâmes, nous critiquâmes, nous discutâmes beaucoup autour des œuvres de Dali puis de Magritte, et nous nous mîmes à dessiner à la manière des surréalistes. La consigne était d’aller le plus loin possible dans l’invention, de tout se permettre graphiquement, de créer, créer, créer... des objets, des paysages sortis de mondes impossibles, de se laisser dessiner. Naturellement je veillais à ce que les enfants sachent toujours où ils se trouvaient, dans l’imaginaire ou dans la réalité. Certains élèves se révélèrent extrêmement inventifs. Tous eurent des idées géniales. Un petit garçon inventa un arbre fruitier dont les fruits étaient des têtes, puis un homme oignon. Un autre réinventa la ville engloutie sous la mer. Cette idée fut reprise par d’autres enfants et il y eut des villes englouties plus poétiques les unes que les autres. On dessina des animaux mécaniques burlesques, des personnages qui avaient la tête à l’envers et six bras, des maisons en forme de chaussures ou d’autres objets, des robots de l’espaces extrêmement complexes. Les inventions se multipliaient, plus riches au fil des jours, à mesure que le groupe prenait connaissance de ses propres réalisations et cherchait à aller plus avant dans le non vrai. Ces semaines de cours furent si fructueuses que les parents, instruits par leurs enfants sur l’œuvre de Dali et de Magritte, vinrent me féliciter du bon niveau culturel de la classe. Cela m’amusa, mais surtout je trouvais très intéressant que l’enfant puisse partager avec ses parents des connaissances non strictement enfantines qui le valorisaient et permettaient la discussion et l’échange.
Il y avait une année, dans ma classe, un petit garçon de quatre ans qui régulièrement et très souvent au cours de la journée se protégeait le nez de la main et parfois même des deux mains. Il arrivait même qu’il se protège les parties génitales. Et en marchant, en jouant, il allait, la main sur le nez. Cette attitude m’inquiétait beaucoup, bien que ce fut un enfant ouvert qui n’était certainement pas maltraité. Mes conversations avec ses parents ne m’avaient pas permis de comprendre ce qui me semblait pouvoir être une peur de castration. La directrice de l’école ne comprenait pas non plus ce geste de l’enfant. Le problème de mon petit élève ne venait-il pas d’une réflexion maladroite et malvenue d’un adulte proche qui, s’amusant de la naïveté de l’enfant et de sa crédulité pouvait lui avoir dit par exemple : « attention je vais te le couper, le nez, le zizi, tout ce qui dépasse. » J’ai déjà entendu de telles sottises. Je disais à l’enfant en souriant : « Tu sais, cela ne se décolle pas, ne se découd pas, ne s’arrache pas, c’est très solide car cela fait partie de toi. Tu ne risques vraiment pas de le perdre, cela fait partie de toi. » Je le rassurais très souvent en faisant attention de ne pas prendre l’aventure au tragique. Il y avait eu une leçon d’anatomie au cours de laquelle s’était posée la question : « A-t-on le droit de le couper? » (Le pénis des garçons). Car hélas, comme je l’ai dit, il est fréquent que des adultes plaisantent à ce sujet avec les jeunes enfants, ignorant qu’ils leur communiquent des angoisses parfois graves et qui peuvent laisser des traces dans leur personnalité. Et, comme à chaque fois que la question se posait, je m’étais récriée vivement et avec colère : « Comment ? comment ? Mais qui est-ce qui vous dit des âneries pareilles ? Qu’est-ce que c’est que ces plaisanteries stupides ? Le couper ? Mais ce serait un crime, ce serait aussi grave que de tuer quelqu’un. Celui qui ferait cela irait en prison pour de longues années. Vous pensez bien que personne n’oserait faire une chose pareille ! C’est interdit par la loi, formellement. Si on cherche à vous faire peur avec cela, les garçons, ne vous effrayez pas, ce n’est qu’une bête plaisanterie. »
La question s’était posée également de savoir si les garçons pouvaient devenir des filles en perdant leur pénis, ou si les filles étaient d’anciens garçons. Et j’avais bien expliqué que quand on est un garçon ou une fille, on l’est depuis toujours et pour toujours. On l’est dès la conception, bien avant la naissance, dans le ventre de la maman, quand on est encore fœtus, et jusqu’à ce qu’on devienne un très vieux monsieur ou une très vieille dame, jusqu’à mourir. J’avais décrit tous les âges de la vie pour les garçons et pour les filles. Et l’on avait expliqué également que chacun avait ses richesses propres. Les garçons avaient des bourses et un pénis et les filles possédaient, cachée, une jolie, douce et agréable petite chambre, douillette, pour accueillir un bébé avant qu’il ne naisse, quand il s’appelait encore fœtus. Je n’avais évidemment pas oublié de dire qu’aucun petit garçon et aucune petite fille ne pouvait devenir parent. Qu’il fallait être grand, être adulte, que le corps se soit transformé et soit prêt, avant de pouvoir être mère ou père. Le petit garçon qui se protégeait le nez, et parfois le bas-ventre, avait paru rassuré par la leçon mais il continua un temps à masquer son appendice, quoique de façon moins compulsive. Et c’est pourquoi, pour lui, j’introduisis l’atelier poterie plus tôt que prévu dans l’année. Je voulais qu’il comprenne ce que je lui communiquais en lui disant : « Cela fait partie de toi. » Car c’est d’une boule d’argile que l’on tire tous les éléments d’un bonhomme. On ne détache pas un morceau de terre pour le recoller à d’autres morceaux, comme, par exemple, on peut le faire en pâte à modeler. Non, on part de la boule et l’on commence à tirer la tête, puis les bras, puis les jambes et aussi le nez, puis à les modeler pour leur donner forme. Et la boule prend effectivement la forme du bonhomme sans qu’aucune partie n’en ait été détachée. C’est tout un. Ensuite le bonhomme est cuit dans un four à haute température et devient solide, impossible à amputer. On peut ensuite l’émailler pour le rendre plus beau ou simplement le vernir. Je pensais que l’expérience du modelage de bonshommes et d’animaux en argile pouvait aider le garçon. En fait au cours de l’année, ses hantises semblèrent se calmer beaucoup, jusqu’à disparaître. Surtout que pour bien des activités, et le modelage en était une, il avait besoin de ses deux mains et ne pouvait donc se protéger le nez.
Les questions liées au sexe et à l’identité sexuelle mobilisent une partie importante de l’affectivité des jeunes enfants, et parfois lorsque des problèmes se posent, ils peuvent être sources d’angoisses graves, profondes et bouleverser la personnalité. Le garçon naît avec un pénis mais il lui reste à se construire en tant que personne du sexe masculin, de même la fille doit élaborer sa féminité dans les premières années de sa vie. Les incidents qui surviennent dans ces périodes sensibles peuvent laisser des traces durables et plus tard perturber la vie adulte. Les enfants n’ont pas besoin d’être tourmentés mais bien d’être rassurés et instruits de la permanence de leur sexe pour grandir harmonieusement. Car un petit garçon n’est pas sûr de le rester toute sa vie, c’est quelque chose que l’on doit lui apprendre. De même, si l’on n’y prend pas garde, la petite fille peut croire qu’elle possédait jadis un pénis et qu’on lui a coupé pour la punir. Ces idées enfantines sont très dommageables lorsqu’elles perdurent. En psychologie on parle de genre féminin ou masculin et l’on apprend qu’il y a des étapes successives et toujours les mêmes qui mènent à la reconnaissance, l’acceptation et la construction de son genre par un enfant. Les adultes servent de modèles. Leur présence et leur aide sont décisives pour le bon déroulement de la construction d’une personnalité masculine ou féminine. Entre douze et vingt-quatre mois, approximativement, l’enfant commence à prendre conscience, en regardant les autres, des différences de genre, garçon ou fille. Vers l’âge de vingt-quatre mois et avant trois ans il identifie correctement son genre et à peu près correctement celui de ses camarades mais il n’a pas encore compris que ce genre est une caractéristique permanente qui dure toute la vie. C’est entre trois et cinq ans qu’il sera capable d’accepter cette nouvelle idée. En général vers l’âge de quatre ans et demi la compréhension de la stabilité du genre est acquise. Mais ce n’est pas avant l’âge de cinq ou six ans que la constance du genre sera comprise. Avant cette période l’enfant pense qu’un changement de vêtements ou d’apparence, voire d’activité, peut entraîner une modification du genre. Il pense que les garçons peuvent devenir des filles en portant des vêtements ou des attributs vestimentaires féminins ou en laissant pousser leurs cheveux. Lorsque les enfants ont acquis la certitude de la constance du genre ils deviennent plus attentifs à leur rôle en fonction de leur sexe et imitent les modèles de leur genre. C’est ainsi que les enfants définissent leur identité sexuelle. Et il est facile de percevoir que tout ce qui jette un doute sur la connaissance de leur genre propre risque d’affecter la personnalité et le tempérament des enfants. Laisser penser à un petit garçon qu’il est une fille risque effectivement de l’efféminer et ce pour la vie entière, puisqu’il s’attribuera plus tard inconsciemment le genre féminin. Soyons donc très attentifs, nous les adultes, à cette période sensible et ne laissons aucun doute dans l’esprit de nos enfants, aidons les plutôt en leur fournissant des réponses à leurs questions.
Moment de vie à l’école maternelle : Guillaume arrive en classe avec du rouge aux ongles, un rouge vif. Je me demande pourquoi sa maman a eu l’idée saugrenue de le laisser venir à l’école ainsi. Il me montre ses doigts. Je lui dis :
– Guillaume, tu ne savais donc pas que les garçons ne mettent pas de rouge aux ongles, ni les messieurs ?
Il est étonné et demande :
– Pourquoi ?
– Cela ne se fait pas, dis-je, les hommes ne se maquillent pas, ils ne mettent pas de rouge à lèvres, ni de rouge aux ongles, à moins qu’ils ne se déguisent. Mais dans la vie courante seules les femmes se maquillent, c’est la coutume.
Guillaume à présent est ennuyé d’avoir du rouge aux ongles, il a une très bonne conscience de son genre et ne désire pas qu’on le prenne pour une fille. Je remarque son embarras.
– Ce n’est pas grave, dis-je rassurante, mais je ne peux pas t’aider car je n’ai pas de dissolvant à l’école. Ta maman vient te chercher pour déjeuner, si tu veux qu’elle te l’enlève, demande-le lui à midi.
Guillaume retourne à ses occupations sans plus se soucier de ses ongles peints. Mais après le repas je remarque qu’il n’a plus de rouge aux ongles. Il a demandé sans plus tarder à sa maman de le lui enlever. Je suis étonnée que cette très gentille maman, proche de son garçon, ne l’ait pas informé comme il était simple de le faire. On ne peut penser à tous les détails, mais parfois certains de ces détails sont importants.
À l’époque dont je parle dans la suite de ce paragraphe, il était beaucoup plus rare que de nos jours de voir des garçons porter un bijou à l’oreille. Cette pratique n’était pas encore banalisée. Macias arrive en cours d’année. Il n’est pas intimidé car il a déjà été scolarisé. La première chose que je remarque est la perle qu’il porte à l’oreille. Cela m’assombrit. Ce signe n’est pas en rapport avec son âge et je pense que cette distinction ne peut que lui causer des désagréments. Je n’ai pas tort de me méfier de cette petite perle. Elle va être à l’origine de bien des perturbations et s’avérer dangereuse pour Macias et pour la construction de sa personnalité. Le petit garçon est doux et gentil. Avec ses camarades il se montre souvent faible et il lui arrive de pleurnicher. Pour un garçon il manque singulièrement d’agressivité. Il se lie à une petite bande de copains de son sexe, ce qui est bon signe. Ses copains l’apprécient et ont tendance à le protéger. Mais, ce qui est très dommageable, c’est qu’ils pensent tous que Macias est une fille et le disent continuellement devant lui. Et Leo vient me rapporter : « Tu sais ce qu’elle a fait, Macias, elle a fait tomber le pot de colle. »
À chaque fois je ne manque pas de rectifier :
– Il faut dire : tu sais ce qu’il a fait, parce que Macias est un garçon.
– Non, c’est une fille.
– Pourquoi crois-tu cela ?
– Elle a une boucle d’oreille.
– Cela n’a rien à voir, moi je suis une dame et cela ne m’empêche pas de mettre des pantalons. Macias est un garçon qui porte une boucle d’oreille, c’est tout.
Quant au petit garçon cela semble lui être égal d’être considéré comme une fille. Il trouve cela normal et ne se récrie jamais. D’ailleurs il se comporte souvent comme s’il était de l’autre sexe. Il pleure parfois pour des futilités, simplement parce qu’il est bousculé et manque de toute agressivité. Je suis inquiète. Je soupçonne que, dans l’école où il se trouvait précédemment, la boucle d’oreille a aggravé, sinon créé cette situation dangereuse pour la personnalité de l’enfant. Et le pilonnage quotidien à l’intérieur de la classe continue, bien que je sois attentive et ne laisse rien passer. Mais il semble n’y avoir rien à faire pour convaincre les copains. Et c’est :
– Maîtresse, tu peux donner une feuille à Macias ? Elle veut faire un dessin et il n’y en a plus.
– Il veut faire un dessin. Macias est un garçon, on dit « il » pour les garçons. Pourquoi est-ce que tu te trompes encore?
– Mais... elle a une boucle d’oreille.
– Je vous ai déjà expliqué que la façon de s’habiller ou les bijoux ne changent rien. Quand on est un garçon on l’est tout le temps et pour toujours. D’ailleurs il y a beaucoup de chanteurs à la télévision qui ont une boucle d’oreille et les pirates sur les bateaux en avaient aussi.
Mais ce que les enfants conçoivent pour les pirates ils ne l’acceptent pas pour un camarade de leur âge. Et les suggestions perverses perdurent. Bien sûr, dès le début, je préviens et mets la maman en garde. C’est une femme douce et intelligente. Elle m’apprend que le père de Macias et son oncle ont tous deux un anneau à l’oreille. Donc, dans cette famille, ce signe est un signe de virilité. Malheureusement, dans la classe c’est tout le contraire. La maman m’apprend aussi qu’elle est séparée de son mari. Le petit garçon n’a donc pas souvent un modèle masculin sous les yeux pour pouvoir s’identifier à lui. Je donne des conseils à cette dame pour qu’elle n’hésite pas à rappeler à son fils qu’il est un garçon et qu’il est appelé à ressembler à son père. Ainsi, devant ce problème, elle et moi serons toutes deux vigilantes. Quant à moi je commence à en avoir vraiment assez de l’insistance fâcheuse des bons copains. Cela dure jusqu’au jour d’une mise au point vigoureuse mais certainement indispensable. Cela se passe au coin peinture. Macias et l’un de ses meilleurs copains travaillent côte à côte. Et voici que ce copain, par sympathie pour Macias et peut-être par souci d’aider et de materner un peu cet enfant faible et tranquille, attire mon attention sur sa feuille.
– Maîtresse, tu as vu ce qu’elle a fait, Macias, c’est bien, hein, ce qu’elle fait ?
Alors là, j’explose. Franchement, cette situation me fait sortir de ma réserve. J’explose et j’affirme d’une voix forte et sans réplique:
– Pas elle, lui, Macias est un garçon. Plus tard il sera un homme. Il a un zizi de garçon, un très beau zizi de garçon.
J’ai parlé d’une voix péremptoire. Toute la classe a entendu. Et c’est l’hilarité. Les enfants n’ont pas l’habitude de m’entendre parler de façon aussi osée. Ils savent combien je respecte leur pudeur. Mes paroles audacieuses causent leur joie et leur surprise. Tout le monde rigole. Je suis un peu inquiète, je me demande comment Macias va prendre mon intervention. Je le regarde. Il rit comme les autres. Il a même sur le visage un petit air faraud qui m’indique qu’il est assez content de cette mise au point. Le soir, je préviens la maman de l’incident. Si Macias lui en parle je ne voudrais pas qu’elle s’inquiète de mes paroles. Mais la leçon porte et depuis ce jour les bons copains n’ont plus traité Macias de fille, et le petit garçon prit de l’assurance et commença à assumer son sexe. Il ne devint pas plus agressif mais certainement plus dynamique et montrant moins de faiblesse en face des autres. Dans la cour, je le voyais chahuter et en étais très contente. Plus tard la boucle d’oreille, en récréation, au cours d’un de ces chahuts d’enfant, sera brisée. Je ramasserai soigneusement les morceaux et les rendrai à la maman en me demandant si elle allait remplacer le bijoux. Je ne donnerai naturellement aucun conseil mais je serai heureuse de constater que cette année-là, la boucle d’oreille ne fut pas remplacée. Il est très important pour l’avenir d’un enfant de savoir clairement à quatre ans à quel sexe il appartient, sans confusion.
Pierre a fait une grosse bêtise malgré la mise en garde de la maîtresse et Pierre est puni. Il n’en a pas l’habitude cet enfant plutôt tranquille, un peu naïf. Et le voilà coincé dans le coin de réflexion alors que tous ses copains s’amusent. Il trouve cela vraiment très injuste, vraiment très méchant de la part de la maîtresse. Il se sent trahi, rejeté et plein de rancœur contre tant d’iniquité. Alors à voix basse il bougonne, il bougonne. Pourtant cette punition n’a rien d’injuste. Deux fois je l’ai mis en garde, lorsqu’à la table de bricolage, je l’ai vu « faire le zouave » avec ses ciseaux. Alors quelle malice l’a poussé lorsque je m’occupais d’une autre table, à couper une mèche des cheveux de sa voisine, qui s’est mise à hurler la malheureuse. Il s’en est fallu d’un rien que les ciseaux n’atterrissent dans la joue ou dans l’œil. Alors puni, Pierre, au coin. Mais Pierre est malheureux. Il n’a pas agi par méchanceté, seulement pour rire. Il n’y a pas de mal à s’amuser, quand même. Quelle vilaine maîtresse ! On croit qu’elle est gentille, et voilà, c’est une méchante, c’est tout. Alors en aparté, Pierre grommelle, il grommelle, l’air sombre, l’œil noir. Il me voue à tous les malheurs, certainement. Il médite de se venger, voilà! C’est du moins, ce que je comprends à son air renfrogné, à son regard sur moi sans aménité et au petit mouvement de ses lèvres bougonnes. Je vois la rancœur de ce petit pingouin et me voici toute émue en sa faveur. Quel enfant naïf, un peu fragile sans doute, mais si attendrissant dans son immaturité. Ce n’est certainement pas la peine de le laisser mariner longtemps dans la déception, la rancœur et la solitude. La leçon a porté et cela suffira sans doute pour lui apprendre à se montrer plus responsable la prochaine fois qu’il se servira d’un outil qui peut être dangereux. Il a pris conscience qu’il peut y avoir du désagrément à désobéir aux mises en garde de l’adulte. Je m’approche de lui et je dis : « Oh mais c’est qu’il bougonne, le petit Pierre, c’est que c’est un petit bougon voyez-vous cet enfant là. » Il me regarde d’un air sombre et rancunier. Je m’accroupis devant lui pour me trouver à sa hauteur. Son oeil m’assassine. Il fait la moue, renfrogné. Alors moi aussi je le regarde d’un air sombre, je fais la moue et je fais semblant de bougonner contre lui. Je lui renvoie son image, comme un miroir, mais bien sûr en plus comique. Il n’est pas content, il pense que j’exagère de me moquer de ses états d’âme, il se renfrogne encore plus. Je fais exactement pareil, je me renfrogne en exagérant son expression, comme le ferait un clown. Cela lui donne envie de rire, bien sûr, mais avec tout ce qu’il a contre moi, il ne veut pas me faire ce plaisir. Alors, même s’il n’arrive plus à allonger sa moue, il se défend, enfin il résiste encore, et contre mon ironie, amusante peut-être, mais somme toute, inacceptable, il m’envoie sans conviction un petit coup de poing tout mou dans la poitrine. Et moi, pareil, pouf, je lui rends son petit coup de poing mais en encore plus mou pour le rendre drôle. Il craque, il ne peut pas s’empêcher de pouffer, d’avoir un petit rire qu’il essaie bien de maîtriser pour ne pas perdre la partie, mais qui montre que toutes les résistances sont en train de lâcher et que la rancœur a bien du mal à se maintenir. Alors moi aussi je ris, je lui prends les épaules et je le serre un court instant contre moi avec la tendresse d’une maman. Et puis je le regarde et je lui dis : « Allez, vas jouer, joli petit bougon. »
Il va jouer, il est redevenu insouciant. Il a confiance à nouveau.
À Monoprix une petite fille accompagne sa grand-mère qui fait ses courses. Au rayon des légumes en conserve où je me trouve également j’entends la petite fille dire :
– C’est pas bon les petits pois.
– Oui je sais que tu n’aimes pas cela, répond la grand mère.
Au risque de paraître impolie, ce qui se produit effectivement, je ne peux m’empêcher d’intervenir et de m’adresser à l’enfant :
– C’est très bon les petits pois, dis-je, c’est bon pour la santé, c’est plein de vitamines.
La grand-mère, soucieuse, emmène rapidement la petite fille loin de cette femme inquiétante qui ose adresser la parole aux enfants qu’elle ne connaît pas, dans les magasins. Et pourtant c’est tellement important que les petits enfants apprennent à bien se nourrir, qu’ils acceptent puis prennent goût aux aliments qui ne les séduisent pas d’emblée mais qui sont indispensables à leur équilibre et à leur santé. A l’école maternelle l’institutrice demande parfois à ses élèves : « Qu’avez-vous mangé à midi ? »
Il y a les enfants qui ont mangé à la cantine et ceux qui ont déjeuné chez eux. Chacun raconte. Et la maîtresse explique à ceux qui n’aiment pas les légumes, combien ils sont indispensables. Elle dit ce que doit être un repas équilibré. Elle n’hésite pas à parler de protides, de lipides, de vitamines, en expliquant sommairement le rôle de ces mystérieux ingrédients dont sont pourvues les nourritures. Les enfants n’aiment généralement pas les carottes spontanément, mais si la maîtresse révèle que les carottes sont riches en vitamine A et que la vitamine A donne une bonne vue et une belle peau et participe à la croissance, les petits, certainement, apprendront à en manger plus facilement. Les parents qui insistent avec raison pour que leurs enfants mangent de tout, mais sans rien leur expliquer, peuvent leur paraître bien sévères. Ceux qui démissionnent et suppriment de l’alimentation des nourritures indispensables à la santé et à la croissance ne leur rendent pas service. Mais il est bon que l’information soit donnée à l’école car la nourriture a un rôle affectif. L’enseignante vient au secours de la maman débordée qui ne sait comment se faire comprendre, comment faire accepter à l’enfant les aliments qu’il refuse par opposition. La maîtresse dit que la maman a raison de servir des haricots verts ou des carottes, que si elle insiste pour que l’on en mange c’est par souci de la santé de son enfant, que c’est donc par amour et non pour lui causer un déplaisir ou en se moquant de ses goûts. En ce sens aussi la nourriture a un rôle affectif. Et elle agit non seulement sur la santé physique mais aussi sur l’équilibre mental. Partager un repas doit être un plaisir convivial. Malheureusement il arrive que les enfants, le matin, refusent le petit-déjeuner ou bien manquent de temps pour se nourrir convenablement sans se presser. Ils sont ensommeillés n’ayant pas assez dormi, et ils n’ont pas faim. Ils traînent tant qu’ils peuvent. La maman qui doit arriver à l’heure à son travail et amener auparavant son enfant à l’école, se résout à acheter en hâte, sur le trajet, un petit pain au chocolat à la boulangerie. Petit pain mangé dans la presse ou longuement grignoté, qui empêchera l’enfant de chanter si l’on commence la journée d’école en chansons, qui lui rendra les mains grasses alors qu’il faut dessiner, qui fera envie au petit copain et engendrera un conflit, petit pain trouble-fête. Mais il est tout de même important que l’enfant n’ait pas le ventre vide et un petit pain au chocolat c’est bien peu en comparaison de ce que devrait être un vrai petit déjeuner, soit un bon bol de céréales ou des tartines avec du lait ou du yoghourt, un fruit ou un jus de fruit, éventuellement quelques fruits secs. Un bon petit déjeuner doit apporter de l’énergie jusqu’à midi, éviter la faiblesse et la somnolence qu’engendre un ventre creux. Une bonne initiative à l’école est la distribution à dix heures d’une briquette de lait et d’un biscuit pour suppléer un peu aux carences. Évidemment l’enfant n’est pas dans l’obligation de boire du lait, s’il a, ce qui est rare, un dégoût pour cet aliment. Mais ce mini repas, pris en commun, car la maîtresse y participe, est un moment heureux et convivial.
Je pourrais également parler de nos goûters de fête. Parfois pour célébrer des anniversaires (groupés) ou pour la chandeleur, nous festoyons ensemble dans la classe ou dans une classe voisine, si nous y sommes invités. Il y a eu la veille un « atelier cuisine » qui nous a permis de confectionner des gâteaux. Nous avons ainsi pu transformer les fruits de la nature et du travail des hommes, œufs, farine, sucre, beurre, etc. en succulence pour notre plaisir, si l’on peut résumer ainsi l’art de la pâtisserie. Et c’est vraiment un moment très éducatif que de permettre aux élèves de cuisiner, de préparer avec des produits simples un élément savoureux qui réjouira le palais de chacun. Les mamans peuvent aussi être mises à contribution en offrant des gâteaux qu’elles auront fabriqués ou qu’elles auront achetés. Le jour de la fête les enfants se régalent. C’est un moment de grande joie de se retrouver ensemble dans un même appétit et de savourer des douceurs. Le groupe se sent solidaire et tous partagent avec enthousiasme un même bonheur gourmand.
– Maîtresse, est-ce qu’il faut mettre tous les ciseaux sur la table de bricolage ?
– Qu’est-ce que tu en penses ? Il y aura six enfants à travailler à cette table. De combien de paires de ciseaux aura donc besoin chaque enfant ?
– Un seul.
– Alors mets à chaque place ce qu’il faut.
– Et les pots de colle, comment je fais, il en manque.
– Mets-en un pour deux enfants, cela suffira.
– Il faut des feuilles grandes comment pour le découpage ?
– Prends des feuilles plus petites que pour la peinture mais plus grandes que pour le dessin. Les feuilles sont sur mon bureau, choisis celles qui conviennent.
L’expérience personnelle de l’enfant dans sa vie quotidienne l’amène à côtoyer des situations faisant appel à des notions mathématiques. Il rencontre les grandeurs, longueurs, surfaces, volumes, les collections d’objets et également les nombres. Mais les connaissances ainsi recueillies restent épisodiques et imprécises et n’amènent pas à la formulation de règles qui s’appliqueraient à des situations nouvelles. Ces connaissances restent subjectives et mêlées d’affectivité. Soit deux files de personnages, dans l’une d’elles les personnages se touchant et dans l’autre restant espacés d’un mètre, l’enfant ne concevra pas, voyant une file plus longue que l’autre, qu’il puisse y avoir un nombre égal de personnages dans chacune des deux files. Il peut parvenir à l’abstraction, et le nombre qui est une propriété est une abstraction, mais il ne peut le faire qu’en partant de situations concrètes sur lesquelles il pourra agir, au sein desquelles il sera impliqué. Pour parvenir à l’abstraction il doit passer par la réalité. La réflexion s’élabore sur la base du vécu. Les activités mathématiques à l’école maternelle tiennent une place importante bien que l’on ne commence à parler nombre qu’assez tardivement et après un long cheminement qui implique un mûrissement de la pensée. Les expériences qui précèdent la découverte du nombre sont multiples et fertiles. Et il s’agit plus d’exercer son esprit logique et déductif que de compter. Les élèves apprennent à observer. Ils prennent conscience du réel, ils l’organisent et le structurent et ainsi structurent également leur pensée et développent leur intelligence. Selon Diénès, « Il existe un monde intermédiaire entre le monde des objets et celui des nombres, à savoir le monde des ensembles. » Les groupements et collections d’objets sont à la fois une abstraction et une réalité, c’est à dire un nouvel objet. Ainsi en est-il d’un peuple formé de citoyens, d’une armée formée de soldats, d’une assemblée formée d’auditeurs. Les travaux mathématiques proposés en classe sont tous ludiques, bien qu’ils demandent parfois de beaucoup réfléchir, et ils impliquent l’utilisation d’un matériel important et bien adapté que les élèves peuvent manipuler à loisir. Ce matériel peut être acheté par l’école ou fabriqué par l’enseignant en fonction des intérêts du moment et du thème de vie. Il peut être également trouvé ou fabriqué par les élèves qui utilisent les éléments de leur vie scolaire ou quotidienne. Voici quelques exemples.
Ce jour-là nous travaillons avec des petites images représentant des clowns, cartes que j’ai fabriquées moi-même à la suite d’une représentation que nous ont donnée deux artistes de cirque dans la salle polyvalente. Nous sommes assis en rond dans la classe autour d’une aire où sont sériés nos clowns dans deux cerceaux. Nous avons formé l’ensemble des clowns blancs et l’ensemble des Augustes. Je demande aux enfants de trouver, sans les compter, quels sont les plus nombreux, les clowns blancs ou les Augustes. Certains enfants essaient de compter malgré tout mais se trompent, d’autres enfants avancent des hypothèses sans fondement, comme de constituer un nouvel ensemble où l’on mettrait les clowns avec chapeau qui, selon eux sont les plus nombreux. Je les laisse expérimenter et découvrir que cela ne mène à rien et que cela n’est pas en accord avec le postulat de départ qui voulait que l’on fasse l’ensemble des clowns blancs et l’ensemble des Augustes. Finalement la solution est trouvée grâce à mon incitation à se souvenir de situations semblables vécues dans la classe. Nous avions, en rythmique, formé des couples garçon - fille pour une danse, mais trois filles restaient seules car les garçons étaient moins nombreux.
– C’est simple, dit Mohamed, ils n’ont qu’à se donner la main comme nous quand on danse.
Je demande que les clowns blancs et les Augustes soient laissés dans chaque ensemble respectif ? Ils ne peuvent donc pas se donner la main. La solution est vite trouvée par Michel qui propose de les relier par une corde. Michel, puisque c’est son idée, va chercher de la ficelle et nous établissons entre les éléments des deux ensembles une correspondance. Il reste quatre Augustes qui ne sont reliés à aucun clowns blancs. Nous déduisons qu’il y a plus d’Augustes que de clowns blancs, quatre de plus, que les clowns blancs sont donc moins nombreux, quatre de moins. Les concepts abstraits sont étroitement liés à l’expérience concrète. L’exploration du réel permet la construction de l’esprit.
Avec nos images de clowns nous formerons d’autres ensembles, car chaque clown a des caractéristiques différentes ou communes avec ses pairs. Il y a les clowns qui ont un chapeau et les clowns qui n’en ont pas, que ce soient des clowns blancs ou des Augustes, les clowns qui ont ou non un nez rouge, les clowns qui ont ou non de grandes chaussures, les clowns qui ont un pantalon trop long ou trop court. Les images sont nombreuses pour que les élèves puissent les grouper, d’abord selon leur idée, puis en suivant une consigne donnée. On multiplie les exercices de construction d’ensembles. La pensée devient mobile et multiple. La recherche des qualités communes ou des différences est en soi un travail d’abstraction mais qui toujours possède une base concrète. Et dans un même ensemble peuvent se trouver des objets dont l’apparence est différente, bien qu’ils aient un attribut commun. Avec nos clowns nous avons formé des ensembles inclus, des ensembles et sous-ensembles, des ensembles avec intersection. Voyons les exemples.
Soit l’ensemble des clowns à l’intérieur duquel on trouve l’ensemble des clowns blancs, à l’intérieur duquel on trouve l’ensemble des clowns blancs qui ont un chapeau, à l’intérieur duquel on trouve l’ensemble des clowns blancs dont le chapeau est doré.
Soit l’ensemble des clowns et les sous-ensembles suivants, l’ensemble des clowns bruns l’ensemble des clowns blonds, l’ensemble des clowns roux.
Soit l’ensemble des Augustes et l’ensemble des clowns qui ont un chapeau. A l’intersection des deux ensembles nous trouvons donc les Augustes qui ont un chapeau.
Au cours de ces multiples exercices l’enfant observe, agit, il crée, il prend conscience de ce qu’il a fait et de ce qu’il veut faire. Les expériences se multipliant il prend conscience de ses propres opérations mentales. Il y a formation d’une pensée logique.
Le matériel que je fabrique est bien adapté à l’attente des enfants en fonction de leurs centre d’intérêt et je cherche à le rendre attrayant. Mais l’école fournit également un matériel important. Nous avons travaillé fréquemment avec ce que nous appelions les blocs logiques, formes géométriques en plastique, assez volumineuses, pour une bonne manipulation, de trois couleurs différentes, de deux tailles différentes et de deux épaisseurs différentes. Nous avons appris ce qu’étaient un rond, un triangle, un carré et un rectangle. Nous avons cherché autour de nous des formes s’y rapportant. Nous avons fait de nombreux exercices mettant en valeur les formes géométriques. Puis nous avons travaillé sur la différence, cherchant pour un bloc donné un autre bloc ayant telle ou telle différence avec lui, différence de forme ou de couleur ou de taille ou d’épaisseur. Et les enfants apprenaient à nommer les blocs par leurs quatre qualités. Comme nous l’avons dit, la recherche des qualités communes et des différences est naturellement un premier travail d’abstraction. Ensuite nous avons classé ces blocs par ensembles et les recherches diversifiées ont été fructueuses. Tous ces travaux entraînent chez l’enfant la mobilité de la pensée.
Tous les ans également, après avoir longtemps travaillé sur les formations d’ensembles, nous construisons des tableaux à double entrée. Voici un exemple. Nous avons raconté l’histoire de Boucle d’or et des trois ours. Il y a quatre personnages et plusieurs éléments qui se répètent dans ce conte classique bien connu des enfants. Chacun des personnages évolue dans la forêt, et il y a des épisodes récurrents. Et l’on voit ainsi Boucle d’or essayer les chaises des ours, puis goûter leur soupe dans leur bol, puis essayer leur lit. Lorsque les ours rentrent de leur promenade en forêt, ils s’aperçoivent que leurs chaises ont été déplacées, que leur soupe a été goûtée dans leur bol, et que leurs lits ont été essayés. Quand au petit ours, tout particulièrement, sa chaise est cassée, sa soupe est mangée et Boucle d’or est couchée dans son lit. Comment rendre compte de toutes ces péripéties de l’histoire, comment en garder tous les principaux éléments à l’esprit ? Je propose aux enfants de tout regrouper dans un grand tableau. Chaque épisode doit trouver sa place. Ils ont déjà été confrontés à des tableaux à double entrée. Les élèves ont préparé des étiquettes avec des éléments découpés coloriés et collés, en partant de polycopies. Ces étiquettes sont ainsi beaucoup plus lisibles que si les élèves avaient fait des dessins. En mathématiques il ne faut ni ambiguïté ni confusion. Il y a sur le tapis, face au groupe classe une grande feuille sur laquelle j’ai dessiné un damier. Nous discutons pour savoir comment ranger les étiquettes pour qu’il y ait un ordre reconnu par tous. En haut de la feuille, horizontalement, nous plaçons les personnages dans des cases spécifiques, puis nous procédons verticalement de la même façon avec les objets qui sont à l’origine des différents épisodes. Nous avons donc en haut du tableau : Boucle d’or, puis le Papa ours, puis la Maman ours, puis le Bébé ourson, et sur le côté, un arbre de la forêt, puis une chaise, puis un bol, puis un lit. Ensuite, chaque élève est appelé à disposer son étiquette sur le tableau à double entrée dont nous découvrons le fonctionnement.
– Voyons, Amandine, quelle étiquette as-tu en main, dis-nous ce que c’est.
– J’ai le Papa ours avec sa chaise.
– Viens la placer sur le tableau, où faut-il mettre cette étiquette ?
Chacun dépose son étiquette. Puis les étiquettes sont retirées et je demande où se situe telle case ou pour une case donnée quelle étiquette doit-on y mettre. Cet exercice plaît beaucoup aux enfants et ils sont très attentifs. Nous parlons d’intersections.
– Voyons, les enfants, quelle étiquette doit-on mettre à l’intersection de la ligne où se trouvent les bols et de la colonne ou l’on voit Boucle d’or ? Et quel épisode de l’histoire relate cette étiquette ?
– C’est quand Boucle d’or goûte les soupes des ours.
– Et qui a cette étiquette ?
– C’est Manuella
– Manuella, viens nous montrer où l’on trouve sur le tableau l’épisode de Boucle d’or goûtant la soupe des ours. C’est à l’intersection de quelle ligne et de quelle colonne ?
Lorsqu’un petit camarade se trompe, le groupe rectifie son erreur et nous expliquons à nouveau le fonctionnement du tableau. Le lendemain je distribue à tous une feuille polycopiée où ils doivent exécuter ce même exercice, cette fois-ci en dessinant et seuls. Ils y prennent plaisir, semble-t-il et je peux constater quels enfants ont encore des difficultés. Et je leur explique à nouveau en particulier. Grâce à ces exercices de logique les enfants cultivent leur pensée rationnelle et structurent leur intelligence.
Des exercices faisant appel à l’esprit logique et à la perspicacité, nous en effectuons tous les jours dans la classe. Ils ont cependant les mêmes finalités tout en employant des moyens différents. Parfois c’est le temps que l’on structure. Et la succession logique dans le temps fait l’objet de notre attention.
Nous sommes réunis devant des images que j’ai dessinées moi-même et qui racontent une histoire à découvrir. Il s’agit de l’aventure d’une fillette qui part à la chasse aux papillons avec une épuisette et un bocal de verre. Mais ces images sont en désordre. Sur l’une des images la fillette a cassé son bocal et pleure et le papillon libéré s’envole. Sur une autre image la fillette n’a pas encore attrapé le papillon. Sur une autre encore, elle a mis le papillon dans le bocal, etc. Je demande aux enfants de comprendre l’histoire, de la raconter et de remettre les images dans l’ordre comme pour un livre. Qui veut le faire ? Un enfant vient au centre du tapis et aligne les dessins. Nous essayons de lire l’histoire telle qu’il nous le propose. Mais sa solution est illogique. Le bocal est cassé avant que la fillette n’enferme le papillon à l’intérieur. Le groupe parle et avance des hypothèses. Un autre enfant vient déplacer les images et suggère une autre solution. Il y a encore une erreur, cette fois-ci le papillon est enfermé dans le bocal avant que la fillette ne l’attrape. J’invite les enfants à raconter une nouvelle fois l’histoire. Après plusieurs essais, la succession correcte est trouvée. Nous énonçons le résultat en nommant dans l’ordre le numéro de l’image et l’action qui s’y déroule. Sur l’image numéro un, la première, la fillette arrive souriante dans la prairie avec son filet à papillons. Sur l’image numéro deux, la deuxième, elle attrape le papillon, etc. Le lendemain je propose à chaque enfant sur un polycopié un résumé de l’histoire à remettre dans l’ordre avec trois images seulement. Tous y parviennent facilement.
Les leçons en groupe permettent de réfléchir et de découvrir, mais il n’est pas toujours évident, même lorsque l’on a bien compris les exercices de groupe, de rencontrer à nouveau, mais en deux dimensions sur un polycopié, ces mêmes difficultés. C’est un travail de réflexion différent qu’il faut alors effectuer seul et qui demande un fonctionnement de la pensée spécifique. Entourer d’un cerceau ou d’une ficelle un ensemble formé de blocs logiques que l’on peut déplacer et manipuler est très différent d’avoir sur une feuille à entourer d’un trait de crayon un ensemble de triangles dessinés et inamovibles. C’est pourquoi je propose toujours aux élèves, après un travail de groupe, un exercice individuel sur feuille, qui leur permet d’affiner leur réflexion.
Et je dessine un car avec quatre grandes fenêtres et une soute à bagages. Je demande aux enfants de dessiner derrière chaque fenêtre deux voyageurs qui se font face. Chaque voyageur ayant une valise il faut dessiner aussi toutes les valises dans la soute à bagages. Nous avons donc quatre fois deux voyageurs et huit valises, donc huit voyageurs. C’est une façon de faire visualiser aux enfants ce que peut être une multiplication.
L’élève, après avoir réfléchi au cours d’exercices divers sait faire toute la différence entre les nombres cardinaux et les nombres ordinaux. Il comprend facilement les notions de quantité et les notions d’ordre. A la fin de l’année il est prêt à aborder les opérations. L’addition et la soustraction n’offrent plus de difficultés pour lui et la multiplication est d’un abord moins abstrait. C’est l’époque où les ensembles sont étiquetés et on écrit sur l’étiquette le nombre trouvé. Soit un ensemble de trois carrés et de quatre ronds, combien de blocs avons-nous sur le tapis ? Et si dans un ensemble de neuf blocs divers on enlève les cinq triangles quels blocs reste-t-il et combien sont-ils ?
Pendant toutes ces activités l’esprit de l’élève s’enrichit. Ces multiples travaux de réflexion demandent de la clairvoyance et la précision du langage. Avec les mêmes objets l’enfant effectue des regroupements différents, restructure l’univers de façons différentes. L’expérience concrète et les concepts abstraits restent liés. Lorsque le nombre apparaît, il s’est chargé de sens au cours des différentes expériences et il a acquis sa pleine signification. L’addition, la soustraction et les autres opérations ne sont plus des mécanismes sans compréhension et l’utilisation de symboles repose sur des bases concrètes.
Marie déshabille la poupée. Assez maladroitement elle enlève le petit pull, tire sur la jupe et ôte le mini slip. Patricia à côté de Marie berce le nounours en regardant sa camarade. Marie plonge la poupée dans la baignoire vide et soudain sans raison apparente se met à la frapper sur les fesses.
– Pourquoi tu la tapes ? demande Patricia.
– Méchante, méchante, dit Marie à la poupée, t’as fait caca dans l’eau.
Puis la petite fille, très sérieuse, prend l’éponge et se met à frotter vigoureusement la poupée pour la nettoyer. Patricia installe le nounours dans la poussette et va le promener à travers la classe.
Il ne faudrait pas oublier qu’une des activités les plus fructueuses de l’école maternelle est le jeu. Et le jeu, dans la classe ou dans la cour, ne porte jamais mieux l’essence de sa fonction que lorsqu’il s’appelle jeu libre. Là, l’adulte n’intervient que dans le choix et la préparation des jouets qu’il met à la disposition des enfants et dans l’exigence de deux ou trois règles simples qui permettent la vie en communauté, comme celles de ne pas dépareiller les puzzles ou de ranger les jouets à la fin des activités. La classe est un formidable terrain ludique qui répond aux besoins des enfants. Car jouer n’est pas une activité gratuite et sans importance pour un élève de maternelle. Jouer est un besoin vital, jouer permet de se construire et aide à grandir. Dès sa naissance l’enfant conçoit le monde en jouant. C’est par le jeu qu’il apprend à maîtriser l’univers extérieur et qu’il prend place dans la société.
Le « coin poupées » est très bien agencé dans la classe. Il y a la chambre des poupées et la cuisine. Dans la chambre on trouve lits, armoire, coiffeuse, et dans la cuisine évier, four, dînettes et biberons, etc. Il y a plusieurs poupées et il y a un nounours. La poupée n’est pas tout à fait un objet, bien que l’étant totalement. C’est là le moindre de ses attraits. Il y a de l’humanité et même de la magie dans cette chose qui a le pouvoir de devenir un être en fonction de l’imaginaire enfantin et qui, l’instant d’après, peut redevenir jouet inerte. Et cet objet est source de plaisir. Il y a du bonheur à prendre une poupée dans ses bras. Le rôle de la poupée dans le monde de l’enfance est des plus utiles. La poupée, fragile et vulnérable, toute entière livrée à la domination de l’enfant, est un moyen pour celui-ci d’éprouver, d’exprimer, d’extérioriser ses sentiments. La poupée ronde et douce, souvent molle, rappelle la chaleur de la fusion avec le corps de la mère, avec son sein protecteur dans les premières semaines de la vie. Certes il y a envers la poupée une tendresse spontanée de l’enfant, un désir de protection d’un être faible et vulnérable, qui s’exprime dans la sensualité et la joie du toucher. Source d’amour la poupée est aussi présence protectrice, soutien et confidente dans les situations où l’enfant peut éprouver de la solitude ou de la crainte. La poupée rassure lorsqu’il fait noir, console lorsque l’on a été grondé. D’autre part elle est toute docilité et permet d’extérioriser les pulsions mauvaises lorsque l’enfant souffre. Elle peut être frappée ou malmenée en toute impunité. Par l’intermédiaire de ce jouet l’enfant traduit ses fantasmes, exprime ses difficultés et peut ainsi mieux les maîtriser. L’enfant jaloux du petit frère se venge sur la poupée et peut ainsi, sans danger pour personne, montrer son agressivité et en devenir maître. Les situations traumatisantes, les hantises sont vaincues par le renversement des rôles. On devient le docteur et l’on fait des piqûres à la poupée. Ainsi peut-on liquider les conflits et extérioriser les angoisses. Il y a un désir de la poupée aussi bien chez les garçons que chez les filles. Or les garçons se voient rarement offrir une poupée par leurs parents. Cependant ils possèdent souvent des peluches dont un ours. Dans un ours on retrouve la force paternelle et la douceur maternelle. Un ours, lui aussi, protège de la peur et aide à surmonter les angoisses et peut être un confident et le plus doux des compagnons. Sa nature animale est un reflet des obscures profondeurs de l’être. Grâce au jouet les enfants s’approprient le rôle de père et de mère et intériorisent les modèles adultes. Ils se préparent ainsi aux relations vécues dans un cadre familial.
Les enfants vont librement jouer au « coin poupées ». Tout aussi librement ils peuvent choisir d’autres occupations ludiques. Près du « coin poupées » il y avait dans ma classe un grand miroir et, dans un tiroir des vêtements et des accessoires pour se déguiser. Les enfants aiment s’identifier à des personnages qu’ils ont côtoyés ou dont ils ont entendu le récit. Ils deviennent le roi ou le clown ou la fée et explorent par l’imaginaire d’autres façons d’exister. Ils éprouvent un grand plaisir à faire comme si, à faire semblant. Ils admirent leur métamorphose dans le miroir et vont se promener à travers la classe pour se montrer dans leurs atours. C’est l’âge où l’on croit que les habits font le moine, où l’on pressent que se maquiller en chat fait devenir chat. Ils expriment leur désir d’évasion, leur volonté de se transporter dans d’autres royaumes, de transformer la réalité et de l’oublier au cours d’un jeu, le temps d’une expérience. Ils apprennent, en imitant, des sensations nouvelles, des formes de vie différentes, et nourrissent leur affectivité autant que leur intelligence. L’incursion dans l’imaginaire est bénéfique et permet d’extérioriser des sentiments enfouis. L’enfant peut se permettre des gestes et des paroles interdits, puisque ce n’est pas lui mais le roi qui parle et ainsi il n’y a pas de culpabilité. Le costume fait écran et si le roi est méchant c’est la faute au personnage et donc au costume et non à l’enfant.
Le « coin garage » est plus souvent fréquenté par les petits garçons que le « coin poupées. » Il rencontre un franc succès. On y trouve une pompe à essence et un appareil de levage pour les voitures, des tapis circuits sur lesquels sont imprimés des routes et des panneaux de signalisation, et de nombreuses petites voitures et camions. Les enfants imitent le bruit des moteurs, font rouler les voitures sur les parcours, les heurtent, jouent à provoquer des accidents et à réparer leurs voitures au garage. Dans notre monde moderne la voiture a pris une énorme importance. Elle est symbole de liberté, mais surtout d’énergie et de puissance. Bien que beaucoup de femmes conduisent il y a dans le jeu avec les petites voitures une connotation virile. C’est le côté masculin de l’être qui s’exprime pour les filles comme pour les garçons. C’est un jeu qui permet de se sentir fort, téméraire et puissant, un jeu qui sollicite les forces dynamiques et audacieuses du jeune élève.
Jouer pour un enfant c’est vivre, c’est désirer, c’est construire du bien-être et même de la santé. Un enfant qui se porte bien est curieux de tout et explore à travers le jeu tout ce qui s’offre à lui. Jouer c’est s’exercer à être en plénitude, c’est avoir du plaisir et de la liberté, c’est aussi s’exprimer de mille et une façons en fonction de toutes les possibilités qui s’offrent à soi. C’est pourquoi en maternelle les jeux sont nombreux et diversifiés. Il y a bien sûr les jeux de construction. Et pour quelqu’un qui grandit tous les jours, construire une tour, la plus haute possible, n’est-ce pas se construire, n’est-ce pas épouser la dynamique de la vie qui pousse et qui monte le plus haut possible, même si, en riant, à la fin du jeu on se livre au plaisir iconoclaste de faire chuter la construction si savamment et patiemment édifiée. Et les enfants qui sont férus de puzzles et aiment à recomposer une image morcelée, n’exercent-ils pas leur sens critique en même temps que leur capacité d’observation, d’analyse et de déduction, en pleine curiosité ? Ne peut-on pas penser qu’ils ont également besoin de comprendre que leur propre personnalité physique et psychique est un tout qui a un sens et qui échappe au morcellement ? Reconstruire une image, n’est-ce pas se chercher et se construire, essayer de comprendre la signification globale de la matière du monde ? En remettant les morceaux en ordre l’enfant réorganise symboliquement une image cohérente de lui-même et trouve que tout élément a une place propre et est indispensable au tout.
Jouer seul, jouer côte à côte ou organiser un jeu de groupe, tout est possible en moyenne et grande section de maternelle. Je ne parlerai pas de tous les jeux dits éducatifs qui sont à la libre disposition des élèves et qui demandent de réfléchir et font appel au jugement et à l’apprentissage. Ceux-là aussi apportent beaucoup de plaisir à ceux qui les choisissent, excitent leur curiosité et leur savoir faire. Il importe que les expériences soient nombreuses et nouvelles pour soutenir l’intérêt. Il y a toujours des difficultés neuves à surmonter.
Et bien sûr il y a une grande table où, sur des feuilles de différents formats, avec des crayons feutres ou d’autres moyens, l’enfant peut se révéler par le dessin. Aucune consigne n’est donnée afin que le jeune élève puisse le plus librement possible s’exprimer à travers le trait et livrer ses affects. Il peut employer autant de feuilles qu’il lui plaît et il est libre d’emmener sa création à la fin de la séance pour l’offrir à qui il souhaite. Pour ceux qui aiment balayer de grandes surfaces le tableau et ses craies de couleur reste un plan idéal pour se délivrer totalement de toute servitude. Quel plaisir, en effet, de partir d’un bord du tableau et de le rayer jusqu’à l’autre bord de lignes et de zigzags, de grands gribouillages, que l’on effectue en marchant ou en sautant et que l’on efface ensuite d’un coup d’éponge !
Mais parfois il est bon de rêver et le « coin bibliothèque », avec ses nombreux albums illustrés, s’offre à des activités plus calmes. En regardant les illustrations de contes qui ont déjà été lus ou d’autres qui sont nouveaux pour lui, l’enfant se raconte des histoires et se livre à la lecture d’images. Confortablement installé sur de moelleux coussins il oublie l’agitation ambiante de la classe. Certains petits élèves s’endorment même dans ce coin tranquille et reposant.
« L’espace classe », pendant les activités de jeux, est un formidable espace ludique où l’enfant éduque son sens de la liberté. En effet il peut choisir d’aller dans n’importe quel coin de jeu et en changer comme il le désire. C’est pendant ces moments de totale indépendance que la maîtresse peut le mieux apprendre à connaître ses élèves car, n’ayant presque pas reçu de consignes, ils se révèlent avec leur tempérament propre à l’intérieur du groupe.
Un autre espace absolument ludique est celui de la cour de récréation. Espace très grand celui-ci où l’on peut courir, sauter, crier, se rouler par terre et escalader les jeux qui meublent la cour. Les jeux ici, ne sont pas les mêmes que ceux de la classe. Dans mon école il y avait un grand portique avec toboggan, une cage à écureuil et des jeux de sable. Dans la cour les petits élèves développent leurs aptitudes physiques et s’éduquent sur le plan moteur. Le besoin naturel de mouvement est assuré ainsi que celui de liberté et d’autonomie. L’adulte n’intervient que si une situation s’avère dangereuse.
La maternelle est à coup sûr l’école de l’éducation au plaisir et à la liberté. Et le jeu parmi d’autres activités est une source d’enrichissement et accentue le bonheur de vivre.
L’agressivité des enfants mobilise les adultes et ceux-ci cherchent des solutions pour réduire cette agressivité. Ils essaient également de délimiter les causes de ce désordre. C’est déjà vrai dans les petites classes. Pour ce que j’ai pu en découvrir, ces causes ne sont pas généralisables mais multiples. Et pour chaque enfant les raisons qui le conduisent à être turbulent ou agressif ne sont pas les mêmes. C’est pourquoi il faut beaucoup observer et beaucoup être à l’écoute de chaque élève en particulier afin d’engager avec lui un échange positif. Certains enfants violents sont victimes eux-mêmes de violences dans leur famille, d’autres ne se sentent pas assez aimés, d’autres ont des problèmes de jalousie lors de la naissance d’un petit frère en qui ils voient un rival, d’autres au contraire sont trop gâtés et privés de limites. La mésentente des parents peut être en cause ou encore l’absence d’un père ou d’une mère. Ce ne sont que quelques causes possibles, il peut y en avoir de multiples différentes. Tous les enfants ont une vie bien à eux et ils réagissent de façon personnelle aux aléas de cette vie en fonction de leur sensibilité et de leur caractère. D’autre part plusieurs facteurs peuvent se conjuguer pour pousser un enfant à la violence ou renforcer sa turbulence. En dehors de la famille les interactions de l’enfant avec le reste de la société jouent leur rôle de pondérateur ou de renforcement, qu’il s’agisse de l’école ou de la télévision. Et les conditions du vécu, et la façon dont les enfants appréhendent ce vécu, comptent autant que le vécu lui-même. Parfois une conversation avec les parents en apprend énormément sur l’élève. Il faut également beaucoup écouter et observer les parents lorsqu’on en a l’occasion. J’avais été surprise et amusée de la réaction d’un père en début d’année. Innocemment et sans le savoir il m’avait apporté la réponse à beaucoup de questions que je me posais sur son fils. Philippe était un petit garçon extrêmement agité, superbement agressif et très opposant. C’était également, on peut le dire, un enfant violent. Il n’aimait que frapper ses camarades, briser tout ce qu’il pouvait et désobéir. En ce début d’année j’étais mise à rude épreuve. J’avais une de ces bandes ! J’avais bien du mal à canaliser l’agitation de tous ces turbulents mais je m’y employais toute la journée avec détermination malgré la fatigue. J’avais conversé avec les parents de Philippe qui avaient conscience de l’excessive agressivité de leur fils et qui avaient pu constater que, malgré le mal qu’il me donnait, je n’étais pas hostile à leur enfant. Des relations de confiance s’étaient installées entre la famille et moi. Or, un soir, le père me dit en parlant de son fils, avec dans la voix un très grand contentement et une très grande fierté : « Ah, il est dur, hein, il est dur ! » Et il ajouta en se tournant vers moi avec un ton qui nourrissait une espérance gourmande : « Il doit vous en faire voir, hein, n’est-ce pas qu’il vous en fait voir ? » Je répondis très tranquillement d’un air blasé au risque, volontairement, de le décevoir : « Bof, vous savez, c’est vrai qu’il est un peu turbulent, mais cela n’a rien d’exceptionnel, cela n’a vraiment rien d’exceptionnel. » Je souris intérieurement de l’humour de cet échange de propos. Ce papa venait innocemment de me révéler qu’il souhaitait inconsciemment et qu’il encourageait l’agressivité de son fils parce qu’il y voyait un signe de force et de virilité. Et la violence de celui-ci ne le gênait pas, mais causait sa joie et, consciemment, son amusement. J’étais mieux à même de diriger la situation après cette information. J’allais dévaloriser l’agressivité de ce petit d’homme en traitant sa violence par le mépris et l’indifférence. Ce qui ne voulait pas dire que je serais permissive. Non, il serait puni à chaque fois qu’il le mériterait. Mais, en le punissant je lui montrerais mon indifférence. Il serait puni par une maîtresse blasée. Par contre je me montrerais séduite à chaque fois qu’il ferait le moindre progrès intellectuel. Je le louerais et je valoriserais ses acquis auprès de ses parents. Car il fallait faire prendre conscience à sa famille que la vraie force et la vraie virilité ne se trouvent pas dans la violence ou l’excessive turbulence mais dans la puissance intellectuelle. Je fis faire à l’enfant de grands progrès en mathématiques, ce qui intéressa son père et causa sa fierté. La violence disparut et la turbulence devint normale pour un petit garçon sympathique et plein d’entrain. Je me souviens d’un épisode où Philippe avait été surpris de ne pas parvenir à causer mon courroux. On aurait dit qu’il ne désirait qu’une chose, être copieusement grondé, mais je me refusais à entrer dans son jeu. Un jour, alors que les enfants étaient en jeu libre, je leur avais donné des petites voitures neuves en leur recommandant d’y faire attention. C’étaient des jouets assez chers, mais véritablement jolis et bien adaptés au désir des enfants. Les portes s’ouvraient et le capot également pour qu’on puisse voir le moteur. Cela pouvait les rendre plus fragiles mais certainement plus attrayantes que des voitures ordinaires. Philippe se dirigea vers le coin garage avec ses copains. Quelques courts instants plus tard je le vis venir vers moi avec un air de jubilation contenue, un air narquois et provocateur. Il m’apportait, comme un trophée, une des petites voitures neuves qu’il avait brisée. Je compris à son air de méchante malice et à l’état du jouet qu’il l’avait endommagé volontairement. Je vis bien qu’il attendait de moi une explosion de colère. Il allait être déçu. Je dis simplement sans me fâcher, d’un ton presque indifférent : « Ecoutez les petits enfants, si vous endommagez vos jouets de cette façon-là vous n’en aurez plus, et avec quoi jouerez-vous ensuite ? Avec rien car moi je n’ai pas assez d’argent pour vous acheter des voitures neuves tous les jours. »
Il semblait étonné de n’avoir pas été grondé plus que par une légère remontrance qui était du reste tout à fait impersonnelle puisque j’avais nommé les petits enfants en général et non lui, Philippe, l’auteur du méfait. Il avait quitté son air fanfaron et semblait plutôt embarrassé. Sans doute prenait-il conscience à ce moment qu’il n’avait causé du tort qu’à lui-même et à ses copains en privant la classe d’un jouet précieux. Il dit :
– Tu peux peut être la réparer.
Je répondis :
– Je n’en sais rien, laisse-la sur mon bureau, je m’en occuperai tout à l’heure.
Je n’étais plus celle que l’on provoque agressivement mais celle dont on sollicite une aide. Je ne refusais pas cette aide mais je ne m’empressais pas de la donner pour ne pas tomber par un autre biais sous la dépendance de ce petit tyran. Il retourna jouer et très curieusement, depuis ce jour, ce brise-tout ne cassa plus rien. A travers cette situation spontanée qui me permit de réfléchir, j’espérais que l’enfant comprenne bien des choses. D’abord que j’étais imperméable à toute forme de tyrannie et que ses provocations tombaient à plat et étaient inutiles. Mais aussi qu’à mes yeux, lui, l’élève, le petit enfant, il était plus important que le jouet qu’il avait endommagé. Car je ne m’étais pas du tout souciée du jouet brisé. Ce qui avait causé ma préoccupation était le fait de savoir que les enfant en seraient privés. Seuls les enfants, lui fis-je ainsi comprendre, avaient de l’importance pour moi et les jouets étaient à leur service quel qu’en soient leur prix. Si l’on doit respecter l’objet et en prendre soin c’est parce qu’il est utile aux enfants. Ce n’est pas l’enfant qui est au service de l’objet, sinon il se trouve abaissé lui aussi au rang d’objet et moins encore. Certains parents rigoristes sur le respect que l’enfant doit avoir pour l’objet se mettent dans des colères bleues, jusqu’à frapper l’enfant, à chaque fois qu’il brise quelque chose de précieux ou non. Et moi je voudrais leur dire de ne pas briser leur enfant parce qu’il a brisé un objet, sinon ils vont lui faire croire que cet objet a plus d’importance que lui-même. En ce qui concerne les jouets de la maison, ils sont la propriété exclusive des enfants, ce que ne sont pas les jouets de l’école qui sont une propriété collective engageant une communauté. Une des fonctions des jouets personnels est qu’ils peuvent être brisés. Cela fait partie du jeu. Il me semble qu’on ne peut pas dire grand chose à un enfant qui brise ses jouets puisque c’est son droit de disposer de son bien. Il faut seulement chercher pourquoi il le fait, quel malaise cache son désir de destruction et, bien sûr , ne rien lui offrir de coûteux, ne pas l’encourager à continuer. Si l’enfant détériore des objets appartenant à ses parents et que les parents jugent que l’enfant doit être puni, il vaut mieux que cette punition soit raisonnable et calme et ne pas entrer dans de grandes colères. Encore une fois, ce qui est important c’est de chercher pourquoi l’enfant a cette conduite.
Ce que je dis de l’objet pourrait être transposé au vêtement qui ne doit pas prendre plus d’importance que les besoins de l’enfant. Je me souviens d’Isabelle qui était une petite fille très soignée. Elle portait toujours de jolis vêtements que sa maman changeait chaque jour. C’était une petite fille très coquette et déjà élégante. Mais voici qu’un jour en récréation une camarade qui courait la bouscula et Isabelle tomba sur le sol humide et tacha sa robe. Et cette chute sans gravité provoqua, chez cette petite fille sage, une réaction imprévisible et démesurée. Isabelle se rua sur la camarade et en hurlant l’agressa violemment en la griffant méchamment au visage. Proche de cet incident j’intervins et maîtrisai Isabelle qui se mit à trépigner, à m’envoyer des coups de pieds et piqua proprement une crise de nerf. La collègue qui se trouvait dans la cour avec moi et qui assistait à cet incident fut indignée. Je calmai Isabelle qui à présent pleurait à gros sanglots en disant : « Maman ne veut pas que je me salisse. »
Mais à l’école on peut se salir fréquemment car on emploie de la colle, de la peinture, des émaux, de la terre, de l’encre, de multiples produits très salissants. Bien sur la maîtresse prête des tabliers de protection mais, fréquemment, vu la maladresse des enfants de cet âge, ils ne suffisent pas. Isabelle, malgré sa peur d’être grondée par sa maman, se salissait souvent plus que les autres enfants. A tel point que je me demandais si c’était un besoin pour elle de se salir. Un jour sa maman vint me trouver, très mécontente, et me fit de vifs reproches parce que sa fille était revenue à la maison avec une robe, disait-elle, « pleine de peinture ». J’expliquais à cette dame que si le travail de la classe était salissant il était important pour les enfants. Je dis que l’on ne saurait se passer de colle ou de peinture car ces produits permettent des exercices enrichissants, des exercices indispensables au développement psychologique et intellectuel des élèves. Je conseillais à la maman d’Isabelle de conserver les jolies robes pour le dimanche et de vêtir sa fille pour l’école avec des vêtements très ordinaires et peu coûteux, lavables en machine.
– C’est impossible, me répondit-elle, Isabelle n’a que des vêtements qui coûtent très chers et lavables à la main.
– Comment se fait-il ?
– C’est sa grand mère qui les lui achète.
– Réservez pour l’école des vêtements plus usagés, évitez de lui faire porter des robes trop fragiles.
– Sa grand mère ne permettrait pas qu’elle ne soit pas bien habillée tous les jours avec tout ce qu’elle lui achète.
Je promis à cette dame de veiller à ce que sa fille ferme bien son tablier de protection lorsqu’elle faisait de la peinture. Deux jours plus tard Isabelle faisait à nouveau une violente crise de nerf et ce, parce qu’un petit camarade lui avait arraché en jouant le joli nœud rouge de sa belle robe. Elle eut plusieurs crises au cours de l’année, toutes spectaculaires et violentes, toutes signes de l’installation possible d’une névrose. Un mal qui risquait d’être pour elle un handicap qu’elle aurait à subir toute sa vie. Mais la maman ne voulait ni comprendre, ni écouter mes conseils. Est-ce qu’il faut qu’un enfant soit ainsi esclave de son vêtement au point d’en tomber malade ? Certes on peut apprendre à l’enfant à respecter sa mise mais cela ne doit l’empêcher ni de jouer, ni de travailler, ni de grandir. Cela ne doit pas l’amener comme Isabelle à une angoisse telle que cela déclenche des troubles caractériels et des crises. Combien d’enfants viennent, au cours de la récréation après être tombés et s’être tachés, me dire : « Maman ne veut pas que je me salisse. » Je réponds : « C’est le travail des mamans de laver les vêtements. »
Il est parfaitement normal pour un enfant de se salir dans les premières années de sa vie. Cela n’a rien de répréhensible, à quatre ou cinq ans, de se traîner par terre dans la cour lorsqu’on en a envie et c’est même un excellent exercice. La reptation avec le contact du corps et du sol est bonne pour la santé physique et mentale. Bien sûr, lorsque le sol est mouillé les institutrices demandent aux enfants de ne pas se traîner dans la boue, mais lorsque le sol est sec les petits prennent du plaisir à se rouler et à se vautrer. Dans la classe la maîtresse prête un tablier et incite au soin, mais quelques taches de colle ou de peinture ne doivent pas entraîner un drame familial. Ce qui importe c’est que l’enfant trouve au cours des exercices les moyens de se développer sur le plan physique et mental et de grandir intellectuellement, tout en développant son aisance corporelle. Les beaux vêtements ne sont pas pour l’école. Pour ma part je regrette la mode ancienne des tabliers. Quant aux mamans elles doivent savoir coudre et laver, elles ou les papas. C’est leur rôle depuis le début des temps. Les parents doivent remplir ce rôle avec amour et dévouement.
Nous avons sorti de nos petits sacs en Vichy rose, que j’ai cousus moi-même pendant les vacances, nos chaussons de rythmique. Nous nous sommes débarrassés de nos lourdes godasses d’hiver et nous avons tous enfilé ces chaussons de toile légère qui nous rendent le pied aérien et libre. A présent au milieu de la salle, armée d’un tambourin, j’attends que toute ma marmaille soit prête et me rejoigne. « Patrick, range tes chaussures sous le banc, s’il te plaît. Grégoire, mets ton sac sur tes souliers pour qu’il ne se perde pas. Aïcha, aide Valérie à enfiler ses chaussons, tu seras gentille. Alors ça y est ? Tout le monde est là ?. Attention, écoutez bien le tambourin. On y va; en mesure. »
Le tambourin rythme la marche ou la course des enfants dispersés dans tout l’espace de la salle de gymnastique. C’est lui qui indique s’il faut marcher lentement, très lentement, courir, sautiller, sauter, s’arrêter soudain, repartir. Je varie les mouvements. Tantôt il faut marcher accroupi, tantôt à reculons, à grandes enjambées comme les géants, à petit pas comme les souris, en levant haut les genoux, ou à quatre pattes. Les bras sont également mobilisés. On les lève bien haut en marchant sur la pointe des pieds pour essayer de toucher le plafond. Ou bien ils nous transforment en moulins à vent, ou bien encore ils nous font devenir oiseaux et trente enfants essaient de s’envoler en pépiant. C’est le cours de gymnastique qui commence par un échauffement. Les enfants sont heureux. Bouger à cet âge est un besoin vital. Ils ont tous un immense besoin de mouvement. Ils ont besoin de prendre conscience de leur corps et de ses possibilités, besoin de s’approprier l’espace et le monde extérieur. C’est un plaisir de courir, de sauter, de répondre à un signal, aux consignes données par le tambourin. Ils éduquent leurs réflexes, ils structurent leur personnalité. Les sensations sont multiples et bénéfiques. La vie avec le mouvement afflue dans leur personne. Ils font, dans l’action, l’expérience de l’unité de leur corps et parviennent à la conscience corporelle. Le schéma corporel se construit et s’affine.
Ce jour-là nous allons découvrir les possibilités d’évolution autour d’un objet qui fait partie du matériel scolaire de la salle de gymnastique. Je distribue à chacun un bâton. Que peut-on faire avec un bâton ? Il y a une multitude de possibilités que les enfants vont découvrir ou inventer. L’imagination est sollicitée. Chacun trouve un mouvement, un jeu, qui est repris par l’ensemble de la classe. Avec un même bâton, ou avec deux bâtons, on peut travailler seul, à deux ou en groupe. On explore les possibilités du corps face à l’objet. La maîtresse montre quelques mouvements, les enfants en découvrent d’autres. Grâce au bâton, la matière, le monde extérieur, sont maîtrisés et mis au service de l’action individuelle ou collective. On prend conscience de la dureté, du poids et de la rigidité de l’objet que l’on manipule ou dont on est utilisateur. Dans le même mouvement on prend conscience de l’autre, du petit camarade et de la foule des petits camarades que l’on rencontre en bougeant, avec lesquels on évolue mais qu’il ne faut pas heurter, ou avec lesquels on coopère dans la recherche de postures. L’espace est investi de façon plus méthodique et plus orchestrée. Il faut porter le bâton au-dessus de la tête ou sous le menton ou derrière la nuque. On le fait tourner autour de soi comme les majorettes. On saute par-dessus, en avant, en arrière. On sautille autour du bâton comme des danseurs indiens. On marche entre deux bâtons parallèles. Toutes ces notions, « sur, sous, entre, devant, derrière, autour, au bout de », sont intériorisées et construisent dans l’imaginaire de l’enfant un schéma corporel qui le structure. Toutes ces notions sont vécues dans le mouvement et appropriées par l’intellect de l’enfant. Elles le rendent à l’aise corporellement dans l’espace et seront également indispensables dans l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et des mathématiques, en dessin, etc. ainsi que dans les exercices de topologie. L’enfant perçoit son corps, il l’imagine et il le dirige, il l’investit et en devient maître. L’agitation motrice fait place à l’éducation motrice et cela grâce au plaisir et au mouvement dirigé et orchestré à l’intérieur du groupe et par l’intermédiaire de l’objet. Aujourd’hui nous nous sommes servi des bâtons mais d’autres objets offriront d’autres possibilités de mouvement. L’enfant apprendra que chaque objet différent offre, lui offre, des possibilités diverses d’évolution. Il découvrira qu’il y a des objets longs, des objets lourds, des objets mous, encombrants… En fonction de chacun il pourra solliciter sa force, son agilité, son pouvoir d’équilibre, son adresse. Il pourra sauter, grimper, se glisser, lancer, viser. Chaque objet sollicitera son imaginaire dans des directions différentes. Il inventera des scénarios et des mouvements appropriés aux qualités du matériel. Ainsi pourra-t-on en créer avec les cerceaux , les caissettes, les sacs de graines, les cordes, les ballons, les balles, les anneaux de caoutchouc, les bancs, les tapis de sol, les plaquettes de contreplaqué, les échasses, etc. Mais bien sûr la découverte du matériel et son investissement ludique ne constituent pas le seul type d’exercice proposé aux enfants de maternelle lors de la gymnastique. Souvent ils se verront proposer un parcours. Il leur faudra, par exemple, sauter dans des cerceaux, puis ramper sous des bancs, faire une roulade sur un tapis, puis ils trouveront des ronds de contreplaqué sur lesquels il devront faire des équilibres, puis des bancs à escalader, des bâtons parallèles entre lesquels il devront sauter sans les déranger, puis des balles à lancer dans un filet, etc. Ainsi leurs différentes capacités physiques seront sollicitées de même que leur goût pour l’aventure. La prise de risques est présente dans beaucoup de parcours, par exemple quand il faut marcher sur une poutre ou escalader des plans inclinés. Elle permet aux enfants peu sûrs d’eux ou plus timorés de développer leur aisance et leur confiance en soi.
Un autre jour la maîtresse mettra en place des ateliers. Il y aura, par exemple, six ou sept ateliers répartis dans la salle de gymnastique : un avec des tapis pour le travail au sol, un où l’on fera de l’escalade sur des bancs empilés pour favoriser la prise de risque, un autre où les enfants lanceront divers objets dans un cerceau pour développer leur adresse en visant, un autre où l’on fera de l’équilibre en marchant sur des caissettes, un autre où il faudra se hisser à la force des bras et des jambes sur un plan incliné, un autre encore où l’on utilisera des échasses pour enfants. Ce ne sont que des exemples. Les élèves sont alors divisés en équipes de quatre ou cinq avec un chef. Celui-ci doit veiller à ce que chacun passe à son tour, à ce que personne ne dépasse l’autre ou ne provoque du désordre. Cela demande de la maturité et favorise le sens des responsabilités à la fois pour le chef et pour les autres enfants de l’équipe qui doivent s’astreindre à suivre des consignes sous l’égide de leur camarade. Au signal de la maîtresse les équipes changent d’atelier afin que tous profitent de toutes les possibilités offertes. Cela demande organisation et discipline. Le travail en ateliers permet une bonne socialisation des enfants, fait appel à l’autodiscipline et responsabilise chacun. Au cours de l’année tous les élèves se retrouveront dans le rôle du chef d’équipe et la maîtresse pourra observer comment chacun se débrouille pour assurer son autorité et son ascendant sur ses camarades, comment chacun prend conscience de son rôle et se sent responsable à l’intérieur du groupe. On peut également, en maternelle, organiser des courses avec relais et favoriser ainsi la compétitivité des enfants et la solidarité entre les membres d’une même équipe.
À la fin de chaque type d’exercice, alors que les élèves se sont bien dépensés, ont été, parfois, au bout de leurs possibilités et y ont pris un grand plaisir, la maîtresse invite à un retour au calme. C’est alors une ronde qui réunit toute la classe et canalise les énergies, puis vient un moment de repos lorsque l’excitation est retombée. Les enfants s’allongent sur le sol et l’enseignant les invite, en parlant lentement et calmement, à détendre leurs membres, à faire le silence et le calme en eux-mêmes, à sentir leurs muscles immobiles, à fermer les yeux en imaginant, par exemple, un vol d’oiseaux dans un ciel bleu au-dessus d’eux. Parfois la maîtresse chante une berceuse. Un grand calme s’installe, une paix bienfaisante après l’agitation. Ensuite tout le monde se rechausse et c’est encore un moment éducatif. Il n’est pas simple pour un enfant de quatre ou cinq ans d’enfiler une paire de souliers. Les plus grands savent les lacer, l’adulte aide les autres. Il faut prendre soin de ranger les chaussons de rythmique dans le sac de Vichy rose sans se « mélanger » avec le voisin. Ceci requiert du soin, de l’attention. Chacun apprend à devenir autonome et responsable.
Denis et sa redoutable maman
Je me souviens de Denis, un garçon attachant parce que confiant avec l’adulte, mais craintif souvent dans certaines situations nouvelles. Il faisait preuve de beaucoup de bonne volonté quoiqu’il fut loin d’être un bon élève. Il y avait une certaine asymétrie en lui. Car il avait un haut niveau de langage, il employait des mots et des expressions choisis. Par contre les résultats étaient faibles sur le plan du dessin et c’était pire encore en ce qui concernait les travaux mathématiques. Tout aurait pu bien se passer pour Denis pendant cette année scolaire s’il n’avait eu une maman redoutable. Au début du premier trimestre il était bien intégré à une bande de copains et se comportait sainement comme tous les petits garçons de son âge qui aiment jouer et se dépenser. Dans la cour il courait et parfois il chahutait avec ses amis dont aucun n’était violent. C’étaient des escarmouches ordinaires de petits garçons de quatre ans, sans méchanceté. Il lui arrivait, comme à n’importe quel enfant de maternelle, de tomber ou de se cogner et de se faire une bosse ou une égratignure, jamais rien de grave. La maîtresse qui était de surveillance le soignait et il retournait jouer. Tout aurait pu se passer normalement et l’enfant grandir harmonieusement. Malheureusement il n’en fut pas ainsi et ces faits anodins engendrèrent un drame qui hélas allait nuire gravement au développement de l’enfant. Car la mère de Denis ne pouvait supporter que son fils se fasse le moindre bobo. Cela la rendait folle d’angoisse et de rage. Lorsque Denis s’était fait une égratignure, elle venait aussitôt à l’école déclencher un scandale. Elle était hors d’elle, violente en paroles, elle criait, elle menaçait la directrice et les institutrices présentes. Elle se montrait d’une agressivité hors de propos. Puis elle descendait dans ma classe et, alors même que je n’y étais pour rien, n’ayant pas été de service de récréation ce jour-là, elle me couvrait de reproches devant les autres parents. Finalement elle retournait sa colère contre son fils qui avait assisté à ses débordements et lui promettait une fessée s’il se blessait à nouveau ou s’il continuait à chahuter. L’enfant était très impressionné par les outrances de sa mère, toute l’école l’était. Bien sûr j’essayais de raisonner cette dame, de lui expliquer qu’il n’y a rien de grave dans le fait de s’égratigner ou de se cogner. J’essayais de lui faire comprendre qu’il était sain de chahuter pour un petit garçon de l’âge de son fils qui n’était pas exagérément turbulent. Mais ces incidents déclenchaient des réactions ahurissantes. Je me demandais bien ce qui pouvait terrifier cette maman pour si peu de chose. Et j’étais inquiète pour son fils, car si une égratignure ne peut laisser de trace, un tel comportement vis à vis d’un enfant risquait d’être très dommageable, car ces scènes évidemment se passaient toujours en présence de Denis. Un jour elle me fournit un élément qui éclairait un peu la situation. Elle me confia que quelqu’un qui lui était très proche, un frère je crois, s’était gravement blessé au cours d’une situation qui semblait sans risque. Cet événement dramatique avait vraisemblablement beaucoup marqué cette dame. Il lui avait à l’évidence causé un traumatisme qu’elle n’arrivait pas à surmonter, la poussant à la peur panique de perdre son enfant à chaque fois que celui-ci montrait les signes de la moindre turbulence. Malheureusement un soir, après la classe, pendant la garderie, se produisit un incident qui allait exacerber encore les choses. Les animatrices n’avaient pas bien assumé leur rôle de surveillantes. Il y avait eu du chahut. Quelques élèves, dont Denis, étaient montés sur une table pour faire les pitres, et Denis était tombé et s’était fait une bosse. Je déplorais le manque de sérieux des animatrices. Denis, maladroit, aurait pu se faire très mal en tombant de la table. Mais ma responsabilité n’était pas en cause. À l’heure où l’événement s’était produit ma journée de classe était terminée et j’étais chez moi. Cela n’empêcha pas la maman de me traiter avec la plus grande agressivité et de me couvrir de reproches. J’essayais de la rassurer en lui affirmant que dans le cadre de la classe son fils ne risquait pas de tomber d’une table, car, chez moi, les enfants n’étaient jamais livrés à eux-mêmes. Mais cette dame explosa dans une mise en garde extrêmement révélatrice des dommages que sa peur pouvait causer à son enfant. Elle m’avertit sans rire que s’il arrivait quelque chose à Denis dans le cadre de l’école, elle viendrait m’arracher tous les cheveux de la tête. Je souris intérieurement, cette menace farfelue pouvait paraître drôle bien qu’elle ait été proférée très sérieusement. En fait, en ce qui concernait Denis, les enjeux étaient dramatiques. Et depuis quelques temps, j’essayais de compenser comme je pouvais les dégâts occasionnés à la personnalité de ce petit garçon par l’attitude de sa maman. L’enfant commençait à souffrir d’une peur de castration. Il avait des fantasmes qui se révélaient par des réflexions inquiétantes. Il disait, par exemple, qu’il voulait couper la tête des autres enfants avec ses chaussures. Cela se traduisait sur le plan somatique. Périodiquement il souffrait d’eczéma. Et progressivement il abandonnait les privilèges de son sexe et se féminisait. Par peur, peut-être évitait-il ainsi de provoquer sa mère puisque à chaque fois qu’il faisait preuve de courage, de turbulence ou d’agressivité, il encourait le courroux de sa maman. Elle avait réussi à le culpabiliser et l’avait inconsciemment convaincu que tout signe de virilité était un danger. Alors il abandonna son groupe de copains avec lesquels pourtant il s’entendait si bien, et se mit à jouer avec les filles et presque uniquement avec les filles, en récréation ou dans la classe. Je n’y pouvais pas grand chose évidemment, il avait le droit de jouer avec qui il voulait. Mais lorsque je distribuais les places pour les activités manuelles en demandant les préférences des enfants, pour aller au coin modelage ou à la peinture ou au bricolage, je m’arrangeais pour qu’il se retrouve à la même table que ses copains garçons. Un jour qu’est-ce que je vois ? Il allait faire pipi dans les cabinets des filles. J’intervins aussitôt et je lui dis : « Tu te trompes Denis, les cabinets des garçons c’est là-bas. Vas faire pipi à l’urinoir avec les autres garçons. » Docilement il m’obéit. Il se mit aussi à beaucoup fréquenter le coin poupées. Alors j’allais m’intéresser à ce qui se passait dans ce coin de jeu et je disais : « Ah, mais c’est très bien il y a un papa dans le coin poupées, c’est Denis le papa des poupées, n’est-ce pas Denis ? »
Et je saisissais toutes les occasions de lui rappeler son appartenance à son sexe : « Tiens, Denis, toi qui es grand et fort, toi qui es un garçon costaud, viens m’aider à porter ces livres dans la bibliothèque. » Ou bien je l’interrogeais : « Et quand tu seras adulte, quand tu seras un homme comme ton papa, est-ce que tu auras le même métier que lui ? »
Petit à petit mes interventions discrètes, mais réitérées, semblaient porter leur fruit. Il retrouvait ses copains. Un matin, alors que nous étions dans la salle polyvalente, après un exercice de chant choral, en voulant rassembler mes partitions j’en fis tomber une derrière le piano. Je pestais. Je ne savais comment la récupérer. J’essayais de pousser le piano mais il n’était pas monté sur roulettes. Alors je vis Denis se lever et il me dit : « Maîtresse, moi qui suis fort, je vais t’aider à pousser le piano. »
En gymnastique j’essayais de l’accoutumer à la prise de risque. Si pendant la garderie Denis était tombé de la table et lui seul et si maladroitement, c’était aussi que cet enfant avait toujours été empêché par sa mère de prendre le moindre risque. Pourtant dans les jardins publics, comme par exemple le Jardin d’Acclimatation ou le Parc floral, il y a des espaces de jeu avec des cordes, des ponts suspendus, des toboggans, des jeux qui permettent d’escalader, de se suspendre, de sauter d’assez haut dans le sable. L’enfant devient plus adroit et plus apte à maîtriser sans peur une situation qui peut paraître dangereuse. Par exemple, lorsqu’il tombe, il met d’instinct les mains en avant et évite ainsi de se cogner la tête. A l’école nous n’avons pas les moyens du Jardin d’Acclimatation mais nous fabriquons des parcours et des exercices avec les moyens du bord. Nous utilisons des bancs, des plans inclinés, des poutres, pour habituer les élèves à ne pas avoir peur de grimper, de se hisser, de marcher sur des espaces étroits, pour les habituer aussi à maîtriser le risque en apprenant à bien se tenir, à ne pas avoir peur de tomber, à ne pas avoir l’angoisse du vide. La prise de risque, calculée pour ne pas être dangereuse mais pour permettre à l’enfant de devenir adroit et de développer son sens de l’équilibre, son courage, sa maîtrise de soi, fait partie d’une bonne éducation corporelle et mentale. Ces exercices étaient excellents pour Denis. Un autre jour nous jouions à imiter des animaux, une sorte de jeu de rôle. C’était très joyeux et l’on riait beaucoup. Il y avait des lions, des lapins, des oiseaux, des souris, des chats, etc. Quand vint le tour de Denis je lui proposai : « Et si tu faisais l’éléphant, Denis ? » J’avais choisi l’éléphant à dessein. L’éléphant parmi les animaux symbolise la virilité, à cause de sa force et de sa trompe qui est un emblème phallique. Mais je ne me doutais pas que Denis avait un tel besoin de faire l’éléphant, un besoin presque compulsif. Il s’investit complètement dans son rôle. Le bras figurant la trompe, en barrissant, il se ruait avec une grande excitation sur ses copains et leur faisait peur. Il les poursuivait à travers la salle de gymnastique. Tout le monde se sauvait en riant devant ce redoutable éléphant, plus fort que tous les animaux, plus puissant même que le lion qui fut mis en déroute comme les autres. Lorsque le jeu fut terminé, et alors que nous regagnions la classe, je vis que Denis avait du mal à abandonner ce rôle qui lui avait tant plu. Il continuait pour rire à barrir et à faire l’éléphant en descendant l’escalier. Denis cessa de jouer avec les filles. Du reste le fait de jouer avec les filles n’avait pas évité un nouveau scandale car ses petites camarades l’avaient griffé au visage, ce qui avait exaspéré sa mère. Il recommença à jouer avec ses copains garçons. Il s’exposait à nouveau à se faire quelques bosses. Et sa maman sur ce point était toujours intraitable. Un jour j’eus l’occasion de constater que l’enfant était gravement traumatisé. Il tomba dans la cour et se fit une égratignure. J’étais ce jour-là de surveillance. Je l’entraînai vers l’armoire à pharmacie et je commençai à sortir le flacon de Mercryl et le coton. Ce n’était presque rien mais Denis était complètement paniqué. Il poussait des petits cris, hors de lui, affolé, nerveux. C’était la première fois que je constatais cette réaction presque hystérique. Je fronçai les sourcils. « Mais qu’est-ce qu’il y a Denis, cela ne va pas ? Reprends-toi s’il te plaît. Qu’est-ce que c’est que cette crise que tu nous fais pour rien, pour une égratignure? »
Je le soignais tout en lui expliquant ce que je faisais : « Cela n’est rien du tout, une égratignure et tu le sais bien. Je te mets un peu de Mercryl pour nettoyer le bobo et pour qu’il guérisse plus vite. Demain il y aura une petite croûte et dans quelques jours on ne verra plus rien. » Puis cette fois, j’y allais de mon couplet : « Je sais Denis que ta maman qui t’aime très fort a très peur pour toi. Elle a tort, c’est tout. Moi je ne sais pas pourquoi elle a peur comme cela. Moi je n’ai pas peur du tout et les autres mamans n’ont pas peur non plus. A l’école maternelle il ne peut rien t’arriver de grave. Tu es en sécurité. Du moment que tu ne fais rien d’interdit, que tu ne grimpes pas sur les tables pour chahuter, que tu te tiens en haut du toboggan et que tu prends la rampe dans l’escalier, qu’est-ce que tu veux qu’il t’arrive? Rien, rien, rien. Le pire à l’école maternelle ce peut être une bosse ou une égratignure comme aujourd’hui. Il n’y a vraiment pas de quoi s’affoler. Ta maman t’aime beaucoup et là elle a raison, c’est une bonne maman, c’est certain. Mais elle ne devrait pas se gâcher la vie inutilement en redoutant toujours qu’il t’arrive quelque chose à l’école. Si je la vois j’essaierai de lui parler. En attendant, toi, garde ton calme, je t’en prie, garde ton calme. Tu es un grand garçon maintenant. Allez, vas jouer avec tes copains et n’y pense plus. »
Il n’y avait pas que la mère de Denis qui agissait avec lui de manière préjudiciable. Son père faisait aussi de graves erreurs d’éducation malgré un grand attachement à son enfant. Un jour le père de Denis vint me trouver avec son fils contre lequel il était furieux. Il m’aborda de façon catégorique : « Il faut que vous le grondiez, il passe son temps à se lécher les lèvres, regardez ce qu’il s’est fait. »
En effet tout autour de la bouche de l’enfant, sous le nez et jusqu’au menton, la peau était sèche et crevassée. Le père poursuivit :
– Je compte sur vous pour le gronder toute la journée. Et puis vous ne savez pas ce qu’il m’a dit hier? Il m’a dit : Papa je te déteste.
– Et qu’avez-vous fait?
– Je lui ai donné une fessée.
Je ne savais pas trop comment expliquer à cet homme cultivé, inquiet pour ses relations avec son fils, qu’il avait agi avec une grande maladresse. Je ne voulais pas lui donner tort devant l’enfant. Je dis, qu’en ce qui concernait le fait qu’il se lèche constamment les lèvres, j’allais en discuter avec lui. Je comprenais que le père était désolé des propos de son fils. Mais est-il logique de frapper un enfant qui vous assure de son non amour ? Aimer ou ne pas aimer est un droit absolu et on ne doit pas punir un enfant de sa franchise. D’autre part il est très dangereux de culpabiliser un petit garçon qui manifeste des sentiments si ordinaires en période œdipienne. Et le père pensait-il qu’il retrouverait l’amour de son fils en le frappant ? Cette attitude ne peut être pour l’enfant que génératrice d’une angoisse profonde. La bonne solution lorsque Denis eut dit à son père: « Je te déteste, » était de lui répondre : « Tu es libre d’avoir les sentiments que tu veux. Quant à moi je suis ton père donc je t’aimerai toujours. »
Le fait que Denis se lèche outrageusement les lèvres révélait assez clairement ses angoisses et montrait qu’il avait besoin d’un supplément de douceur et de tendresse. Le gronder n’aurait fait qu’empirer son mal. Le père parti, je pris Denis dans mes bras et je lui dis très doucement : « Tu sais, Denis, il ne faut pas te lécher ainsi parce que tu te fais du mal. Moi je ne veux pas que mon gentil petit garçon se fasse mal. Alors ne le fais plus, mon amour. » Et je l’embrassais très tendrement sur la joue. Et tout au long de la journée je l’encourageais par mon sourire lorsque, incidemment je croisais son regard. Ce jour-là il ne se lécha plus les lèvres.
Denis avait bien besoin de faire sa grande section d’école maternelle. Il était indispensable qu’une maîtresse attentive et disponible, spécialiste de la petite enfance, continue à soutenir sa personnalité. Seuls les activités épanouissantes, les jeux, la liberté de l’école maternelle pouvaient lui permettre de bien gérer la période œdipienne que les problèmes des parents venaient si malheureusement compliquer. D’autre part Denis n’était pas un bon élève. Il avait de grandes difficultés en mathématiques et en expression graphique. Il n’était absolument pas prêt, ni sur le plan affectif ni sur le plan intellectuel, pour vaincre sans dommage le stress d’une entrée prématurée à la grande école. Malheureusement les parents demandèrent une dérogation et malgré un avis défavorable, l’obtinrent. Il est à remarquer que c’est le plus souvent quand il y a des problèmes graves pour l’enfant que les parents exigent, contre son bien et l’avis du professeur, un passage prématuré. Et les commissions de contrôle ne jouent pas leur rôle de protection de l’enfant. Elles accèdent presque toujours au désir des parents, ne semblant avoir aucune confiance dans l’avis de l’enseignant pourtant très compétent. C’est une chose très grave. Dans notre nation les enfants sont de plus en plus en danger. Ils se trouvent à l’adolescence face aux problèmes de la drogue, de la délinquance, du mal être, entraînant parfois des dépressions, voire des suicides. Ils sont de toutes façons confrontés à l’obligation de faire des études longues, difficiles, fatigantes qui demandent d’avoir des ressources sur le plan de la personnalité, qui demandent un bon équilibre affectif, de la résistance, un bon entraînement à l’effort, du sens critique, de l’imagination, enfin tout ce qui ne peut être acquis, pour demeurer des qualités résistantes, que dans la petite enfance et avec les moyens appropriés de la maternelle.
La nature ne saurait s’imaginer sans les rythmes qui la mènent harmonieusement, rythme des saisons, rythme des marées, équinoxes, solstices. C’est par le rythme que la vie s’exprime. Et les branches de l’arbre se balancent dans le vent, elles ploient puis se redressent, ploient puis se redressent. La vague se brise puis se retire, puis repart à l’assaut des roches ou de la plage, puis se brise puis se retire, puis revient. Le soleil, à l’aube commence dans le ciel sa course d’est en ouest puis disparaît jusqu’à l’aube. Et, du crépuscule à l’aube, la lune et les étoiles rythment le temps qui passe tout au long des nuits de l’année. Dans le règne animal ou végétal tout est rythme et, de la naissance jusqu’à la mort, nous sommes induits par les rythmes qui permettent la vie et nous entraînent dans la croissance ou le déclin, battements du cœur, respiration, rythme alimentaire, sommeil, marche. Est-ce pour cela que dès le plus jeune âge nous aimons danser, épouser un rythme, une musique et bouger avec elle, en elle et elle en nous, qui nous fait nous mouvoir harmonieusement ? A l’école maternelle on danse beaucoup et l’on s’exprime par le geste, un geste que l’on apprend à rendre précis et coordonné. La danse est une fête, un envol. Comment mieux vivre des sentiments, un état d’âme, qu’avec le corps tout entier ? Il y a un bonheur à sentir bouger son être dans un mouvement qui l’emporte au sein d’une émotion musicale. C’est peu de dire que la musique induit le geste ou le guide. En fait l’un habite l’autre avec réciprocité. Et la musique induit aussi le groupe des enfants qui dansent, qui communiquent dans une même performance. Danser ensemble c’est se connaître, c’est partager une même émotion, c’est échanger. Le plaisir se propage et entraîne chacun dans un élan commun. Les enfants timides, les enfants hardis, les maladroits et les nerveux, tous s’expriment à leur façon et selon leurs moyens. Et dans le regard de l’autre chaque expression s’enrichit et se précise. Tous cependant prennent conscience de leur corps et s’assurent de sa possession, tous découvrent intuitivement les rapports du corps et de l’esprit, par l’intermédiaire de l’être physique tout entier mouvant et par celui des sens, la vue, l’ouïe et le toucher.
Les enfants se sont, ce jour-là, tous chaussés de leurs petits chaussons de rythmique. Ils sont prêts, à présent, groupés autour de moi qui suis armée de mon précieux tambourin. Nous allons nous mettre en train avant la leçon. Cette mise en train est formée d’exercices rythmés. Il faut écouter le tambourin ou la voix de la maîtresse lorsqu’elle chante, et virevolter ou sautiller en mesure, répondre aux signaux donnés, se retrouver par deux ou par trois pour former de petites rondes et tourner ensemble au son d’une comptine. Lorsque les corps et les esprits sont prêts et bien disposés, en attente de la leçon de danse, j’invite les enfants à s’asseoir en rond, sur le sol, en tailleur, et j’attends quelques instants que le calme soit revenu. Je parle doucement pour inciter au recueillement. Nous allons aujourd’hui évoluer sur une musique d’Europe Centrale. Je mets le disque sur la platine et nous l’écoutons attentivement et en silence. Les disques vinyles sont bien plus pratiques pour ces exercices que des CD car on peut positionner le saphir à volonté à n’importe quel endroit du morceau et ainsi répéter des mouvements sur des phrases musicales choisies autant de fois que l’on veut. Pour le moment les enfants sont assis mais ils s’expriment librement avec les mains, les bras et la tête, sans bruit pour ne pas couvrir la musique. Ils marquent le rythme avec deux doigts. Ils agitent les mains ou oscillent du buste. L’expression est freinée volontairement puisqu’ils ne peuvent se lever pour danser. Mais ainsi l’attention est plus grande et cela permet mieux à la musique de se faire connaître des jeunes cœurs. Dans le morceau que j’ai choisi, deux phrases musicales alternent et se répètent. C’est assez simple mais encore faut-il que les élèves prennent conscience de ces différences de rythmes et les marquent physiquement. Lorsqu’ils ont suffisamment connu la musique, j’invite les enfants à se lever et à danser. Cette fois-ci ils s’expriment avec tout le corps. Ils improvisent en fonction de ce qu’ils ressentent. Et c’est une vraie joie pour eux d’évoluer dans l’espace de la salle. Ils expérimentent et ils agissent. Conduit par le plaisir de bouger en rythme chaque élève prend conscience de son identité corporelle à travers l’image de lui-même qu’il vit et qu’il imagine ou que l’autre lui renvoie. Il éprouve des sensations, extériorise ses sentiments, développe son affectivité, goûte une plénitude sensorielle de se mouvoir harmonieusement. La rencontre avec les autres membres de la classe, également dansant, se fait dans la joie et ouvre à la socialisation. Le geste prend là toute sa valeur suggestive et permet l’expression et la communication. Moi je suis attentive et je note les mouvements heureux et originaux. A la fin du morceau nous nous asseyons à nouveau et j’appelle les enfants que j’ai remarqués pour leurs bonnes initiatives à se produire devant le groupe classe. Ils enrichissent ainsi la perception de tous. Puis chacun qui le désire vient faire un pas de danse devant ses camarades. Il y a le plaisir d’être vu, don de soi et de ses propres inventions. Il y a audace et renforcement de la personnalité. Chacun est conscient d’apporter au groupe une part de son originalité, un morceau de sa propre culture. A travers le regard approbateur des autres, l’enfant se sécurise et se sent fier. Il prend confiance en lui. Il ressent son unité corporelle et affective, et ce, dans un élan joyeux et productif. La perception rythmique ayant bien progressé, tout le groupe à nouveau est appelé à évoluer et à s’exprimer. L’élève apprend à moduler son geste en fonction de la musique et à rendre compte de son ambiance, qu’elle soit primesautière ou lente, joyeuse ou nostalgique. Cela contribue à son épanouissement. Le trop plein d’énergie propre à cet âge ne se libère pas dans l’agitation mais dans le geste harmonieux et coordonné. Le travail est libre pour le moment. Nous arriverons à une chorégraphie mais elle ne s’impose pas dès les premières leçons. Cette chorégraphie originale et non imposée qui laisse libre cours à la spontanéité de l’enfant, sera le fruit des choix enfantins et se mettra en place progressivement avec l’aide de la maîtresse. Les jours qui suivent la découverte d’une nouvelle musique nous évoluons en introduisant des paramètres nouveaux. Par exemple nous cherchons comment suivre le rythme en couple ou en ligne ou avec un accessoire comme un tambourin, un foulard ou des rubans. A chaque fois la connaissance du groupe s’enrichit de ses propres découvertes. Et une même musique, qui nous habite de plus en plus, devient un champ d’expériences diversifiées et multiples. Toutes ces expériences multiformes d’improvisation, suivies de découvertes et d’apprentissage, permettent à l’élève de progresser dans la conscience qu’il a de son propre corps et de ses multiples possibilités. Elles facilitent l’harmonisation de la personnalité et une bonne adaptation au monde. Le geste qui s’assouplit mène vers l’autonomie de la pensée et, étant vécu au sein du groupe dans le même souffle, induit la socialisation par la rencontre avec l’autre dans le plaisir et le partage. L’enfant apprend à coordonner ses mouvements, à se repérer dans l’espace. Grâce au rythme il y a une meilleure structuration du temps. C’est l’être entier qui se développe de façon bénéfique et qui grandit
Plus tard, lorsque la chorégraphie se met en place, il faut encore apprendre à évoluer ensemble pour faire que le mouvement de groupe reste beau. Il faut réagir de concert, respecter les distances entre les groupes de danseurs si c’est le cas, se rappeler les mouvements successifs. Chacun est dépendant de lui-même, de la musique qui reste le guide et des autres danseurs. Et c’est un nouvel apprentissage. L’harmonie vécue seul ou par petites équipes devient la loi de tout le groupe. Il faut prendre en compte l’ensemble des camarades de la classe. Il faut s’astreindre à évoluer en ayant à l’esprit que l’on fait partie d’un pays donné. Cela implique d’être attentif non seulement à son propre geste mais à celui de l’autre dont on devient responsable. On ne peut aller plus avant dans la socialisation. Le plaisir n’en est pas différé mais il devient force commune et fait partie de l’œuvre également commune, soit la chorégraphie inventée, acceptée et apprise. La fierté devient affaire de tous, la joie également. En fin d’année, au cours de la fête, les enfants sont heureux et fiers de se produire devant la foule des parents et c’est là, pour tous, une consécration.
Il pleurait, le petit garçon, le petit nouveau dont c’était le premier jour, le premier matin, les premiers instants dans la classe où il arrivait en cours d’année. Il venait de se séparer de sa maman, d’être séparé de sa maman. Et le voilà tout seul dans un lieu qu’il ne connaissait pas, avec des enfants qui lui étaient encore étrangers et une adulte dont il ne savait quoi attendre, assise à côté de lui. Quelle angoisse ! Il pleurait. Les autres enfants, bien adaptés et heureux à cette époque de l’année, jouaient dans les coins de jeux, tous sauf Leïla. Il pleurait le petit garçon, en pleine solitude dans cet endroit peuplé et bruyant, à côté de cette institutrice qui lui parlait doucement, mais l’entendait-il ? Sous le regard de Leïla. Je ne me souviens plus de l’année, ni du nom du garçon. Mais j’ai bien en mémoire ces quatre bancs en carré et l’enfant assis, sanglotant sur l’un d’eux, et moi à son côté, lui expliquant que tout allait bien pour lui, que les copains étaient gentils, qu’il allait pouvoir jouer, aux voitures ou à la poupée, que j’étais là s’il avait besoin de moi, que sa maman viendrait le chercher à telle heure, qu’il ne devait pas s’effrayer, qu’on l’aimait déjà. Et moi lui expliquant et n’osant pas le toucher encore, n’osant pas le prendre dans mes bras pour le consoler, attendant longtemps que les premiers liens de confiance et d’affection naissante se soient tissés patiemment avant de lui entourer les épaules d’un bras protecteur et sécurisant. Je me souviens de ces quatre bancs en carré, où nous étions assis moi et le garçon sur l’un d’eux, et en face de nous sur le banc opposé, Leïla. Tous jouaient mais pas Leïla. Elle était assise sagement en face du garçon éploré et elle restait là à le regarder. Et elle le regardait, Leïla, ce petit copain encore inconnu, avec sur le visage un réel tourment pour lui, pour son chagrin, une désolation de le voir souffrir, un tel souci ! C’était l’image sur un visage de quatre ans de la mansuétude humaine et de la pitié qui se reflétait, en pleine tendresse maternelle. Elle aurait bien voulu l’aider, Leïla, ce petit malheureux, mais elle me laissait faire, elle me laissait parler, dire les mots qui consolent. Elle n’intervenait pas, mais elle participait par le regard, par le souci, de toute son âme, en silence. Elle était là. Et moi je regardais le garçon et je regardais Leïla, et je m’émerveillais. Je me demandais s’il était possible que des sentiments humains si élevés, que tant de générosité et d’oubli de soi trouvent refuge dans un cœur de quatre ans. S’il était possible qu’une tendresse si mature, qu’une mansuétude si adulte déjà puissent s’inscrire sur un visage encore enfantin, oh combien, et l’embellir d’une telle lumière. Quelle magnifique expression que celle de Leïla au doux visage soucieux, quelle douceur intelligente et pleine de préoccupation, quelle générosité sur des traits si lisses, qui ne se plissaient que par amour ! « Tu ne veux pas jouer Leïla ? Tu sais, ce petit copain c’est son premier jour, il va se consoler. » Mais Leïla, elle pourtant si optimiste et si ouverte, si joyeuse habituellement, n’avait pas le cœur à jouer, elle avait le souci de l’autre et de son tourment, et ne pouvait s’en détacher avant d’être rassurée, avant que ce tourment ne prenne fin. L’image du visage de Leïla, ce jour-là, est l’une des choses les plus jolies qui sont appelées à me rester en mémoire et à me nourrir tout au long de ma vie. Plus tard j’ai lu qu’à cet âge on ne pouvait s’identifier à l’autre et comprendre ses états d’âme et ses tourments. C’était tout le contraire de ma propre expérience. Car moi j’avais appris de Leïla et d’autres enfants que l’humanité commence très tôt à exprimer un amour de l’autre qui semble être naturel dès le plus jeune âge. Il semblerait bien que souvent le sens du don et du partage soit plus facile lorsque l’on n’a pas grandi.
Il règne dans la classe une joyeuse et bruyante agitation. Cela n’empêche pas les élèves d’être très affairés à leurs occupations diverses. Il est quatorze heures et ce sont les ateliers de travaux manuels et artistiques.
À l’approche de Noël nous avons beaucoup à faire et les motivations pour créer ne manquent pas. Il nous faut décorer la classe et les couloirs. Nous avons besoin de peintures, de dessins, de guirlandes, d’objets à déposer au pied du sapin. Tous les enfants doivent emporter chez eux un calendrier fabriqué et décoré en classe. Le grand événement festif qui s’approche et que nous préparons crée l’enthousiasme. D’ailleurs ce matin nous avons commencé une lettre pour le Père Noël. S’il vient dans l’école il faut qu’il la trouve belle. Et les parents aussi seront invités à visiter la classe. Oui, à l’approche de Noël nous avons vraiment des raisons de bien travailler.
Dans le fond de la classe les peintres travaillent debout, face à leur feuille presque aussi grande qu’eux-mêmes. Le thème leur demande de créer un sapin, décoré ou non, selon leur désir. Il s’agit d’un travail d’art, c’est pourquoi la feuille doit être entièrement peinte. Les enfants disposent de pinceaux, d’éponges, de brosses à dents. Ils savent qu’ils ne doivent pas mélanger les couleurs dans les pots de peinture, pour ne pas les gâcher. Nous avons fait des leçons sur les couleurs. Nous avons appris leurs noms et quelles couleurs secondaires donnait le mélange des couleurs primaires. Nous avons fabriqué du vert avec du jaune et du bleu, de l’orange avec du jaune et du rouge, du violet avec du rouge et du bleu. Nous avons expérimenté longuement. Les enfants savent aussi qu’ils doivent essuyer leurs pinceaux sur le bord du godet pour que la peinture ne dégouline pas. Il y a certaines règles à observer pour que la création surgisse belle et aboutie. Tous ont un tablier de peintre bien boutonné dans le dos. Le soin et la propreté vont de pair avec l’application. Le geste, pour peindre debout sur une grande feuille fixée verticalement, n’est pas le même que celui qui intervient sur une petite feuille posée sur une table devant laquelle on est assis. Peindre debout requiert le corps total. Il faut se déplacer pour se servir de peinture et c’est le bras qui bouge à hauteur de l’épaule pour appliquer le pigment sur le support. La maîtrise du geste n’est pas la même que, par exemple, pour le dessin assis ou seules les phalanges et le poignet et dans une moindre mesure le coude, travaillent. Les enfants aiment peindre. Ils ont l’expérience et la conscience d’arriver, en mettant l’application au service de leur imaginaire, à créer des œuvres extrêmement belles qui les rendent fiers et heureux et ainsi les enrichissent. La grande taille de ces œuvres permet aux élèves d’entrer par la sensation, dans la création en train d’être élaborée par eux-mêmes. Il y a réciprocité entre l’œuvre et l’enfant. Il y a miroir et fascination. Le rapport s’établit facilement entre le travail manuel et l’activité affective et intellectuelle. Cela permet une évolution favorable de la personnalité dans un sentiment de plaisir avec le désir de se dépasser pour mériter le nom de peintre et la reconnaissance par les pairs. C’est aussi, naturellement une éducation esthétique avec recherche du beau. L’enfant n’emploie pas n’importe quelle couleur. Il choisit d’associer et de faire cohabiter les différents pigments qu’il utilise en fonction de son affectivité, de sa sensibilité et de son goût. Tout comme pour le dessin, il se fait connaître et reconnaître à travers l’association des formes et des couleurs. En peignant il construit son rêve et il le vit. Et en créant il se crée et se rassure dans une démarche poétique. En effet ces travaux, après quelques semaines de tâtonnement et de recherche, lorsque l’enfant a acquis l’aisance et est sûr de ses techniques, dégagent tous une remarquable beauté et une subtile poésie. Et ils sont tous originaux sans souci du thème qui peut leur être commun. Ils témoignent tous de l’engagement de l’enfant, de chaque enfant, pour son art. Et bien sûr il y a l’affichage. Dans la classe, dans les couloirs, les œuvres sont livrées à l’appréciation admirative des autres et à leur plaisir de voir. Il y a don de l’enfant à la société des pairs et à celle des adultes. Il y a reconnaissance des qualités de chaque enfant créateur. Ceci entretient le plaisir et soutien l’émulation. Il y a également gain et richesse, car ces beautés créées, reflets de leur créateur, appartiennent à leur auteur comme à des avares. Au fur et à mesure de leur production, après le temps d’affichage, elles sont capitalisées dans de grands dossiers et forment un trésor que chaque élève emmènera en fin d’année et qui parlera de lui à sa famille et ensuite deviendra précieux souvenir d’enfance, construisant harmonieusement la personnalité de l’enfant.
Dans un autre coin de la classe il y a la grande table du bricolage. Il s’agit aujourd’hui de construire des marionnettes qui serviront au cours d’un spectacle de Noël, dans la classe. Les élèves disposent de matériaux divers, récupérés et donnés par les familles. Il y a des bouteilles de plastique, de grosses boules de cotillon, des assiettes en carton, du tissu, du papier, de la laine, de la ficelle, du raphia, des boutons, des bouchons, des pots de yoghourt… Nous avons discuté préalablement ensemble de tout ce dont nous aurions besoin pour fabriquer nos marionnettes et les enfants ont ramené de chez eux les matériaux. Les grosses boules de cotillon et le raphia ont été donnés par Madame la Directrice. Les enfants disposent de colle à bois et de ciseaux et construisent en volume. Chaque marionnette sera différente et les élèves sont plus ou moins habiles. Ils n’ont pas de modèle, excepté les marottes déjà réalisées et que nous avons collectivement admirées et détaillées. Il faut encourager les découvertes, parfois le hasard joue un rôle positif. Le sens pratique est sollicité ainsi que l’imagination. Il s’agit de voir à travers des matériaux communs et usuels une autre réalité, une autre chose qui en est leur sublimation. Rien de plus bête et de moins intéressant qu’une bouteille en plastique vide. Mais lorsque cette bouteille destinée à être jetée devient le corps d’une poupée, elle trouve là un usage qui dépasse son inintérêt et la rend précieuse. La curiosité de l’enfant est éveillée. Il se pose des questions. Que va-t-il pouvoir faire avec cela ? Avec quoi pourra-t-il donner des yeux ou des cheveux à sa marionnette, afin qu’elle soit la plus belle ou la plus drôle possible ? Il y a un grand plaisir pour lui à fabriquer une poupée ou une marionnette. La poupée, la marionnette font partie de son univers ludique et rêvé. Participer à sa naissance l’enthousiasme. Il fait appel à son imagination, à son pouvoir de créativité. Développer la puissance inventive de l’élève est un des buts de la maternelle. Et les forces créatrices sont les mêmes que l’on se trouve dans le domaine de l’art ou dans celui des sciences. La mobilité de la pensée, l’aptitude à transformer la fonction d’un objet pour qu’il devienne utilisable sous une autre forme, construisent la pensée de l’être humain et servent aussi bien le scientifique que l’artiste. Tous les individus sont, ou peuvent devenir, créateurs. C’est une faculté qui existe dès la naissance, mais qu’il faut savoir développer sous peine de la voir s’enliser. Voir à travers, voir le plus dans le moins, devenir découvreur, gagner de la mobilité de pensée, transformer, recréer, embellir, savoir trouver des indices pour guider une recherche, tels sont les pouvoirs que l’enfant se donne en manipulant tout au long de l’année des matériaux les plus divers possibles dans un but d’invention d’objets nouveaux et signifiants. Tous ces matériaux qu’il met à sa disposition pour le servir, tous ces objets qu’il transforme, qu’il recrée, appartiennent à son environnement et au monde industrialisé dans lequel il vit. En en prenant possession et en les détournant de leur sens premier il s’affirme dans ce monde industrialisé en le modifiant. Ce pouvoir qu’il découvre lui donne beaucoup d’assurance. D’autre part il est placé devant la multitude des réponses qu’il peut apporter à un même problème. Tous fabriquent à la même table des marionnettes, mais toutes ces marionnettes seront différentes. Il y a choix, personnalisation. Il y a création individuelle et volontaire. Chaque enfant développe sa vision des choses, impose sa solution. Il prend conscience que selon l’usage qu’il fait de l’outil et des matériaux qu’il emploie les résultats obtenus sont différents.
À la table des bricoleurs l’enfant construit et se construit. A la table des céramistes il développe d’autres facultés. Le modelage est une activité essentielle à la maternelle. Chaque enfant se voit remettre une grosse portion de terre, argile blanche ou rouge. Dans un premier temps il doit la malaxer pour chasser l’air de la terre. Car s’il restait des bulles d’air, à la cuisson l’objet pourrait éclater. Il triture donc son morceau de terre sans y enfoncer les doigts. Il l’aplatit, le reforme en boule, le fait rouler en le tassant, le frappe. Les jeunes enfants prennent un très grand plaisir à malaxer ainsi de la terre. Contrairement aux matériaux employés en bricolage qui sont des objets manufacturés, la terre est un produit naturel, véritablement arraché à la nature. Ils ont ainsi entre les mains un morceau de nature qu’ils peuvent comprimer et réduire à volonté, auquel ils peuvent donner la forme souhaitée d’une pression de leur paume. D’autre part cette matière naturelle salit les mains, mais ce sans conséquence. Un peu d’eau claire et tout est parti. Et sur les vêtements il suffit d’attendre que cela sèche et se brosser. L’enfant aime se salir, et il aimerait se rouler dans la boue si on le lui permettait. C’est une conduite primitive et naturelle. Mais l’éducation contrecarre ces désirs et les parents sermonnent l’enfant qui s’est taché. Avec la terre à modeler ils peut retrouver ce besoin ancestral de se salir dans la boue, sans risque d’être grondé. Il y a libération de l’instinct. D’autre part inconsciemment la terre rappelle à l’enfant l’éducation plus ou moins bien vécue de la propreté. Le bébé lorsqu’il produit une selle la pense comme partie de lui-même. C’est aussi pour lui un cadeau fait à sa mère qui l’encourage à déféquer. Si on le laissait faire il jouerait avec cette matière qu’il a créée. Mais voici que sa mère l’en empêche et subtilise le pot. Dilemme ! Dilemme nécessaire et constructif mais dilemme. Il est bon pour ne pas risquer de causer de traumatisme à l’enfant de ne pas dévaloriser cette matière en disant que : « C’est sale, c’est caca ! », et de ne pas la faire disparaître devant lui dans les toilettes. Et voici que quelques années plus tard on lui présente à l’école une autre matière qui, par son apparence, rappelle les selles. Une matière appelée terre ou argile. Mais cette argile on encourage le jeune élève à jouer avec sans aucune culpabilisation. Il peut la prendre à pleines mains, la triturer, la modeler. L’enfant peut donc symboliquement revivre ses désirs de bébé en éliminant la frustration de sa prime enfance. Avec cette argile il va pouvoir façonner de très belles sculptures, des objets de valeur à ses yeux, utilitaires ou artistiques selon qu’il modèlera un cendrier ou un masque, ou un animal, des objets qui, une fois émaillés et cuits dans un four à céramique prendront place chez lui sur une étagère ou sur la table du salon et causeront sa fierté, des objets qu’il pourra offrir à ses parents. L’élève prend également conscience pendant cette activité, qu’une matière peut changer de consistance selon les traitements qu’on lui fait subir. En effet la boule, dont il va tirer son bonhomme ou son vase, est molle et malléable. Mais lorsqu’elle aura séché, l’œuvre sera devenue ferme bien que fragile et friable. Il faudra alors la cuire dans un four à céramique et, sous l’effet de la très haute température, elle deviendra très dure et changera de couleur. On la peint alors avec des émaux. Les émaux forment une peinture fragile et poudreuse à la surface de l’objet, mais eux également sous l’effet d’une très puissante chaleur changent de consistance et de couleur, deviennent brillants et résistants. L’enfant assiste à ces transformations et est mieux à même de comprendre ce qui se passe sur un mode industriel dans la fabrication des objets de son environnement.
Près de la table des céramistes se trouve celle des enfants qui font du découpage - collage. Ils ont à leur disposition des papiers et des tissus de différentes textures et couleurs. Ils doivent composer sur une grande feuille un tableau illustrant la fête de Noël en utilisant des ciseaux et de la colle. Il y a au centre de la table des papiers glacés, des papiers velours, du papier journal, du carton, de la cellophane, du tissu de coton, de soie et quelques chutes de fourrure. La maîtrise du geste est essentielle pour cette activité, car les enfants doivent découper des ronds, des rectangles, des triangles, selon ce qu’ils veulent obtenir, une tête ou une jambe de bonhomme, le toit d’une maison. Et beaucoup ont des difficultés à diriger la course des ciseaux. Sur le tissu c’est encore plus difficile. Il faut parfois l’aide de l’adulte. Certains enfants tracent préalablement sur le papier un rond au crayon feutre avant de le découper en suivant la ligne, ce qui n’est pas sans problème à leur âge. D’autres découpent directement dans le cœur de la feuille sans l’aide d’un patron. Il faut ensuite positionner sur la feuille, qui sert de support, le produit du découpage et s’astreindre à mettre avec le pinceau un minimum de colle pour que le tableau reste propre. Pour cette activité il y a non seulement éducation du geste mais aussi éducation des sens. Par le toucher l’enfant apprend à reconnaître les différents grains du papier et des tissus, la douceur du papier velours, la fluidité de la soie, la souplesse du tissu par rapport à la fermeté du papier, la chaleur de la fourrure. Il apprend ce que signifie lisse, doux, rêche, râpeux, mou. Il y a une reconnaissance tactile qui s’ajoute à la connaissance visuelle. Et les matériaux employés sont tous de couleurs différentes, soit unis pour le papier, soit imprimés pour le tissu ou le papier journal. Les créations, là encore, sont toutes originales et l’enfant se laisse guider dans ses choix de matières, par l’attirance qu’il a pour une couleur ou pour une consistance. Sa sensibilité est sollicitée et se développe. L’éducation créatrice plastique et l’éducation artistique sont nécessaires au développement de l’intelligence et de l’affectivité de l’enfant et participent à son évolution.
Un peu plus loin un groupe d’élèves fabrique des guirlandes. Les enfants ont à leur disposition des languettes de papier glacé de trois couleurs différentes, jaune, rouge et bleu. Ils doivent coller des anneaux emboîtés les uns dans les autres en respectant l’alternance des couleurs. C’est un exercice qui réclame de l’habileté manuelle et du bon sens pour que les anneaux soient tous à l’endroit et tous de même taille. Et c’est avant tout un exercice mathématique car il faut que la succession des couleurs soit respectée. Après le jaune vient toujours le rouge, puis le bleu et après le bleu vient le jaune. Des leçons sur les alternances de signes ou de couleurs ont précédé cette activité.
Le dernier atelier de ce jour est celui des enfants qui préparent l’objet qui doit être emporté à la maison. Il s’agit d’une carte à gratter en bas de laquelle sera collé un petit calendrier de l’année qui vient. La carte à gratter se présente comme un carton noir que l’on gratte avec un porte-plume muni d’une plume à vaccin pour obtenir des lignes blanches. Dans cette activité il y a, contrairement aux autres ateliers, une économie des sens et de la perception. Il n’y a aucune couleur, sinon le noir et le blanc, et une texture unique et impersonnelle, celle du carton rigide. Tout l’accent est mis sur le trait. Les enfants doivent faire en grattant un dessin libre. Les formes prennent toute leur importance ainsi que la composition. L’emploi d’un outil spécial comme la plume à vaccin nécessite un apprentissage nouveau, car le geste est différent de celui qui permet de dessiner avec, par exemple, des crayons feutre. Avec cet outil il faut appuyer fortement et gratter la carte noire alors qu’avec un crayon ordinaire le geste reste léger. C’est une expérience différente qui pose un problème nouveau. En maternelle on multiplie les expériences, on emploie des outils, des supports, des matières, diversifiés. Les moyens techniques sont multiples. Cela permet un bon développement de la créativité et de la personnalité. L’après-midi, pendant les activités créatrices, l’enfant invente et fait surgir la nouveauté dans un sentiment de plaisir en développant son imaginaire. C’est aussi un moment privilégié pour les acquisitions et les apprentissages.
Je viens de remettre aux enfants le cadeau qu’ils ont préparé pour la fête des parents. Il s’agit d’une grande carte décorée avec des encres, à l’intérieur de laquelle un joli poème appris par cœur est imprimé. Je leur dis : « Voilà le cadeau d’amour que vous avez à offrir. » Quelques enfants se mettent à ricaner. Je demande étonnée :
– Ai-je dit quelque chose de drôle ?
– Tu as dit amour, comme des amoureux, me répond Léo.
D’autres enfants ricanent. Le mot amoureux les trouble. Qu’imaginent-ils ? Je trouve assez regrettable qu’à cinq ans le mot amour vous gêne au point qu’on se mette à ricaner. Très sérieusement j’explique : « Bien sûr que j’ai dit amour. Il y a de l’amour entre vous et vos parents. Votre maman vous aime d’un grand amour parce que vous êtes son enfant et vous aimez votre maman avec amour. Votre père a de l’amour pour vous et vous avez de l’amour pour votre père. Et les parents s’aiment également. Et lorsque vous serez grands vous vous marierez et il y aura de l’amour entre vous et votre conjoint. Il y a plusieurs noms pour l’amour, plusieurs façons d’aimer. Il y a l’amour maternel d’une mère pour son enfant, l’amour paternel d’un père pour son enfant, l’amour filial d’un petit pour ses parents et l’amour des amoureux qui veulent se marier après s’être choisis. » Les enfants m’ont écoutée avec un grand sérieux dans un silence étonnant. J’ai le sentiment d’avoir prononcé des paroles qui sont pour eux d’une grande importance, d’un grand intérêt. Je suis étonnée. C’est vrai qu’ils sont à un âge où les relations affectives occupent une place primordiale dans leur vie, mais doivent-ils être gênés par les sentiments amoureux au point de ricaner du mot « amour »? Expriment-ils leur propre gêne ou celle que leur transmettent leurs parents, ou les scènes entrevues à la télévision? J’essaie quant à moi de les débarrasser de ce qui pourrait être parfois un début de culpabilisation sur les sentiments. Mais de sexe, précisément, je ne leur parle jamais sans raison et la première. Il convient de ménager leur sensibilité. J’accepte de répondre aux questions éventuelles des élèves, sans gêne et avec calme et précision mais je me garde de faire en groupe de vraies leçons d’initiation sexuelle. Il me semble que ces questions sont si brûlantes pour les petits qu’ils ressentent plus que les adultes ce qu’elles ont de strictement intime. Beaucoup d’enfants ont une très grande pudeur et il n’est pas bon de devancer leur désir de connaissance sur ce sujet. Quant à moi, à l’école, je mets occasionnellement en lumière la noblesse des sentiment amoureux. Je raconte des histoires de princes épris de belles princesses qui, après mille incertitudes, épreuves et combats, ont enfin la joie de serrer leur belle contre leur cœur.
« Et alors, dis-je, il la prit dans ses bras et il l’embrassa avec passion. Il lui embrassa le front, les joues, le menton, le bout du nez, et elle était si heureuse qu’elle lui disait : « je t’aime. » et lui aussi lui disait : « Je t’aime, mon amour et nous nous marierons dès demain. »
Les enfants en entendant ces passages sont pris d’une si grande joie et d’une si grande émotion, après qu’ils aient tremblé pour les deux héros, qu’ils se mettent à battre des mains et à rire et qu’ils attrapent par le cou leur voisin immédiat qu’il soit fille ou garçon et entrant dans l’action, comme s’ils s’identifiaient au prince ou à la princesse se mettent à lui dire : « chéri, chéri, » en riant de plaisir. Ces scènes d’amour que je décris ainsi avec une voix palpitante et avec beaucoup d’humour pour une grande émotion, cependant bien canalisée, ne leur causent alors aucune gêne et aucun trouble, mais bien un grand bonheur. Et je peux lire, dans leurs yeux brillants et sur leurs frimousses émerveillées, quelle importance ils attachent à l’amour et combien cela touche à leur identité même. Nous, adultes, gardons-nous bien de plaisanter devant un enfant au sujet de problèmes affectifs ou sentimentaux. Gardons-nous bien de tourner en dérision tout ce qui touche à l’intimité. Évitons de dévaloriser les sentiments amoureux, ou de faire croire qu’il y a de la laideur dans la sexualité. Bien au contraire montrons un front tranquille et soyons prêts à répondre aux questions de l’enfant sans jamais les devancer. Exaltons les visages de l’amour, montrons-en la noblesse. L’enfant qui grandit en ayant intériorisé une haute opinion de l’amour a plus de chance, devenu adulte, de nouer des relations affectives stables et fructueuses avec ses partenaires que celui qui s’est fait de l’amour une idée étriquée au point qu’il ricane en voyant s’embrasser des amoureux.
Lorsque le silence est revenu et a fait son nid, lorsque enfin tous les yeux me regardent et que les enfants attentifs sont prêts à continuer la leçon, je prends avec calme et lenteur mon épais carnet de poésies aux fiches nombreuses et je l’ouvre presque avec solennité.
– Mes enfants, dis-je, je vais vous lire un poème d’un auteur que vous connaissez déjà, un poème de Maurice Carême.
– Ah oui ! Le silence des pommiers, s’écrie Violette. »
– C’est cela, dis-je, nous avons appris de cet auteur une récitation dont le premier vers est : « Sur le silence des pommiers... »
– « Sur le silence des pommiers les oiseaux de neige se posent. », cite Emmanuel.
– C’est cela, dis-je, et aujourd’hui...
Mais je ne peux empêcher la classe de reprendre en chœur, spontanément, le poème déjà connu, ce poème qu’ils aiment et ont plaisir à redire.
– « Sur le silence des pommiers
Les oiseaux de neige se posent
Le ciel d’hiver est plein de roses
Le ciel d’hiver est un rosier
Plein de petits soleils bouclés
Autour des bois et des vergers
Qui doucement vont s’enneiger
Les pas légers des écoliers
Laisseront des empreintes bleues
Les pas d’enfants qui s’émerveillent
D’être les premiers à marquer
D’étranges signes les sentiers
Que mille pattes de corneilles
De toutes parts vont étoiler. »
– Très bien, dis-je, lorsque le silence de la classe est revenu. Eh bien, aujourd’hui je vais vous lire un autre poème écrit par ce même auteur. Celui-ci ne parle pas de l’hiver, il parle de deux petits éléphants. »
– Ouais! des éléphants, s’écrit Pascal, enthousiaste pour je ne sais quelle raison.
– Je laisse quelques secondes le silence et l’attention faire à nouveau leur nid et je lis :
C’était deux petits éléphants
Deux petits éléphants tout blancs
Lorsqu’ils mangeaient de la tomate
Ils devenaient écarlates
Dégustaient-ils un peu d’oseille
On les retrouvait vert bouteille
Suçaient-ils une mirabelle
Ils passaient au jaune de miel
On leur donnait alors du lait
Ils redevenaient d’un blanc frais. »
Je marque une pause et je lève les yeux vers la classe.
– Qu’avez-vous compris, que nous dit Maurice Carême dans ces quelques vers ?
Les propositions fusent :
– Il y a des éléphants.
– Des éléphants verts.
– Non ils sont blancs.
– Il y a une bouteille.
– Ils mangent des tomates.
– Et des mirabelles.
– Ils ont des oreilles.
– Ils mangent du miel.
– On les met dans des bouteilles.
J’essaie de créer un peu d’ordre dans la somme de ces assertions, parfois correctes et parfois fausses.
– Voyons, dis-je, au début du poème qu’avons nous ?
– Des éléphants.
Je demande :
– Combien ?
– Deux, répondent plusieurs enfants.
Je demande à nouveau :
– De quelle couleur sont-ils ?
– Tout blancs.
– C’est cela, dis-je, « C’était deux petits éléphants, Deux petits éléphants tout blancs. » Et ensuite que leur arrive-t-il ?
– Ils mangent.
– Que mangent-ils?
Il y a plusieurs propositions, c’est un peu confus car les enfants parlent en même temps, finalement Corinne dit :
– Du lait.
– Pas tout de suite, dis-je, ils ne boivent pas de lait tout de suite. D’abord ils mangent quelque chose de rouge, une crudité que vous connaissez bien.
– De la tomate.
– C’est cela, ils mangent de la tomate, et alors que leur arrive-t-il ?
– Ils éclatent, dit Olivier.
Je me récrie :
– Ils éclatent ? Oh non, sûrement pas, mais ils deviennent écarlates, écarlate, que veut dire écarlate ?
Silence, personne ne sait.
– Personne ne le sait ? Écarlate signifie rouge vif. Voulez-vous que nous cherchions le sens exact de ce mot dans le dictionnaire?
– Oui, oui.
Mouloud se lève et spontanément va chercher le dictionnaire sur le bureau pour me l’apporter. Je cherche tout haut et je lis la définition du dictionnaire : « Écarlate, couleur d’un rouge éclatant. » J’explique : « Il s’agit d’un rouge, très rouge, très vif, plein d’éclat. »
La classe reprend :
– C’est rouge, les petits éléphants ils deviennent rouges.
– Mais pourquoi deviennent-ils rouges ? dis-je
Quelques élèves ont compris. Ils répondent :
– Parce qu’ils ont mangé des tomates.
– Mais pourquoi rouge ?
– Parce que la tomate c’est rouge, répondent-ils.
J’insiste :
– Et alors?
– Ils prennent la couleur de la tomate, dit Emmanuel, parce qu’ils en ont mangé. Ils prennent la couleur de ce qu’ils mangent.
Je suis enchantée d’une si bonne réponse, prouvant l’éveil de mon petit élève. Je reprends:
– Très bien, c’est exactement cela, ils prennent la couleur de ce qu’ils mangent. Et Maurice Carême nous dit qu’après avoir mangé de la tomate ils dégustent autre chose. Que signifie déguster?
– Ca veut dire qu’on mange.
– Oui, dis je mais que l’on mange de quelle façon ?
– On sait pas, t’as qu’à chercher dans le dictionnaire.
Je constate combien leur plaît toujours l’usage du dictionnaire tel que nous le pratiquons en classe et j’entreprends de chercher tout haut comme je le fais habituellement. Enfin je lis la définition qui nous intéresse : « Déguster : boire ou manger avec un grand plaisir, savourer. »
– Ils sont contents de manger, résume Zorah.
– En effet, dis-je, ils sont très heureux de manger quelque chose d’excellent, ils dégustent, ils savourent.
Je prends un air gourmand comme si moi aussi je goûtais un bon plat et je répète les deux mots nouveaux :
– Ah, ces petits éléphants, comme ils dégustent, comme ils savourent, mais que dégustent-ils ?
– Des oreilles, dit un enfant qui a de la mémoire mais ne connaît pas le mot nouveau pour lui, mot qui se révèle être inconnu de tous.
Tous croient que les éléphants ont mangé des oreilles. Je me récrie :
– Pas du tout, ce qu’ils dégustent c’est un peu d’oseille. Quelqu’un a-t-il déjà mangé de l’oseille ?
– Moi, moi, moi.
A les entendre ils ont tous mangé de l’oseille, seulement personne ne sait ce que c’est. J’interroge :
– A quoi cela ressemble-t-il ?
– A des oreilles, répond Clément.
– Non, non, non, dis-je, il ne s’agit pas du tout d’oreille, il s’agit d’oseille, et l’oseille c’est... c’est... une plante qui est verte et qui se mange soit en salade, soit cuite.
– Alors les éléphants ils deviennent verts, dit Emmanuel.
– Exactement, dis-je, ils deviennent vert bouteille.
– Pourquoi ils sont dans une bouteille ? demande Amélie.
– Ils ne sont pas dans une bouteille. Il ne s’agit que d’une couleur. Ils sont verts comme certaines bouteilles. C’est une comparaison. Vous avez sûrement déjà vu des bouteilles de verre vertes.
– Ouais ! dit Hugo, les bouteilles de bière. Mon père il boit de la bière.
– Le mien il boit du vin, reprend son voisin.
Je reprends vite, avant que chacun ne m’énumère ce que boit toute sa famille :
– Certaines bouteilles sont vertes et les éléphants quand ils mangent de l’oseille verte deviennent de la même couleur qu’une bouteille verte.
– Ouais, ils deviennent vert bouteille, quoi, conclut Emmanuel.
– Voilà, dis-je, et ensuite que mangent-ils ?
Plus personne ne sait la suite, j’entreprends donc une relecture du poème et je repose la question;
– Une mirabelle, disent-ils tous en chœur.
Je demande :
– Comment la mangent-ils ?
– Ils la sucent dit Clara.
– Et qu’est-ce qu’une mirabelle ? dis-je.
– C’est un fruit, dit Clara, elle en achète chez l’épicier, ma maman.
– Quelle forme et quelle couleur a ce fruit, dis-je ?
– Jaune, tout rond.
Je reprends :
– Les mirabelles sont une variété de prunes, ce sont de petites prunes jaunes.
– Après ils mangent du miel, dit Laurent .
– Eh non, eh non, dis-je, ils ne mangent jamais de miel dans ce poème. C’est encore une fois une comparaison de couleur. Maurice Carême dit qu’après avoir sucé une mirabelle les éléphants passent au jaune de miel, jaune de miel.
– C’est pareil que tout à l’heure avec la bouteille, dit Lassana.
J’interroge :
– Que veux-tu dire?
– Le miel c’est jaune.
J’insiste pour lui faire préciser sa pensée :
– Et les éléphants ?
– Ils deviennent jaunes.
– C’est cela, dis-je, ils deviennent de la couleur du miel. Ils deviennent jaune de miel.
– C’est parce que la mirabelle aussi, c’est jaune de miel, dit Clara.
– Bravo, Clara, judicieuse remarque. Les petits éléphants qui prennent la couleur de ce qu’ils mangent deviennent comme la mirabelle qui est jaune de miel. Et ensuite que leur arrive-t-il ?
– Ils boivent du lait disent les enfants ensemble.
– Et ?
– Et ils redeviennent blancs, parce que le lait c’est blanc.
– Très bien, dis-je pour conclure, je crois que vous avez tout compris.
A la fin de cet exercice d’explication de texte les enfants commencent à s’agiter. Ils ont besoin d’un peu de détente après avoir été longtemps attentifs. Je laisse « courir un peu », puis je tape dans mes mains un air rythmé et spontanément ils m’accompagnent. Avec lenteur je pose mes mains sur mes genoux. Ils m’imitent et c’est le silence. J’explique : « Je vais vous relire ce poème de Maurice Carême et vous allez écouter attentivement pour être certain de bien le comprendre, puis, demain nous commencerons à l’apprendre ensemble par cœur. »
On voit bien lorsque l’on procède avec des enfants de cinq ans à une leçon d’explication de texte qu’ils possèdent un vocabulaire très limité. Je me suis souvent demandé ce qu’ils pouvaient comprendre d’une conversation à bâton rompu entre adultes. Ce doit être souvent assez fantaisiste, imaginaire et humoristique. Lorsqu’un mot est inconnu, l’enfant lui accorde le sens d’un mot qui phonétiquement lui est voisin. De l’oseille devient des oreilles, le chèvrefeuille est pour lui une chèvre sur un arbre, un cargo est assimilé à un escargot et salsifis prend le sens de ça suffit. C’est pourquoi à l’école maternelle les leçons de langage et d’explication de textes sont nombreuses. C’est également une des raisons pour lesquelles on apprend par cœur un si grand nombre de textes, phrases parlées ou chantées. Il s’agit d’enrichir le plus possible le vocabulaire des élèves, de leur apporter la connaissance d’une foule de mots nouveaux. D’autre part sur le plan grammatical la syntaxe qu’emploient les petits n’est pas encore ajustée à celle des adultes. La forme négative est mal employée : « j’ai pas vu, pour - je n’ai pas vu -, Muriel a pas écouté pour - Muriel n’a pas écouté -. » La forme interrogative est peu fréquente et souvent conçue à l’italienne : « Elle est là Muriel ?, pour – est-elle là Muriel ? - ou - est-ce qu’elle est là Muriel ? -. » Le subjonctif est pour eux une énigme et l’usage des pronoms est incertain. En apprenant beaucoup de poèmes et de récitations et également de chansons l’enfant intériorise à la fois une somme importante de mots et un grand nombre de tournures de phrases correctes, voire élégantes. La langue française est une langue ô combien riche mais ô combien difficile et c’est à l’école maternelle que l’on commence à en avoir la maîtrise.
L’étude de poésie est certainement un des moments les plus intellectuels du travail de classe. Pour ma part je ne choisis pour être étudiées que des poésies accessibles à l’affectivité des enfants et qui ne dépassent pas leur compréhension enfantine, si l’on excepte la part d’incertitude et de mystère que l’agencement des mots et des idées confère à toute poésie. Ainsi nous avons travaillé des textes de Guillaume Appolinaire, Robert Desnos, Federico Garcia Lorca, Francis Carco, Paul Fort, Francis Jammes, Jules Supervielle, Arthur Rimbaud....et bien d’autres auteurs. Il n’est pas toujours facile de trouver parmi l’œuvre de ces grands écrivains des poésies qui répondent à la sensibilité des enfants. Mais en parcourant des recueils de poésie on arrive toujours à dénicher des textes naïfs et magnifiques qui pourront former le goût des petits pour la littérature et les enrichir sur le plan intellectuel. Naturellement, en apprenant une poésie les élèves apprennent aussi le nom de l’auteur dont souvent je dis quelques mots pour le rendre familier. Le poème n’est pas un texte surgi d’on ne sait où et sans paternité. Parce que les auteurs sont des hommes et des femmes qui ont vécu et écrit, j’incite mes enfants à penser qu’eux aussi un jour, s’ils en ont le goût ils pourront composer textes ou récitations. Je leur demande :
– Est-ce que quelques uns d’entre vous, les enfants, aimeraient écrire plus tard de belles pages comme monsieur Verlaine?
Certains répondent :
– Ah non, pas moi, c’est dur.
D’autres :
– Moi je serai pompier comme Papa.
Et d’autres:
– Oui, moi, j’en ferai plein, plein, plein des poèmes.
Au cours de la leçon de récitation les élèves vont être également amenés à développer leur mémoire, et cela par des exercices systématiques de répétition de la phrase, du vers, de la strophe, du poème entier.
– Les enfants, dis-je, nous allons apprendre cette poésie de Boris Vian que nous avons expliquée ensemble hier et que viens de vous lire. Vous allez répéter après moi. Mais il faut m’écouter d’abord et ne répéter que lorsque je vous ferai signe. Allons-y. « Les escargots la larme aux yeux silencieux rentrent chez eux. » – A vous. La classe répète. Encore une fois.
Les enfants répètent à nouveau. Je continue :
– « Les salsifis tout déconfits au riz confient tous leurs soucis. »
– A vous... encore une fois... »
Puis nous reprenons depuis le début et répétons les quatre premiers vers et ainsi de suite. Et en apprenant nous apprenons à apprendre. Plus tard, en primaire il sera utile d’avoir acquis les techniques qui permettent de savoir un texte par cœur et d’avoir l’habitude d’employer ces techniques. D’autre part nous apprenons un grand nombre de récitations et aussi de chansons et également de comptines, et la mémoire se développe en travaillant sans cesse, en s’exerçant tous les jours. Apprendre tant de textes dont certains sont faciles mais d’autres beaucoup plus exigeants, dont certains sont courts mais d’autres très longs, dont tous sont différents dans leur conception et dans leur genre sollicite et développe prodigieusement le « muscle mémoire ». Alors on apprend, et on apprend et on engrange. Les parents en début d’année en sont époustouflés. « Qu’est-ce qu’ils en savent ! disent-ils, qu’est-ce que vous leur en apprenez ! »
Mais les enfants ne sont pas débordés. Ils savent par cœur et très bien la plupart des textes appris. Car tous les jours nous prenons plaisir à réciter et à chanter et ces leçons parfois longues ne les lassent pas. Ils sont extrêmement heureux de se sentir possesseurs de tant de richesses. Cela les valorise. Et ils aiment ces poésies, ces comptines, ces chansons, drôles, cocasses, émouvantes, nostalgiques... Ils les possèdent. Ils peuvent les répéter à tout moment pour jouer avec leurs amis, avec leurs poupées, pour se faire admirer de leur famille, pour faire plaisir à leurs parents. Ils ont l’impression, ce qui est vrai, d’être très riches et très savants. Et pour leur âge leurs connaissances sont très grandes. Mais la leçon de récitation est aussi une leçon d’expression verbale. Car ces poésies ne sont pas seulement dites en groupe mais aussi individuellement. Un enfant demande à venir, à mon côté, réciter seul devant le groupe classe. Une poésie c’est une source d’émotion ou d’humour, une page de vie et de rêve et bien entendu il n’est pas question de réciter comme un petit moulin à parole des mots à la suite les uns des autres, sans penser à ce que l’on dit. L’intelligence du texte a été intériorisée avec le texte lui-même et le ton de la récitation doit restituer l’esprit qui se dégage du poème. Certains mots sont mis en valeur, il y a des pauses, des rythmes, un ton à donner, une ponctuation à respecter. On doit se montrer gai ou triste ou sibyllin ou émerveillé. En fait c’est tout simplement un exercice de diction. Lorsque un petit vient réciter tout seul devant le groupe classe cela développe en lui bien des qualités. Et cela lui apprend à s’exprimer devant les autres, à ne pas avoir peur du regard d’autrui. Certains élèves y réussissent très bien. D’autres plus timides ou ayant plus de mal à mémoriser y réussissent moins bien en début d’année. Ils ont besoin des encouragements de la maîtresse et de la classe. L’ambiance est à l’amitié, à la solidarité et même à la tendresse rassurante. Les enfants et moi-même aidons fraternellement le petit camarade qui a plus de mal à s’exprimer. Les copains lui soufflent les mots et moi-même si je vois qu’il se sent un peu démuni devant le groupe je l’entoure de mon bras protecteur pour lui donner confiance en soi et lui communiquer ma force. Il est encouragé et, lorsqu’il a terminé, il est félicité par tous. Il apprend ainsi à vaincre sa timidité. Et plus tard, dans l’année il gagnera de l’assurance et fera de grands progrès dans l’art de s’exprimer. Et le groupe aura appris à être indulgent à ne pas se moquer ou éprouver de la jalousie et toujours une ambiance fraternelle et encourageante faite d’entraide et de bons sentiments.
Évidemment, afin que ces richesses soient conservées, chaque enfant possède un cahier de récitation. Sur une page je colle la photocopie du texte de la poésie récemment apprise et sur la page qui lui fait face les enfants doivent concevoir une illustration de ce texte. C’est un exercice de dessin mais aussi un exercice qui demande de la réflexion, de la mémoire et de l’imagination. Car il ne s’agit pas de dessiner tout ce qui vous passe par la tête comme en dessin libre mais d’illustrer un texte choisi. Pendant le premier trimestre, avant que les enfants ne passent à cette mise en image de l’écrit, nous nous réunissons et nous avons une discussion pour déterminer quels sont les éléments qui sont susceptibles de faire partie de cette illustration. Ces éléments seront différents naturellement selon que tel ou tel enfant décidera d’illustrer telle ou telle partie du texte. Aucun dessin ne sera semblable sur aucun cahier. Je demande aux élèves que chacun fasse marcher sa propre sensibilité, sa propre imagination, sa propre approche affective de la poésie et personne ne doit puiser des idées sur les cahiers voisins. Le seul modèle est le poème lui-même qui doit nous inspirer et que nous redisons pour nous en imprégner. Lorsqu’une poésie est très aimée cet exercice d’illustration sur leur joli cahier passionne les enfants et ils y prennent un intérêt si grand qu’ils mettent dans ce travail une attention et un esprit supérieurs à leur âge. Je pense à ce jour où, après que nous ayons redit ensemble un très joli poème très apprécié de la classe, j’envoyais les enfants dessiner, chacun avec son cahier ouvert à la bonne page et à l’endroit, ce qui est aussi à apprendre. Ils se mirent aussitôt au travail et moi, comme j’ai coutume de le faire, je passais entre les groupes de tables, me penchant sur les travaux pour un encouragement, une question, afin d’aider l’élève à aller au bout de sa réflexion et de soutenir son intérêt en lui montrant le mien propre. Souvent je ne dis rien, me contentant d’un regard entendu, d’un air de dire: « C’est bien, c’est très bien, continue. » Mais parfois je pose une question ou je dis: « Ah il est beau ton lapin. » ou « Quel ravissant petit pont. » Mais ce jour-là, tout à coup, alors que j’allais ainsi de l’un à l’autre, en essayant de n’oublier personne, il me sembla que quelque chose était bizarre dans cette classe. Et je ne discernais pas immédiatement quoi. Alors je relevais la tête et à ce moment je compris. Ce qui était bizarre, c’était le silence. Habituellement une classe de maternelle, c’est un essaim, une ruche, c’est bruyant. On parle, on rit, on s’agite toujours un peu, même lorsque l’on travaille bien, et cela n’a rien d’illégal. Ce jour-là, cependant, alors que nous illustrions cette poésie aimée, le silence était total. Pas un enfant ne parlait. Tout le monde était complètement absorbé, concentré sur sa feuille, complètement pris par la passion de faire l’illustration la plus belle, la plus digne de l’auteur. Tant d’application chez des enfants si petits ! Je me sentis devenir modeste et admirative. Impressionnée je me dis: « Mais où est-on ici ? Est-on à la faculté ou quoi ? » Et je continuais mon petit tour d’élève en élève mais avec plus d’humilité et de discrétion car c’était moi aujourd’hui qui me montrais la plus bruyante. Évidemment ce cahier c’était un trésor, rempli de textes magnifiques mais aussi d’illustrations artistiques qui étaient souvent vraiment très belles elles aussi, un trésor que l’on montrait à sa famille, que l’on garderait, que l’on emporterait en fin d’année. Le jour du grand silence nous travaillâmes jusqu’à la récréation, mais en rentrant de la cour nous fîmes une séance d’admiration qui nous causa une réelle joie, qui fut une belle récompense pour nos efforts. Nous regardâmes tous les dessins, toutes les illustrations, mais non pas pour une critique ou une lecture d’images. Non, simplement pour une séance d’admiration. A chaque nouveau cahier nous nous exclamâmes avec sincérité que c’était beau, que c’était magnifique, que c’était intelligent. Et nous nous sentions tout ragaillardis devant tant de richesses et fiers au plus haut point car personne ne fut oublié dans le concert des louanges. C’était un exercice vivifiant qui nous mit le cœur en fête et l’humeur allègre.
C’est habituellement la maman de Romain qui vient chercher son fils à la sortie de la classe, mais un soir un homme que je ne connais pas, que je n’ai jamais vu, vient pour emmener l’enfant. Je retiens le petit par la main.
– Qui êtes-vous, monsieur ?
– Je suis son père.
Je me penche vers l’enfant.
– Qui est le monsieur, Romain?
– C’est Matthieu, répond Romain.
– Matthieu? Et qui est Matthieu ?
– C’est lui.
– Et qui est-ce ? C’est ton père ?
Romain a un vague hochement de tête.
– Excusez-moi, monsieur, pourriez-vous me présenter une carte d’identité ?
– Je n’en ai pas sur moi, s’impatiente le monsieur qui semble assez mécontent.
– Ce n’est pas grave, dis-je, sans doute la maîtresse avec laquelle était votre fils l’an passé vous connaît-elle, ou Madame la Directrice, ou la gardienne de l’école. Nous allons aller demander ensemble.
Je prends Romain par la main et pour ne pas faire attendre ce monsieur, je dirige les autres enfants vers la cour immédiatement. Nous n’avons pas de chance, la maîtresse de l’an dernier est déjà partie et la gardienne de l’école ne reconnaît pas ce monsieur. Il reste Madame la Directrice. Le monsieur est de plus en plus mécontent. Je suis très ennuyée mais je ne veux pas laisser partir l’enfant sans être certaine qu’il s’agit bien du papa. Finalement la directrice reconnaît le père et me donne l’autorisation de laisser partir Romain avec lui. Bien que je n’ai fait que mon devoir le plus strict et le plus élémentaire, je demande au père, par courtoisie, d’excuser ce contretemps. Le père s’en va l’œil sombre, et dix minutes plus tard il revient... pour me disputer. Il se montre avec moi très agressif. Il m’accuse d’avoir des méthodes policières parce que j’ai osé lui demander une pièce d’identité. Il dit que c’est inadmissible et que j’ai gâché la joie qu’il avait de venir chercher son fils à l’école, ce qui est très rare pour lui. Il m’affirme que des personnes comme moi n’ont pas leur place dans l’enseignement et que j’utilise des moyens fascistes. Il se montre d’une telle virulence que j’en suis bouleversée. Je garde apparemment mon calme et mon assurance et je reste aimable. Je lui explique que l’école est responsable de la sécurité des enfants qui lui sont confiés, qu’elle ne connaît pas les problèmes des familles et que les enlèvements d’enfants sont des drames qui peuvent se produire. Je lui explique que lorsque quelqu’un, inconnu de la maîtresse, vient chercher l’enfant il est nécessaire que la famille ait prévenu l’école et que la personne vienne avec une pièce d’identité. Le père continue à avoir des paroles très dures et blessantes pour moi et finit par s’en aller. Naturellement, après avoir dû vivre une telle scène, je ne dors pas de la nuit. Le lendemain la maman de Romain me dit que j’ai très bien agi et qu’elle l’a expliqué à son mari. Elle pense que si je laissais partir son enfant avec quelqu’un dont je ne suis pas sûre cela l’inquiéterait beaucoup. Combien de fois les maîtresses ne se trouvent-elles pas devant ce genre de problème ? Bien sûr les pères ou les grands-mères ou les tantes, ou les amis de la famille qu’on ne connaît pas, ne sont pas toujours aussi virulents que s’est montré le père de Romain, mais combien de reproches injustes l’institutrice ne doit-elle pas accepter tout au long de l’année parce que simplement elle prenait les précautions élémentaires qui étaient de son devoir. Les enlèvements d’enfants existent et la vie moderne qui veut que beaucoup de foyers soient désunis et séparés est un facteur de risque aggravant. Parfois il est nécessaire que l’école soit tenue au courant de certains problèmes. Lorsqu’une mère nous demande de ne laisser partir son enfant avec personne d’autre qu’elle-même parce qu’elle craint, étant divorcée, que son ancienne belle-famille ne lui reprenne son enfant, l’institutrice se montre encore plus attentive. Il arrive également que l’on soit obligé de téléphoner à la mère, chez elle ou sur son lieu de travail, pour savoir si la personne inconnue qui vient chercher l’élève est bien en droit de le faire. Tout cela crée des contretemps désagréables pour tous. Donc si les parents désirent que quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes vienne chercher leur enfant à l’école maternelle, il faut prévenir celle-ci la première fois que cela se produira et dire à la personne concernée qu’elle aura à justifier de son identité. Certains parents, heureusement, comprennent très bien cette prise de précautions. Je me souviens d’un grand-père à qui l’on avait refusé de confier son petit fils et qui en était très heureux. Il nous a remerciés en disant qu’au moins chez nous son petit garçon était en sécurité. La maîtresse écrit sur un cahier le nom des personnes autorisées par la famille à venir chercher l’enfant et elle garde les permissions écrites que lui fournissent les parents pour ces personnes. La personne nouvelle qui vient chercher l’enfant n’aura à se justifier que la première fois. Par la suite l’institutrice saura la reconnaître. Il est injuste de vilipender le personnel de l’école en cas de problème car tout cela n’existe que pour la sécurité et le bien des enfants.
Cela se passe à la banque. Une maman est dans la file d’attente. Sa fille de six ans et la grand-mère de celle-ci sont assises à l’écart. La petite fille se lève et va se promener jusqu’à l’entrée des bureaux. La grand-mère la rappelle. La gamine n’écoute pas et continue son manège. Une dame entre avec un grand chien tenu en laisse. La grand-mère prévient l’enfant de ne pas s’approcher de l’animal mais l’enfant s’en moque et va caresser le chien qui est presque aussi grand qu’elle. La maîtresse du chien est ennuyée. Son animal n’est pas méchant mais personne ne peut prévoir les réactions d’un chien qu’on importune. Elle explique à la grand-mère que sa petite fille ferait mieux de laisser les chiens tranquilles car cela pourrait s’avérer dangereux pour elle. La grand-mère essaie de raisonner l’enfant. Peine perdue. La fillette a fait le tour du chien et lui caresse l’arrière train à rebrousse poil. La mère arrive. Elle prend une grosse voix et intervient : « Je t’ai déjà interdit de toucher aux chiens, arrête tout de suite. » Sa fille ne semble même pas l’entendre. « Je t’ai dit d’arrêter, Sophie, arrête tout de suite. »
Je me dis qu’enfin l’autorité de la mère va avoir raison de l’obstination de la désobéissante. Mais Sophie connaît sa mère, elle continue à caresser le chien et à agacer la bête de plus en plus. Alors la mère capitule. Elle n’ose plus rien dire. Elle laisse faire en déplorant le risque pris par sa fille, qui un jour sûrement se fera mordre. Comment peut-on en arriver à une telle démission devant une toute petite fille de six ans ? Si à cet âge Sophie n’en fait qu’à sa tête, qu’en sera-t-il lorsqu’elle en aura seize ? Voici une enfant en danger. Non seulement il est certain qu’un jour elle se fera mordre par un chien agressif mais la vie lui réserve bien des désagréments. Les enfants doivent apprendre à obéir aux parents. Lorsque le père ou la mère a posé une interdiction il doit faire respecter cette interdiction. Le problème ne se serait, du reste, pas posé si l’enfant avait appris à obéir à ses parents depuis le plus jeune âge. Quand on est petit c’est en apprenant à obéir qu’on apprend à se gouverner soi-même, et qu’on élabore les règles qui permettent la vie en société.
C’est l’heure de la sortie des classes, Jérôme vient de partir avec sa maman. Deux minutes plus tard les voici revenus.
– Excusez-moi, dit la maman, mais il a une petite voiture dans la main qui n’est pas à lui.
– En effet, dis-je, c’est une petite voiture de la classe, rends-la moi, Jérôme, s’il te plaît.
Jérôme refuse de rendre le jouet, Il serre le poing pour ne pas le lâcher. Sa maman le sermonne : « Voyons, Jérôme il faut rendre cette petite voiture, sois gentil s’il te plaît. Tu sais bien que ce n’est pas à toi. Allons Jérôme je t’en prie. Il le faut mon trésor, sois raisonnable. Jérôme, écoute-moi. »
Quant à moi je suis occupée avec d’autres parents et n’ai pas le temps de convaincre Jérôme. D’autre part, en présence de la maman, je considère que le relais est passé et que ce n’est plus moi qui ai autorité sur son garçon mais elle. Un quart d’heure plus tard l’enfant serre toujours le poing sur le jouet. La maman impuissante est désolée. Elle part avec l’enfant en me disant qu’elle me rendra l’objet le lendemain. Il eut suffit, après avoir rappelé à Jérôme les règles du bon fonctionnement de la classe, lui avoir affirmé qu’on ne le dépossédait pas définitivement et que le lendemain il pourrait retrouver ce jouet à l’école, il eut suffit, dis-je, sans se fâcher, ni lui faire aucun mal, de lui reprendre avec autorité le jouet dérobé. Mais les parents de l’enfant se refusent à tout acte d’autorité. Jérôme a appris à n’en faire qu’à sa tête. Il semble qu’il en soit encore à ce que l’on appelle la première adolescence, celle des enfants de deux ans et demi qui disent non à tout. Ce qui fait qu’il met deux mois pour accepter de participer aux activités éducatives de la classe. Son plus grand plaisir est de contrarier l’adulte en toute occasion. Il refuse de faire de la gymnastique, n’a envie que de jouer lorsque c’est le moment de chanter, reste dans la cour lorsque nous revenons en classe, ce qui m’oblige à retourner le chercher, et semble prendre une joie maligne à refuser tout ce qu’on lui propose et à faire systématiquement le contraire de ce qu’on lui demande. Je suis si peu aimable devant cette attitude que petit à petit il apprend à obéir lorsque c’est nécessaire. Je l’encourage lorsqu’il montre enfin de la bonne volonté et il finit par participer à toutes les activités et y prend goût autant que ses camarades.
Ce soir Marie ne veut pas mettre son manteau. C’est un caprice. Sa maman est très ennuyée car ce soir-là, justement, elle est pressée de s’en aller. Mais comment Marie pourrait-elle sortir sans manteau alors que nous sommes en plein hiver et que dehors il neige. Sa maman essaie de la convaincre en lui expliquant la situation. Elle est accroupie à côté de sa fille, presque à genoux. « Voyons ma chérie, il fait froid, tu vois bien qu’il neige. Tu prendrais du mal sans manteau. Il faut mettre ton manteau parce que c’est l’hiver et qu’il fait froid. Le thermomètre indique moins dix degrés. Personne ne peut sortir sans manteau. Tu vois bien que moi j’ai mis mon manteau. Tout le monde a un manteau dehors, sois raisonnable. Ma chérie, je t’en prie. Montre à maman que tu es une grande fille. Mets ton manteau, sinon tu vas prendre froid. Dépêche-toi, chérie, maman est pressée. » C’est interminable. Marie regarde ses pieds. Elle a l’air le plus buté que j’ai jamais vu et est toute crispée dans son refus, physiquement crispée. J’ai envie d’attraper le manteau, de prendre le bras de Marie et de mettre ce bras dans la manche, puis l’autre bras dans l’autre manche et de boutonner le vêtement moi-même, sans violence mais avec autorité. Bien sûr, Marie se mettrait peut-être à se tortiller mais comme je suis plus forte qu’elle, elle serait rapidement vêtue. Je ne le fais évidemment pas car c’est à la maman de faire acte d’autorité. Mais celle-ci s’y refuse. Elle intériorise sa colère légitime et s’efforce de rester calme et de convaincre. Marie est consciente de la colère inexprimée de sa mère et cela doit beaucoup l’inquiéter. Elle provoque et attend le moment ou sa mère va enfin exploser mais rien ne se passe et la crainte sournoise de Marie lui fait du mal et renforce son refus de s’habiller. Cette situation est psychologiquement très néfaste pour la petite fille. C’est une situation angoissante. La mère a tort de ne pas montrer ses sentiments vrais et de ne pas avoir une attitude en rapport avec ces sentiments. Si elle se fâchait, comme elle le devrait devant les provocations de sa fille, celle-ci serait soulagée. On a beaucoup moins peur de ce que l’on voit et expérimente que de ce qu’on essaie de deviner et qui reste caché. Je ne peux hélas pas donner de conseils à cette dame, ils seraient mal reçus. Si elle se refuse à faire acte d’autorité envers sa fille, elle ne s’en prive pas vis à vis du personnel de l’école et se montre souvent peu aimable, voulant imposer ses vues. Finalement une jeune collègue passe qui juge la situation et la trouve intolérable. Elle fait ce que je ne me suis pas permis. Elle va habiller Marie contre son gré. La petite fille résiste à peine et la maman part avec elle, très mécontente que l’on ait osé intervenir dans son système éducatif. Dans la classe, chaque matin Marie refuse toute intégration à toute activité. Elle refuse même de s’asseoir et reste debout, plantée au milieu du groupe assis de ses camarades, empêchant la leçon de commencer. Elle reste là, figée comme une statue de pierre, insensible à mes encouragements à s’asseoir jusqu’au moment où, lassée de sa mauvaise volonté, je la punis en l’isolant quelques instants au fond de la classe, tout en lui montrant ma désapprobation. Après cela elle se montre coopérante et enjouée tout le reste de la journée. Elle travaille avec intérêt et fait preuve d’intelligence. On dirait que se faire punir est pour elle un besoin et qu’elle puise des forces dans la sévérité de l’adulte à son égard. C’est pourquoi je prends soin de la punir le moins possible et le moins longtemps possible car je ne voudrais pas qu’elle instaure avec le fait d’être punie un rapport masochiste. Malheureusement lorsque sa maman apprend que j’ai osé gronder Marie, elle vient me faire de vifs reproches à l’heure de la sortie devant les autres parents et devant sa fille, ce qui complique ma tâche, et ce qui n’est pas sain pour Marie.
Jérôme comme Marie ont besoin d’être confrontés à des adultes forts afin de s’identifier à ces adultes qui leur communiqueront leur force. Il est très perturbateur, lorsque l’on est un tout petit enfant, de penser que sa propre volonté à peine naissante est supérieure à la volonté de l’adulte et que l’on peut faire plier ses parents à ses caprices les plus fous. L’enfant sait bien qu’il ne détient pas les secrets du monde et que, s’il s’obéissait à lui-même, il se mettrait en danger. Il connaît les inquiétantes pulsions qu’il sent parfois naître en lui et qui l’effraient. Le monde extérieur et le monde intérieur, en fonction de son ignorance, peuvent tous deux être perçus comme menaçants. Mais les parents font rempart à ces angoisses lorsqu’ils sont protecteurs et forts. Les parents représentent la sagesse et le savoir dans un monde qui dépasse l’enfant. Or s’ils sont incapables de se faire obéir par un petit enfant et de résister à ses mauvaises pulsions, comment pourraient-ils, pense celui-ci, le protéger contre les dangers du monde et contre lui-même ? De là naît l’angoisse et la fuite en avant de la désobéissance. Plus l’adulte se montre faible, plus l’enfant le provoque à la recherche de ces limites sécurisantes dont le petit a besoin et que l’adulte recule toujours et lui refuse. Bien au contraire un adulte qui sait, non pas pour des vétilles mais lorsque c’est nécessaire, faire montre d’autorité et si besoin est, obliger l’enfant à obéir est un adulte sécurisant. L’enfant pense que ses parents connaissent ce qui est bien, ce qui est mal et ce qui est dangereux, qu’ils connaissent les lois qui permettent la vie et il a besoin que ces adultes soient assez forts pour les faire respecter, même contre sa propre volonté d’enfant. Il sait que ses pulsions, même si elles sont importantes, ses idées saugrenues peuvent le mettre en danger. Mais si ses parents sont capables de faire barrage en cas de besoin et de le préserver contre lui-même, c’est une grande sécurité affective pour lui et cela lui permet un vrai sentiment de liberté. Évidemment l’autorité des parents est indissociable de la tendresse qu’ils portent à l’enfant. Cette autorité ne doit se montrer ni agressive ni violente. Il ne s’agit pas non plus de gronder à tout propos. Il ne faut surtout pas noyer l’enfant dans un flot d’interdictions et le priver ainsi d’autonomie. Loin de moi l’idée d’empêcher un enfant d’avoir des volontés et de penser par lui-même. L’abus d’autorité est aussi dommageable que l’absence d’autorité. Il faut seulement savoir tenir bon lorsque l’intérêt de l’enfant est en jeu ou le bon déroulement de la vie familiale. Il convient de poser des garde-fous solides, indestructibles, qui seront des limites au delà desquelles l’enfant sera empêché de se risquer, pour son bien. Il faut savoir que l’enfant intériorise ces limites, et qu’en le gouvernant on lui apprend à se gouverner. Un homme qui a des limites en lui n’est pas esclave de ses pulsions, il sait résister aux désirs asociaux qui le mettraient en danger. Un homme sans limites est privé de toute liberté. Il ne sait pas plus résister aux autres qu’à lui-même. Il est en danger et il est un danger. Il faut redouter que l’enfant à qui on n’aura jamais su dire non catégoriquement, lorsque c’était nécessaire, à qui on n’aura jamais imposé aucune défense ni limite stricte et positive, ne saura pas, arrivé à l’âge adulte, s’imposer des interdictions. Par contre l’enfant à qui on apprend à se maîtriser pour obéir renforce le pouvoir qu’il a sur lui-même et apprend en même temps à se bien gouverner, à maîtriser ses désirs asociaux et ses pulsions lorsque celles-ci sont un obstacle à sa volonté consciente. Comment, par exemple, va réagir un adolescent qui n’a jamais appris qu’à suivre ses impulsions, qui n’a jamais connu aucune contrainte et qui ne sait rien se refuser à lui-même devant la tentation de se droguer ? Comment réagira-t-il devant le besoin de continuer des études qui, provisoirement ne lui paraissent pas passionnantes et s’avèrent difficiles. Laisser un tout petit enfant en faire à sa tête à tout moment sans jamais rien lui imposer c’est prendre le risque de voir plus tard l’adolescent n’écouter que ses désirs immédiats en toute occasion et ce, bien souvent, à son plus grand détriment.
Dans l’école primaire expérimentale dont nous allons parler les enseignants refusent de s’ingérer en quoi que ce soit dans le vécu des enfants entre eux. C’est pourquoi ils entendent que les élèves assurent eux-mêmes la régulation de leur propre comportement et de celui du groupe. On pratique l’autodiscipline de façon absolue, c’est à dire sans aucune intervention quelle qu’elle soit de la part de l’adulte. Dans la classe de cours préparatoire il y a quelques garçons très turbulents dont un qui est blond, grand, fort et costaud. Il y a également une petite fille fluette, peu développée physiquement pour son âge. Et voilà qu’un jour le gros garçon s’en prend à la petite fille pour la rançonner. Tous les jours il lui réclame des bonbons et, comme la petite fille n’en a pas apportés, il lui donne un grand coup de pied dans les jambes, sur les tibias. La petite fille comprend vite qu’il est inutile de chercher le secours de l’institutrice car, en raison de la politique d’autodiscipline, celle-ci refuse d’intervenir et élude le problème. La fillette se plaint à sa mère qui lui dit : « Défends-toi, résiste, rends le coup de pied, ne cède pas au chantage. » La petite fille courageusement essaie de se défendre mais elle est trop fluette et elle ne fait pas le poids. Le gros garçon lui donne deux fois plus de coups de pied. Elle finit par avoir les tibias complètement bleus du genoux jusqu’à la cheville. On peut compter les marques de coups. L’affaire devient encore plus grave lorsque le garçon se met à pousser tous les jours la fillette dans l’escalier. Il dévale les marches en courant et l’envoie promener. La maman inquiète dit à sa fille : « Accroche-toi à la rampe. » Finalement la maman , comme la situation perdure, va trouver l’institutrice pour lui parler des problèmes de sa fille. L’enseignante se met à rire et déclare : « Ce petit garçon est très mignon .» Elle ne fait ni ne dit rien pour ne pas perturber la politique d’autodiscipline. Et la petite fille continue jusqu’à la fin de l’année à recevoir des coups de pied et à s’accrocher à la rampe. L’année suivante le père de la fillette convainc la maman, grande adepte de l’école laïque, d’inscrire l’enfant dans une école privée du quartier, une école de bonne renommée où l’on assure l’éducation des élèves de façon classique. La vie de la petite fille en est grandement améliorée. Cette nouvelle école, sympathique, devient pour elle un nouveau foyer, elle s’y plaît énormément. La discipline n’est nullement contraignante mais elle est assurée de façon à être éducative par des institutrices attentives et dévouées. On a dit beaucoup de bien de l’autodiscipline. Mais si l’adulte refuse absolument d’intervenir, c’est dans une communauté d’enfants, malheureusement, souvent le moyen pour les plus forts de dominer les autres, d’assurer leur loi sur les plus faibles. Cela se fait de façon sournoise, car comme ils savent qu’ils ne recevront aucune aide de l’adulte mais qu’ils pourront, s’ils se plaignent, encourir des représailles de la part de leurs camarades, les enfants qui sont devenus des boucs émissaires n’osent pas parler de leur problème et continuent à se faire agresser ou rançonner. Les enseignants qui refusent toute ingérence dans la vie du groupe ont bonne conscience car ils ne savent même pas ce qui se passe dans leur classe. Il me semble évident que l’élève qui est brimé doit pouvoir en référer à l’adulte et obtenir son appui. D’autre part, il est très facile de laisser se développer les mauvais penchants et ce n’est pas un bon service à rendre aux enfants ni à la société que de leur laisser croire qu’il n’existe qu’une loi, celle du plus fort ou celle du plus malin. Et puis quelle angoisse pour les enfants fragiles de n’être protégés par rien. Même nous, les adultes, cela ne nous arrive pas. Nous avons mis en place des institutions qui se chargent de préserver l’ordre. Quelle que soit l’attitude de l’adulte elle ne peut être neutre, car ne pas sanctionner une mauvaise action c’est inciter l’élève à la réitérer. Dans toute mauvaise action il y a un plaisir trouvé. La sanction, même si elle n’est que verbale, apporte son contrepoids de déplaisir. La refuser alors qu’elle est justifiée c’est se dérober à son devoir d’adulte, c’est à dire d’éducateur. Et c’est laisser toute la place aux mauvais instincts et les renforcer. Que l’adulte n’intervienne pas dans les problèmes minimes ou sans gravité, c’est bien, c’est même nécessaire. Cela apprend aux enfants à compter sur eux-mêmes, à se défendre et à se débrouiller seuls. Mais que l’adulte refuse d’intervenir dans les cas angoissants ou dangereux c’est déplorable, c’est tuer l’idée de justice et de liberté. Et je ne parle pas ici, évidemment des drames qui peuvent se produire dans les plus grandes classes.
Aujourd’hui toute la classe doit aller à la bibliothèque. Je suis un peu inquiète de la façon dont va se passer le trajet. Il faut marcher vingt minutes à travers des petites rues, en traverser plusieurs ainsi qu’un carrefour pour arriver au but. Chaque enfant porte, épinglé sur son manteau, un badge avec l’adresse et le numéro de téléphone de l’école ainsi que ses nom et prénom. Je ne suis pas seule pour accompagner les enfants. Une dame de service et deux mamans sont là pour m’aider à encadrer le groupe. Ce n’est pas la première fois que nous faisons ce trajet, mais si je suis inquiète c’est que les enfants, lorsque nous sommes dans la rue, se tiennent très mal. Beaucoup d’élèves de ma classe ne reçoivent que peu d’éducation dans leur famille. S’il n’y avait l’école certains ignoreraient tout de la politesse et de la discipline. Heureusement que l’enseignant est là pour jouer son rôle d’éducateur. A l’école les enfants finissent par se plier aux désirs du maître qui leur demande un comportement social adapté et positif. Seulement, lorsqu’ils sont en-dehors de l’école, ils ont l’impression d’échapper à cette autorité et recommencent à se comporter de façon infernale. C’est ce qui se passe lorsque nous allons à la bibliothèque. Je suis desservie par le fait que, dès que nous sommes de retour, c’est l’heure de la sortie. Les mamans sont déjà là et nous attendent. Je n’ai donc pas le moyen de sévir contre les plus turbulents qui en ont parfaitement conscience et en profitent. C’est pourquoi, aujourd’hui, au moment de partir, je suis un peu inquiète. Mais je me dis que peut-être quelques consignes strictes suffiront à assurer un calme acceptable. Les enfants aujourd’hui sont extrêmement nerveux, sans doute parce que le temps est à la pluie ou plus probablement parce que certains d’entre eux ont regardé la veille le film à la télévision et se sont couchés beaucoup trop tardivement pour leur âge. Ils font du bruit et se chamaillent. Je rétablis le calme et j’explique comment j’espère que se déroulera le parcours, je donne toutes les consignes pour une bonne tenue dans la rue. J’ai essayé de former les rangs de façon à ce que les plus turbulents ne se trouvent pas groupés mais les enfants sages ne sont pas, hélas, les plus nombreux. Nous partons. Je suis en tête pour guider la colonne et la faire traverser en toute sécurité. Évidemment je tourne le dos et c’est sans doute pourquoi les petits qui n’ont pas de limites suffisantes se sentent vite à l’aise et assurés de pouvoir faire des sottises en toute impunité. La présence des mamans et de la dame de service n’est pas suffisante pour les retenir. Ce trajet vers la bibliothèque est pire que celui des semaines précédentes, il est éprouvant pour les adultes. Je me retourne souvent pour rétablir l’ordre mais l’ordre ne dure pas et les élèves se tiennent de plus en plus mal. Ils poussent des cris, se lâchent la main, se dépassent. Simon, chaque fois que l’on rencontre un passant lui hurle: « Papa ». Plusieurs fois, alors que nous croisons des dames un peu fortes, des gamins se moquent d’elles ouvertement en criant : « La grosse, la grosse. » Eddy et Constant vont appuyer sur les boutons des interphones des immeubles modernes devant lesquels nous passons. Guillaume, Sébastien et Simon crachent sur les vitrines et les lèchent ensuite. Alors que nous sommes arrêtés à un croisement près d’un arbre, les enfants se mettent à en arracher l’écorce. Ils frappent à coup de poing sur les voitures en stationnement. J’ai beau me retourner à tout bout de champ pour intervenir, cela n’arrête pas. A la bibliothèque les turbulents ne suivent aucune des consignes que j’ai données, là non plus et, alors que je suis occupée à enregistrer les livres que les élèves doivent emmener chez eux, je suis souvent obligée de m’interrompre pour aller les empêcher de courir dans tous les sens et de se rouler par terre. Le trajet de retour, malgré la réitération des consignes et la promesse de sanctions, est encore pénible et quant à moi je suis épuisée. Je me promets bien que jamais plus je ne vivrai une sortie pareille. Comme d’habitude les parents nous attendent à notre arrivée à l’école, ce qui m’empêche de reprendre les choses en main. Mais, alors que je vois mes jeunes sans limites partir avec leur maman, très contents d’avoir passé un après-midi très marrant, je projette de leur accorder leur dû le lendemain matin. Si je n’interviens pas, il deviendra impossible de les amener à l’extérieur de l’école. D’autre part la rue, pour des enfants prêts à n’importe quelle sottise, est un lieu qui peut s’avérer dangereux. D’ailleurs grandir en ignorant toute limite est également dangereux. Puisque les moyens ordinaires et les recommandations n’ont pas suffit, je vais donner de la solennité à la punition en faisant intervenir la hiérarchie de l’école. Le lendemain matin lorsque tout le monde est assis devant moi et que le calme s’est installé, au lieu de commencer la première leçon, je prends un ton très officiel et très froid pour dire :
– Les enfants, hier nous avons été à la bibliothèque, or cela s’est très mal passé. Malgré toutes les recommandations que j’avais faites plusieurs enfants se sont très mal tenus.
Et j’énumère les sottises qui ont été commises et le nom des principaux auteurs de ces sottises.
– Les petits enfants dont je viens de parler et qui ont été si impolis hier, levez- vous et venez près du tableau.
Les six enfants concernés se lèvent et viennent près de moi. Ils ne sont pas fiers du tout.
– Je le ferai plus, dit Sébastien.
– Je l’espère bien, mais il me semble que tu avais déjà dit cela la fois précédente et que cela ne t’a pas empêché de te tenir hier de façon fort regrettable. Alors voilà, hier soir, après notre retour, j’ai parlé de ces événement fâcheux à madame la Directrice. Elle était très contrariée et en colère contre vous et... elle vous attend dans son bureau à l’heure de la récréation.
– Si je le fais plus, dit Sébastien inquiet, est-ce que je peux ne pas aller chez la directrice ?
– On le fera plus, affirment les cinq autres.
– Ah non, non, non, dis-je, c’est trop tard pour les promesses. Madame la Directrice vous attend à dix heures. Retournez vous asseoir à présent. »
Les petits sont très inquiets, ils le seront jusqu’à dix heures où là ils se feront sévèrement sermonner par madame la Directrice, autorité suprême de l’école à leurs yeux, qui les gardera dans son bureau une partie de la récréation. La semaine suivante nous sommes retournés à la bibliothèque et tout s’est correctement passé. Les rangs était très bruyants, mais il n’y eut aucun incident. Certains penseront que cette punition différée, les enfants devant attendre une heure le moment de se faire gronder par la directrice, était sévère pour des enfants de cinq ans. Mais que faire d’autre lorsque les moyens habituels ont échoué ? Il y a des enfants qui manquent à ce point de limites qu’il devient difficile de leur en donner. Il est insuffisant pour un enfant de ne recevoir qu’à l’école l’enseignement des règles pour se comporter en société. Cet enseignement c’est d’abord la famille qui doit l’assurer. C’est une lourde tâche pour l’école de faire de la rééducation pour un grand nombre d’enfants à la fois. L’un des petits garçons qui avait été sermonnés par madame la Directrice se tint désormais correctement pendant les trajets vers la bibliothèque, sauf le jour où sa maman nous accompagna. En présence de sa mère il recommença à faire des sottises. Et sa mère ne lui disait rien et le laissait faire. Le malin petit chenapan avait bien conscience qu’en présence d’un de ses parents, et de peur de vexer celui-ci, j’hésiterais à le gronder. Il se conduisait de façon très impolie alors qu’il avait démontré être tout à fait capable d’un bien meilleur comportement. Quels adultes deviendront ces enfants à qui on n’aura pas donné le sens du respect dû aux autres ? Comment se conduiront-ils dans vingt ans ? Deviendront-ils de ces gens asociaux qui font égoïstement tout ce qui leur plaît sans jamais se soucier de savoir quelle nuisance ils causent par leur bruit, leur impolitesse, leur turbulence et leurs exigences ? Apprendre à un enfant à vivre en société ce n’est pas du tout porter atteinte à sa liberté, c’est respecter celle de la société et celle de chaque individu en particulier.
Quelle joie pour les enfants de commencer la journée en chantant. Quel bonheur de libérer son énergie en modulant avec entrain et tous en chœur des refrains entraînants. Il semble que dans notre monde moderne, écrasé d’images et de bruit, l’on ait perdu, nous les adultes, l’habitude de fredonner, comme le faisaient par le passé nos aînés qui connaissaient par chœur des refrains à la mode et les reprenaient gaiement, souvent tout au long de la journée, et même dans la rue avec les chanteurs de rue. Mais à l’école on ne se prive pas de s’exprimer joyeusement par le chant. Pour l’enfant chanter est un besoin naturel. A chaque début de demi journée nous reprenons ensemble des chants appris en classe. Et nous en connaissons, très tôt déjà dans l’année, un grand nombre. Ce répertoire est ludique, à la portée des enfants. Il est plein de bonne humeur, teinté d’humour très souvent. Et c’est « Biquette qui ne veut pas sortir du chou ». C’est « Le vieux cow-boy qui a oublié de mettre ses chaussettes, sa chemise et ses bretelles ». Ou bien l’on dit que « L’on ne verra jamais la baleine bleue avaler sa queue avec une tartine ». Et les « Kangourous vont faire un tour dans le métro ». Et le « Roi du rire est dans la lune et fait du vélo avec un balai. » C’est avec un grand plaisir que les élèves reprennent ces chansons juvéniles qui les font sourire, sans les étonner, car elles rejoignent par leur candeur le monde de l’enfance. Et leur comique attire tous les suffrages. D’autres chansons moins humoristiques sont parfois plus mélodieuses et souvent poétiques. Elles séduisent par leur charme nostalgique et leur mystère. « Si tu es triste prends ma main », chantent les enfants, « Je te montrerai le chemin du pays tout bleu de soleil où les nuits font des étincelles, où les villes sont en cristal ». Et « La feuille qui tombe », chantent-ils encore, « descend lentement, touche le sol en tremblant et rêve à l’abri du vent. » Nous apprenons également un grand nombre de chants du folklore populaire de notre pays, et qui font partie de notre culture et de nos traditions. Cela donne des racines à tous et permet les échanges entre générations, car beaucoup d’adultes connaissent également ces chansons. Et c’est La Mère Michel, Le Roi Dagobert, Cadet-Roussel, Gentil Coquelicot, Il Pleut Bergère et biens d’autres airs, chansons de toujours qui font partie de notre patrimoine mais qui, pour les petits de la maternelle, sont souvent des nouveautés.
Il est nécessaire que la maîtresse aime chanter, que ce soit pour elle un besoin et un plaisir et qu’elle communique ces appétits à ses élèves. Il est nécessaire aussi que la maîtresse chante juste, souhaitable qu’elle ait une belle voix ou qu’elle la cultive. Et quand elle sait jouer d’un instrument, cela apporte beaucoup à la classe. Le chant est source de joie mais à l’école il est aussi apprentissage. Ce n’est pas si simple de chanter ensemble pour trente enfants réunis. Il faut savoir partir ensemble au signal de l’adulte et ne pas chanter plus vite ou plus lentement que l’ensemble des petits camarades. Il faut connaître le chant par cœur et certaines chansons sont parfois longues. Il faut bien sûr chanter juste et pour chaque chanson il y a des exercices pour éduquer la voix et l’oreille afin que toutes les nuances soient bien senties et exprimées. On apprend également à respirer et à respecter le rythme de la mélodie. Ce travail d’éducation musicale et rythmique est un facteur d’équilibre pour les enfants car il est à la fois éducation morale et physique. Il se fait au début de la séance comme une gymnastique de la voix par des exercices variés et répétés qui amusent les enfants. Jouer avec sa voix, la faire monter progressivement, répéter des phrases musicales sur des tons divers, s’exercer à bien articuler, à maîtriser sa respiration, à garder un tempo ou à en changer, tout cela est très ludique bien sûr. Mais ces exercices permettent de prendre conscience et possession de son propre corps et d’en développer les facultés d’expression. Cela développe également l’attention et demande de la concentration puisqu’il faut savoir maîtriser sa voix et être fidèle au rythme et à la tessiture demandés, marquer les nuances avec justesse et prononcer correctement avec une bonne diction. Ainsi, à chaque début de classe, matin ou après-midi, on se met en train en chantant gaiement plusieurs airs connus de tous et souvent, avec joie, on en découvre un nouveau. Dans la classe les enfants chantent assis les mains sur les genoux, pour éviter toute contrainte et garder entier le plaisir de chanter, mais lorsque nous organisons une chorale à deux ou trois classes, nous nous rendons dans la salle de gymnastique, et là, pendant qu’une maîtresse musicienne accompagne les enfants au piano, celle qui les guide leur demande, pour chanter, de se tenir debout, les mains le long du corps. Cet effort est éducation corporelle et cette attitude plus contraignante mais plus propice au chant choral ajoute une note de solennité et valorise l’exercice. En fin d’année les enfants seront heureux de se produire devant leurs parents et fiers d’être applaudis. Chanter ensemble soude le groupe. Cela exige la coopération de tous et cela fait vivre un esprit collectif en vue d’une réussite commune. Chacun participe en communion avec ses camarades et la réussite finale est celle de tous. Ce travail en commun est un travail esthétique qui tend vers le beau. Il y a éducation du goût par l’art de la musique et du chant. Chanter ensemble c’est être solidaire, c’est participer à une même œuvre, c’est se sentir bien ensemble, c’est respirer d’une même voix et partager une même jouissance avec entrain et dynamisme. Chanter ensemble c’est être heureux, c’est marcher en commun vers un même soleil. Et c’est très joyeux. Commencer la journée en chantant c’est préparer son cœur à être de bonne humeur pour plusieurs heures. C’est mettre de la couleur et de la lumière dans sa vie. C’est une démarche optimiste. Et c’est pour cela que c’est important, que c’est indispensable.